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2.2 Les « biais » de raisonnement et la question de la rationalité humaine

2.2.1 La différence entre concret et abstrait

Les connaissances antérieures entrent d’abord en jeu lorsqu’on utilise des habillages de problèmes logiques concrets (connaissances antérieures présentes) ou abstraits (aucune connaissance antérieure). Une tâche de raisonnement est abstraite lorsque les termes sont artificiels et non familiers (Evans, 2002). On considère un habillage comme abstrait lorsqu’on utilise des chiffres ou des lettres (Dominowki, 1995 ; Evans et al., 2007 ; Newstead et al., 2004), des mots inconnus, sans sens particulier, faisant en sorte que la conclusion ne soit ni croyable, ni incroyable (Handley, Newstead & Trippas, 2011 ; Morsanyi & Handley, 2012) ou lorsque les individus n’ont pas de connaissances antérieures à propos de la relation exprimée (De Neys et al., 2005). Travailler sur un problème abstrait demande des capacités de décontextualisation coûteuses en ressources cognitives.

2.2.1.1 Les connaissances antérieures

Dans les années 1970, les chercheurs pensent que l’effet facilitateur des thèmes concrets, réalistes ou familiers est lié au fait que ces versions permettent l’activation plus aisée de contre- exemples, la mémoire jouant un rôle déterminant dans l’effet du contenu (Valiña & Martín, 2016). L’avantage des problèmes réalistes est leur sensation de familiarité qui permet de lever des ambiguïtés liées à la compréhension des prémisses (par exemple « tous les A sont B » peut être aisément interprété comme « tous les B sont aussi A » alors qu’avec des termes familiers, la levée de l’ambigüité est plus aisée) (Van Duyne, 1974). Les connaissances antérieures influencent la plausibilité d’une conditionnelle au travers des modulations sémantiques et pragmatiques des représentations mentales concernant les possibilités alternatives (Byrne, 2016). L’implication des connaissances antérieures peut augmenter la performance de logique formelle en engageant des

24 ressources en mémoire de travail (processus plus lent) (Verschueren, Schaeken & d’Ydewalle, 2005) mais aussi la diminuer via un processus automatique et rapide (biais) (De Neys, 2006).

Rechercher des contre-exemples en se basant sur les connaissances du thème concret peut en effet mener à des biais (De Neys et al., 2005). Par exemple, même s’il est facile à résoudre, il est toujours possible de trouver une condition invalidante pour rejeter un Modus Ponens. Ce processus de recherche de contre-exemples est coûteux en ressources cognitives : face à des inférences conditionnelles, les individus doivent construire et maintenir une représentation mentale des prémisses en mémoire de travail puis activer automatiquement des contre-exemples associés en mémoire à long terme plus ou moins rapidement en fonction de leur saillance (De Neys et al., 2003) ou mettre en place une stratégie de recherche active de contre-exemples (Morsanyi & Handley, 2008). Les ressources en mémoire de travail sont utilisées pour générer ou se souvenir d’un contre-exemple et pour inhiber l’activation de ce contre-exemple lorsqu’il entre en conflit avec la validité logique de l’argument (De Neys et al., 2005). Le raisonnement conditionnel quotidien (contenu familier) est un jeu extrêmement coûteux entre le développement du rappel de contre-exemples et le processus d’inhibition des contre-exemples inappropriés. Les adolescents dont les neurones frontaux sont en cours de myélinisation montrent effectivement des difficultés à inhiber les contre-exemples inadéquats (De Neys & Everaerts, 2008). Finalement, les problèmes concrets familiers ne sont pas si faciles qu’on le pense intuitivement et les individus avec des capacités cognitives importantes seraient plus performants en termes de recherche de contre-exemples même face à ce type de contenu concret (Verschueren et al., 2005). De plus, si les ressources en mémoire de travail sont insuffisantes pour la recherche de contre-exemples, les individus optent pour une stratégie heuristique moins coûteuse comme l’évaluation de la probabilité des prémisses.

