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Deuxième étape : débrouiller l’énigme posée par certaines datations ou

I. Lexicographie diachronique : Notices Étymol(ogie) et Hist(oire) du TLF

2. Du dépouillement à l’intégration

2.1. Examen critique

2.1.1. Analyse philologique des sources

2.1.1.2. Deuxième étape : débrouiller l’énigme posée par certaines datations ou

En 1932, O. Bloch (BW

1

, Préface, XX), qui sait gré aux auteurs du DG d’avoir introduit

dans leur dictionnaire des dates précises de première attestation — bien qu’ils se contentent de

« donner le nom du premier auteur qui s’est servi du mot » — souligne, le premier, le fait que « la

date de l’apparition d’un mot est un des points principaux de son histoire ». Moins de trente ans

plus tard, W. von Wartburg (BW

3

, Avant-propos, XXIX) avance que « sans vouloir exagérer

l’importance des dates, il faut reconnaître qu’elles permettent assez souvent de fixer mieux la

genèse des mots et la généalogie des sens ». Manfred Höfler lui emboîte le pas en 1969, lorsqu’il

signale l’intérêt primordial pour le lexicologue diachronicien de la datation scientifique du

vocabulaire, qui a pour but de poser les jalons de l’histoire du lexique : « Datenforschung ist

Hilfswissenschaft der historischen Lexikologie, als solche kann ihre Bedeutung jedoch nicht hoch

genug eingeschätzt werden. » (Höfler 1969, 104). En 1982, Frankwalt Möhren complète cette

vision des choses en soulignant le rôle clé de la date d’apparition du mot dans la langue :

« Die Schlüsselrolle, die Erstbelege in der Lexikologie einnehmen, sollte eigentlich dazu führen, daβ ihre

Qualität von den Lexicographen ganz besonders geprüft wird, bevor sie übernommen werden. »(Möhren

1982, 692)

Il insiste ici avec force sur le fait que la première attestation doit être soumise à un examen très

approfondi avant d’être retenue, ce qui le pousse à affirmer la même année que « c’est la

recherche des premières dates qui, dans ce procédé [= celui de la datation de mots], occupe une

place primordiale. Leur importance devrait inciter les lexicographes à vérifier scrupuleusement

l’authenticité de l’attestation première » (cf. Möhren 1982

2

, 3). Ce précepte doit servir de devise

au rédacteur diachronicien qui se doit de donner pour première attestation — celle qui marque

l’entrée du mot dans la langue — une attestation sûre aussi bien sur le plan de la datation que de

l’interprétation, car la moindre erreur, non seulement fausse l’ensemble de l’histoire du mot et peut

entraîner une étymologie fautive — comme l’a montré K. Baldinger au sujet de l’adjectif généreux

(Baldinger 1973, 63) —, mais égare dans son sillage le linguiste qui s’appuie sur cette attestation

pour remonter dans le passé à la recherche de la première date d’un mot ou d’un sens. Pour en

revenir à la question de la datation, j’ajouterai deux observations :

1) les premières attestations absolues sont rares : on peut citer les exemples suivants

44

:

MARGARINE, subst. fém.

1869 «substance grasse ressemblant au beurre» (Catal. des Brevets d'inventions, Brevet n

o

86480:

l'oléomargarine, nommée vulgairement margarine, sortant de la presse, a la même composition

immédiate que le beurre)

44

En prenant en compte le fait que ce n’est pas le jour où ils ont déposé le brevet ou la marque que les inventeurs ont

forgé le mot.

NESCAFÉ, subst. masc.

1939 (nom de marque déposée par la Société Nestlé au greffe du tribunal de commerce de la Seine [n

o

47762], 13 oct.)

2) la datation est subordonnée à la référence, car pour être datable, une attestation doit

comporter une référence complète. Par ailleurs, dater les mots consiste à dater les textes qui les

contiennent, or, une chose est la datation par le biais des données fournies par la lexicographie, une

autre celle des textes et plus particulièrement celle des textes anciens. En ce qui concerne la

première catégorie, je me contente de renvoyer à M. Höfler

45

qui a fait un important tour d’horizon

de la question. Pour Höfler, il y a « deux catégories de datations nettement distinctes : d’une part

les dates corroborées par les attestations, d’autre part les dates qui ne sont pas suivies des

références correspondantes et sont dépourvues de toute valeur historique puisqu’elles ne sont pas

vérifiables » (p. 424), ce qui revient à dire que les datations non référencées ne sont peut-être pas

dignes de confiance (il s’agit de celles qui sont données entre crochets), voire totalement douteuses

et dans ce cas il faut les rejeter. J’appelle douteuses les références fantaisistes issues d’une

démarche approximative ou d’une confusion entre la date de l’événement (notamment pour les

expéditions, les journaux d’écrivains) et celle du texte, ou encore celles qui sont datées de la date

de première édition mais qui proviennent en réalité de tirages ou d’éditions plus récents

46

. En ce

qui concerne la datation des mots et des sens, il faut constamment garder en mémoire le danger qui

existe à faire trop confiance aux ouvrages de lexicographie historique.

