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Le dialogue interreligieux vu par les membres du comité

5 Volet organisationnel de l’activité

5.2 Le dialogue interreligieux vu par les membres du comité

est impératif d’éclairer les positions idéologiques des différents organisateurs présents à la table. Nous reprendrons les travaux de Basset pour illustrer les divergences et les convergences en ce qui a trait à la définition du dialogue interreligieux, ses fondements, ses visées, son style et les différents enjeux qu’il mobilise.

5.2.1 Définition

Nous avions vu, dans le chapitre I, la définition du dialogue interreligieux proposée par Jean-Claude Basset, soit un « échange de paroles et écoute réciproque engageant sur un pied d’égalité des croyants de différentes traditions religieuses ». Nous y avions décelé quatre principaux éléments qui caractérisent un tel dialogue : la rencontre entre croyants, l’échange de paroles, la réciprocité et la présence de l’altérité. Deux de ces éléments seront remis en question par la majorité des personnes interrogées : la dimension religieuse (une rencontre entre croyants) et l’importance de la parole.

127 L’influence latino-américaine issue de ses nombreux voyages imprègne l’ensemble de son discours, que ce soit au niveau des

relations socio-économiques, des luttes, du buen vivir ou de l’écologie.

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5.2.2 Un partage inter-spirituel indépendant de la parole

Le dialogue interreligieux sera plutôt décrit comme la rencontre de l’autre dans sa dimension spirituelle, allant ainsi un peu plus loin que la simple rencontre interculturelle, mais n’exigeant pas d’affiliation religieuse. Le terme « croyant » ne sera d’ailleurs jamais employé par les membres du comité, par respect pour leur collègue agnostique129. Le dialogue sera placé sous le « chapeau de la spiritualité », ce qui a pour

effet de privilégier la dimension individuelle des différentes interventions. L’accent sera mis sur le « trésor spirituel » de chacun, sa « vie ou expérience spirituelle ». La rencontre de l’expert, ce que Basset nomme la limite du dialogue infra-religieux130, est ainsi écartée subtilement : « rien à propos de moi sans moi-même,

rien à propos des autres sans les autres131 ». L’on est justifié à parler que de soi-même, que de sa propre

expérience. Basset soulignait le fait que le dialogue « ne saurait se passer ni du facteur personnel, ni de la référence à des traditions et des communautés religieuses 132». Nous remarquons pourtant que la référence

aux traditions semble nettement s’effacer au profit de la dimension de l’expérience personnelle dans les conceptions des organisateurs.

L’autre aspect qui sera majoritairement remis en question concerne l’importance de la parole. De l’avis général, la dimension spirituelle ou religieuse appelle quelque chose au-delà de la parole : « un dialogue peut être vécu sans qu’on se parle 133». Pour certains, le simple « être-ensemble » peut faire office de

dialogue; pour d’autres, l’accent sera mis sur une expérience spirituelle partagée sans nécessairement être verbalisée. L’autre limite au spectre du dialogue interreligieux décrite par Basset, soit l’ultra-communication, ne justifie pas dans ce cas l’exclusion de l’expérience hors du champ du dialogue interreligieux.

5.2.3 La partition des sphères spirituelles et profanes

Alors que Basset insistait sur l’importance des motivations religieuses à la rencontre, certains organisateurs possèdent une vision plus souple. Le fait de réunir des gens de différentes traditions religieuses ou spirituelles autour d’une motivation sociale sera considéré comme un dialogue interreligieux par les pasteurs Dansokho et Doré, par exemple, puisque « le profane est spirituel. Ya pas de coupure […]. S’engager dans un mouvement pour la justice sociale, c’est un geste spirituel134». Avis contraire pour Daniel

Fradette, qui ironise sur l’aspect interreligieux d’actions sociales réunissant, par exemple, des représentants

129 Il est tout de même cocasse de mentionner que la seule personne ayant défini le dialogue interreligieux comme étant un

dialogue entre personnes de différentes religions soit justement la représentante agnostique.

130 Voir annexe X.

131 Samuel V. Dansokho (1-12). L’expert représente ici celui qui s’exprime à la place de l’autre. Il porte une symbolique négative

très intéressante dans le cas du pasteur Dansokho, élevé dans un pays marqué par la colonisation, où l’autorité parle et décide à la place d’une communauté privée de son pouvoir et de son identité.