Mais l’influence des connaissances antérieures ne s’arrête pas à la génération de contre- exemples. Son impact principal dans le raisonnement syllogistique concerne une catégorie très particulière de problèmes concrets qui a été explorée via la tâche de Wason.

2.2.1.2 Les tâches déontiques

La tâche de sélection de Wason (1966) est un outil d’étude du raisonnement concernant des règles conditionnelles et a été fréquemment utilisée pour tester les différences entre les contenus

25 abstraits et concrets (Evans, 2002). Elle est également l’expérience princeps qui a permis de s’interroger sur la théorie dual-process (Evans, 2016) qui sera abordée dans la partie 2.3. Les consignes de la tâche de sélection donnent une règle conditionnelle de type « si P alors Q » et montrent au participant quatre cartes dont les informations se rapportent à la règle. Chaque carte représente un item qui peut satisfaire ou non la règle : un côté de la carte montre si l’item a la propriété P et l’autre côté montre si l’item a la propriété Q. Le participant peut voir un seul côté de carte à la fois et les côtés montrés initialement montrent les valeurs P, non-P, Q et non-Q. Le participant doit ensuite choisir quelles cartes retourner pour confirmer la règle. La solution est de retourner les cartes P et non-Q. Cependant, très peu d’individus (moins de 10%) arrivent à cette conclusion et retournent la carte P seulement, ou ajoutent la carte Q (Fiddick, Cosmides & Tooby, 2000).

Cette tâche initiale, abstraite, est très difficile à résoudre et demande de se représenter ce qui est faux (Johnson-Laird, 2013). Cependant, lorsqu’un contexte plus réaliste lui est apposé, la majorité des individus arrivent à la résoudre (effet facilitateur). Dans leur tâche du débit de boisson (Griggs & Cox, 1982), les participants s’imaginent être à la place d’un policier qui observe des personnes dans un bar et doivent contrôler certaines choses pour s’assurer que la règle « si une personne boit une bière, alors cette personne doit avoir plus de 19 ans ». Quatre cartes leur sont présentées. D’un côté de la carte se trouve un buveur et de l’autre côté sa boisson. Les cartes sont montrées comme suit : Boit une bière – Boit un soda – 21 ans – 16 ans. Bien que la tâche soit similaire à celle de Wason, 75% des participants la réussissent.

A l’origine, les chercheurs pensent que cet effet facilitateur est lié au caractère concret des éléments présentés. Cependant, le problème de débit de boisson n’est pas seulement un problème plus réaliste. Il implique également une règle sociale et un contexte rendant la recherche des hors- la-loi saillante. En réalité, c’est l’aspect déontique (implication de règles même implicites) qui favorise la performance et pas simplement l’aspect indicatif des problèmes (proposition concrète sur le monde qui peut être vraie ou fausse). Il ne s’agit donc pas de changer simplement le contexte d’abstrait en concret, mais bien d’ajouter une nouvelle dimension. Une règle déontique ne peut pas être vraie ou fausse, elle peut être en vigueur/obéie ou non (Evans, 2005). La stratégie de vérification utilisée dans les contenus descriptifs devient une stratégie de détection des violations potentielles de la règle (Valiña & Martín, 2016). Dans un contexte déontique, la

26 sélection des cartes à retourner se fait en fonction des buts des participants (Manktelow & Over, 1991). En effet, le raisonnement des individus se base sur la représentation des utilités associées par rapport aux acteurs du problème (celui qui fait la loi et la fait respecter vs. celui qui peut suivre cette loi ou la violer par son comportement). La règle « si vous dépensez plus de 100 euros, alors vous pourrez avoir un bon d’achat » ne sera pas vérifiée de la même façon par un client que par un employé du magasin (Bonnefon, 2011). Le raisonnement devient utile et ne se réduit pas au plaisir de raisonner. L’effet déontique peut être fort (prohibition) ou faible (permission) (Beller, 2010). Ainsi, les croyances, les désirs et les intentions des individus en jeu, inférés par les raisonneurs joueraient un rôle fondamental dans la performance de logique formelle. Par exemple, les règles conditionnelles créent une attente sur la vérité ou non des antécédents basée sur la désirabilité des conséquences. La capacité de raisonner logiquement viendrait alors de la compatibilité entre la validité de l’argument et la désirabilité du conséquent (Haigh & Bonnefon, 2015).