Reste la question de la datation des textes, notamment lorsqu’il s’agit de textes médiévaux, car

il n’est pas rare que l’on ne puisse dater avec précision, même au prix de gros efforts. En effet,

certaines œuvres du Moyen Âge ont subi de multiples remaniements à travers les manuscrits ce qui

constitue pour l’historien de la langue un véritable obstacle et l’on regrette de ne pouvoir, dans le

cadre du TLF, faire une analyse approfondie à la fois de la tradition manuscrite de ces textes et des

étapes successives de leur composition qui serait l’unique moyen de remonter à l’archétype. Il est

fondamental pour l’histoire du lexique de distinguer la date de composition d’une œuvre médiévale

et la date de sa copie (p. ex. celle du manuscrit qui sert de base à une édition). Il est, de ce fait,

impératif de pousser à fond, toutes les fois qu’il est nécessaire et possible, la critique textuelle, car

il faut à tout prix, pour obtenir une authentification juste, éviter d’attribuer à tort un mot de copiste

à l’auteur, et, inversement, un mot d’auteur à un copiste. Bien souvent, les lexicologues et

lexicographes ont tendance à retenir, pour une unité lexicale ou un texte, la date de première

édition de l’œuvre source lorsqu’elle a été imprimée alors qu’ils ont dépouillé une édition plus

récente, parfois amplement remaniée. Je citerai, pour exemple, en me référant à l’article de Fr.

Möhren (Möhren 1982

2

), le célèbre cas du Miroir historial de Jean de Vignay, daté erronément par

certains lexicographes de 1495-1496 [= date de l’éd. princeps], voire de 1327 [= date présumée de

45

Cf. Höfler 1986.

46

Voir aussi M. Höfler, « Les Dictionnaires français et la recherche de datations : le Larousse du XX

e

siècle», dans

Le Français Moderne 50, 1982, 292-300 et « Probleme der Datierung aufgrund lexikographischer Quellen », dans

la traduction du latin en français] au lieu de 1531, qui est la date de l’imprimé dépouillé par

Delboulle (DelbRec) — qui date lui-même le texte du XIV

e

s., parfois de 1330 ou 1327, tout en

signalant que c’est l’édition de 1531 qui a été dépouillée — dont les travaux ont nourri le

dictionnaire de BW

1

. On pourrait encore citer le cas du Bon berger, fréquemment daté de 1379

[date de composition du texte, non conservé], alors que les éditions qui ont servi à la lexicographie

remontent au mieux au début du XVI

e

s. ; ou encore celui de Raoul de Presles, Cité de Dieu, daté

de 1375 alors que c’est un imprimé de 1531 qui a été dépouillé. La liste pourrait encore être

allongée : pour s’en convaincre, il suffit de se référer à Möhren 1982

2

et à quelques notices de la

bibliographie du DEAF (DEAFBiblEl). Je voudrais également rappeler ici le cas des

Remonstrances ou la complainte de Nature à l’alchymie errant et La Response de l’alchymiste à

Nature, attribués à tort dans divers ouvrages lexicographiques à Jean de Meun, mort au début du

XIV

e

s.,alors que ces poèmes ont été écrits, bien plus tardivement aux environs de 1516, par Jean

Perréal et que plus de 150 vers ont été interpolés dans le texte à la fin du XVII

e

s. ou au début du

XVIII

e

s.

47

On peut encore évoquer l’édition Nicaise de la Grande Chirurgie de Guy de Chauliac

48

qui calque, tout en la corrigeant, celle, fortement modernisée, de Laurent Joubert qui date de 1579,

de telle sorte que le texte ne peut être attribué ni à Guy de Chauliac ni à Joubert

49

. Pour exemple,

on se reportera aux notices suivantes :

HOMOGÈNE, adj.

1516 « de même nature en toutes ses parties » (J. PERRÉAL, Les Remonstrances ou la complainte de

nature de l'alchymiste errant, éd. Méon, 794)

INEPTE

1531 [éd.] « qui dénote l'absurdité, la sottise (paroles, conduite,...) » (JEAN DE VIGNAY, Miroir

historial, vol. 2, livre XX, chap. CXVI, f

o

CLXXIIII r

o

: parolle inepte et incongrue)

POSTULANT

1. 1495 [date de l'éd.] subst. masc. «celui qui postule, qui fait des démarches pour obtenir quelque chose»

(JEAN DE VIGNAY, Miroir historial, 2

e

vol., f

o

31a ds GDF. Compl.)

SITUATION

1531 [éd.] « position » (RAOUL DE PRESLES, Cité de Dieu, V, 2 ds DELB. Notes mss: la situation des

estoilles)

Aussi, pour garantir la validité de l’attestation, la date retenue est affectée, toutes les fois

qu’il est jugé utile, d’une information qui précise la source de cette date. Toutefois, lorsque cette

critique textuelle n’est pas réalisable, et que par conséquent l’on n’est pas certain de la paternité

d’une œuvre, d’un passage ou d’un mot de cette œuvre, que l’on pense que la leçon pourrait être

attribuable au copiste remanieur ou à l’imprimeur, on indiquera en tête la date de composition

suivie, entre crochets, de celle du manuscrit ou de l’édition source. En voici un exemple :

SITUATION, subst. fém.

1447 [ms. de 1469] « emplacement d'un édifice » (JEAN WAUQUELIN, Girard de Roussillon, éd. L. de

Montille, p. 35 ds GDF. Compl.)

47

G. Roques, « La lexicographie et l’alchimie », dans Revue de linguistique romane 38, 1974, 453.

48

La Grande Chirurgie de Guy de Chauliac, chirurgien, maistre en médecine de l'université de Montpellier, éd. E.

Nicaise, Paris : Alcan, 1890.

cette édition n’utilisant que le manuscrit Beaune Arch. Hospit. 7 [1469], j’indique à la suite de la

date de composition du texte celle du manuscrit ; les deux étant très proches on peut supposer qu’il

s’agit d’un mot d’auteur.

En ce qui concerne cette question de datation, je tiens à souligner que chaque nouvel

élément de datation constitue une étape — une étape seulement — dont il faut garder à l’esprit le

caractère provisoire : tout nouveau dépouillement peut à tout moment reléguer la première

attestation connue au second rang

50

.

Voyons, à présent, l’aspect sémantique de l’analyse des unités lexicales.