132 J.-C.BASSET, Le dialogue interreligieux…, p. 324. 133Vanja Hodzic, (1-20).

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de plusieurs religions lors d’une distribution alimentaire : « Tout le monde s’accorde qu’une canne de pois c’est une canne de pois…135 ». Un dialogue basé simplement sur l’appartenance humaine en contexte de

diversité religieuse, tel que le dialogue à base humaniste décrit par Basset, ne saurait satisfaire ceux qui exercent une claire distinction entre les sphères profanes et spirituelles. En d’autres termes, l’absence d’une telle distinction permet d’élargir le concept de dialogue interreligieux à l’ensemble des interactions sociales, alors que la séparation des deux sphères appelle la nécessité d’un sujet spirituel ou religieux autour duquel doit s’élaborer le dialogue, que ce soit sur la base de pratiques, de doctrines ou d’expériences spirituelles, comme le décrivait Basset.

5.2.4 Dialoguer pour soi ou pour nous?

Un autre point de divergence intéressant à l’intérieur du comité d’organisation concerne d’une certaine manière l’horizon propre au dialogue interreligieux, à savoir si ses visées sont généralement de l’ordre individuel ou collectif. De retour sur l’axe social/spirituel, la question fait surgir l’importance d’une certaine conception anthropologique présupposée : l’être dialogal. Pour certains organisateurs, la conviction que l’être humain construit sa propre identité en dialogue avec l’altérité offre une perspective très individuelle à la pratique du dialogue interreligieux, sans pour autant totalement écarter la perspective sociale. D’autres aspects individuels de la pratique furent exposés par certains organisateurs, concernant par exemple l’acquisition de connaissances et le développement du jugement critique (aller au-delà des préjugés). L’horizon social ne disparaîtra cependant jamais des propos des organisateurs, puisque ceux-ci ont majoritairement identifié le vivre-ensemble comme étant un des principaux objectifs de la pratique du dialogue interreligieux. Comprenons cependant que la position sur l’axe de l’horizon individuel/collectif aura une grande influence sur le jugement que les organisateurs portent sur l’activité, entre autres parce que l’impact réel au niveau social est largement inconnu, faute d’outils d’évaluation post-évènementielle, mais aussi en raison d’une version idéalisée de la construction dialogale plutôt exigeante au niveau des pratiques.

5.2.5 Conceptions de l’altérité : un dialogue fait sur la différence ou la similarité?

Un autre point de rupture intéressant à l’intérieur des diverses conceptions du dialogue interreligieux concerne l’importance que prend l’altérité au sein de la pratique. Pour Basset, comme nous l’avions vu, l’altérité est la condition essentielle pour créer un espace de dialogue entre deux individus, un terrain où l’on peut se situer par rapport à l’autre. Le coordonnateur du comité, M. Fradette, y ajoute même une dimension physique : « Le dialogue implique pour moi un déplacement […] un décentrement. Alors pour moi un des

135 Daniel Fradette, (2-64).

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premiers décentrements c’est de faire perdre l’équilibre au corps. C’est de bouger136». Cette conception fait

référence évidemment à toute la dimension expérientielle du dialogue interreligieux. Si la plupart des organisateurs vont dans le sens de l’importance de l’altérité, il y a pourtant quelques remarques témoignant un rapport plus ambigu face à la différence. Comme le résume le pasteur Dansokho : « le dialogue est quelque chose de très délicat, mais en même temps si on y fait trop attention on ne va pas très loin137».

L’altérité est une tension, et l’on peut y réagir de diverses manières. Considérant que l’ensemble des membres du comité sont de prime abord conscients de l’importance du dialogue pour atténuer cette tension, les moyens d’y parvenir vont cependant varier d’une personne à l’autre. Sensibles aux dangers d’une trop grande altérité, certains auront tendance à éviter certains sujets pour promouvoir les similarités, comme par exemple Gérald Doré qui identifiait la doctrine comme étant une « pierre d’achoppement ». D’autres éviteront la trop grande confrontation en déplaçant l’attention sur le processus du témoignage, qui mobilise l’écoute attentive sans réponse. Cette méthode déplace le dialogue au niveau intérieur propre à chaque individu, un dialogue intra-religieux dirait Pannikar138. Nous retrouvons cette idée dans les propos