L’influence du raisonnement déontique s’observe principalement lorsque les individus doivent détecter un tricheur qui cherche à profiter de la violation de la loi au détriment des autres (Cosmides, Barrett & Tooby, 2010). Si on enlève cette dimension de recherche de tricheur (le fait de jouer un policier), les performances retombent à celle de la tâche neutre initiale (Pollard & Evans, 1987). Le fait de justifier la règle peut améliorer la performance de logique formelle (Dominowki, 1995). Les règles dictant les obligations et les permissions sont très bien comprises par les individus et n’ont pas besoin d’exister réellement ou d’être concrètes (Cosmides & Tooby, 2004 ; Dominowki, 1995 ; Gigerenzer & Hug, 1992). Lorsque le but est de repérer des tricheurs éventuels, la familiarité de la règle n’a aucune influence sur les performances, si bien que l’effet réplicable des habillages concrets se résume à la présence d’un contrat social (Cosmides & Tooby, 1992). Les choix déontiques seraient en effet déterminés par des algorithmes darwiniens concernant les contrats sociaux, menant par exemple à la détection des tricheurs et à leur éviction (Fiddick et al., 2000). Les raisonnements sont rarement désintéressés dans la vie de tous les jours, ils servent tous un but autre que celui d’arriver à une conclusion valide. Le but du module est alors de réduire les risques lors de situations hasardeuses liées aux échanges sociaux. On devrait donc montrer de meilleures performances dans les tâches habillées d’échanges sociaux que dans la tâche de logique pure de Wason. Seulement 5 à 30% des individus donnent la réponse correcte face à des règles descriptives, même si ces règles impliquent des termes de la vie de tous les jours

27 alors qu’ils sont bien plus performants lorsqu’il s’agit d’échanges sociaux (Cosmides & Tooby, 2004). Une autre approche explicative similaire stipule que les individus posséderaient des schémas pragmatiques concernant l’évaluation de la compliance ou de la violation face à une loi (Holyoak & Cheng, 1995). De son côté, la théorie des modèles mentaux initiale ne parvient pas à rendre compte des différences de performances de logique formelle entre les problèmes descriptifs et déontiques. Un ajout de son auteur stipule que les mécanismes sémantiques et pragmatiques seraient modulés en fonction du type de contenu et amèneraient à la construction de modèles alternatifs (Johnson-Laird, 2013). Les enfants de 3-4 ans présentent également cette capacité de raisonnement déontique à détecter les tricheurs (Cummins, 1996). Le système déontique serait acquis à 2-3 ans même si la compréhension des règles morales n’est entière que des années après (Beller, 2010).

En suivant l’approche évolutive, on pourrait s’attendre à ce que des règles à propos de nourriture, de ce qu’il est possible ou non de manger, entraînent également de meilleures performances. La littérature ne rend néanmoins pas compte d’un effet facilitateur des thèmes concrets par rapport aux thèmes abstraits (Manktelow & Evans, 1979 ; Yachanin & Tweney, 1982) ou faiblement (Dominowski, 1995). Cependant, le type de règle « si vous mangez de la viande, alors vous devez manger un légume » ou « si vous mangez des pâtes, alors vous ne buvez pas de champagne » choisi dans ces recherches est assez éloigné des considérations évolutives.

Les contenus réalistes notamment déontiques entraînent de meilleures performances de logique formelle mais s’exposent également davantage aux biais de croyance.