de Mme Pagé, qui dirige le cercle de dialogue au nom d’Initiatives et changement. Pour elle, les cercles de dialogue représentent un espace pour partager « l’écho » des différents propos entendus, autrement dit, le témoignage des transformations intérieures qu’opère le dialogue intrareligieux. Même discours pour Bernard LeBeller, le représentant bahá'í, qui privilégie la démarche du témoignage au détriment des échanges directs. Les tensions liées à l’altérité sont ainsi intériorisées au profit d’une harmonie de groupe. D’autres pourtant prendront le risque des tensions extérieures, et iront même jusqu’à condamner certaines tendances à « l’édulcoration des propos par peur de choquer 139». Nous retrouvons donc trois grandes

manières de réagir à la tension que provoque l’altérité : l’utiliser comme tension créatrice afin de stimuler le dialogue, l’intérioriser afin de favoriser l’harmonie ou encore tenter de la réduire en misant sur les points communs.

5.2.6 Questions de tendances

Les trois thèmes décrits précédemment, soit le rapport à l’altérité, la distinction des champs spirituels et profanes ainsi que l’individualisation de l’horizon du dialogue, ont servi à mettre en lumière les principales différences entre les conceptions du dialogue interreligieux au sein du comité organisateur.

En nous référant aux différentes typologies de Basset, nous pourrions dire que ces thèmes sont susceptibles d’influencer la préférence pour l’un ou l’autre des types de dialogue, sans pour autant figer

136 Daniel Fradette, (2-57). 137 Samuel V. Dansokho, (1-102).

138 R. PANIKKAR, Le dialogue intrareligieux, Paris, Aubier, 1985. 139 Samuel V. Dansokho, (1-59).

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l’individu dans des catégories rigides. En ce qui concerne les réactions face à l’altérité, par exemple, les gens favorisant l’intériorisation de la tension provoquée par l’altérité auront une préférence nette pour le dialogue expérientiel, tandis que ceux qui tentent d’amoindrir cette tension auront un penchant pour le dialogue d’action qui met en commun les similitudes. Au niveau de l’individualisation des visées propres au dialogue, il est clair que les visées sociales favorisent l’option pour le dialogue social et collaboratif, tandis que ceux qui favorisent le travail intérieur pencheront vers des dialogues de type théologiques ou expérientiels. Enfin, nous pouvons remarquer que l’absence de distinction entre les sphères spirituelles et profanes permet de se sentir à l’aise dans le dialogue à horizon social, alors qu’à l’inverse, une nette distinction entre les deux sphères prédisposera l’individu aux dialogues de type théologique ou expérientiel. Nous utilisons ici la typologie de Basset plutôt comme un guide de tendances individuelles au lieu d’une série de catégories pouvant accueillir une pratique particulière. Certains pourront objecter que l’outil ne fut pas conçu à cette fin. Classifier des conceptions idéologiques individuelles, des sujets en quelque sorte, avec un outil conçu pour des objets n’est pas sans risque. Prenons donc la prochaine classification avec le bémol requis : la figure suivante illustre les principales tendances des organisateurs de l’édition 2013 (Org.) en fonction de leurs conceptions de la base, de l’horizon, du style et de la visée d’un dialogue interreligieux. L’objectif est évidemment d’illustrer la diversité d’orientations existant au sein du comité. Une dernière colonne fut ajoutée également pour illustrer les orientations significatives d’un des membres fondateurs (Fond.) de l’activité, même s’il ne fait plus partie du comité. La rangée au bas du tableau rappelle les types de dialogue auxquels se réfèrent les caractéristiques que les organisateurs ont mis de l’avant.

Org. 1 Org. 2 Org.3 Org.4 Org.5 Org.6 Org.7 Fond.1

Base Humanité Expérience Expérience Expérience Expérience Humanité Expérience Humanité

Horizon Spiritualité Spiritualité Société Société Société Société Spiritualité Société

Style Discursif Intuitif Intuitif Intuitif Intuitif Unanime Discursif Unanime

Visée Coexister Coexister Coexister Coexister Coexister Coexister Coexister Collaborer

Dialogue type A

(Base humaine, horizon social, style unanime et visée collaboratrice)

Dialogue type B

(Base pratique, horizon communautaire, style particulier, visée de coexistence)

Dialogue type C

(Base doctrinale, horizon de la pensée, style discursif et visée de compréhension)

Dialogue type D

(Base expérientielle, horizon spirituel, style intuitif et visée de communion)

Figure 7 : Orientations des principaux organisateurs