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Analyse sémantique

I. Lexicographie diachronique : Notices Étymol(ogie) et Hist(oire) du TLF

2. Du dépouillement à l’intégration

2.1. Examen critique

2.1.2. Analyse sémantique

Comme le dit très bien K. Baldinger (Baldinger 1973, 69), « l’auteur d’un dictionnaire

contemporain a à sa disposition son propre sentiment métalinguistique et il peut le vérifier ou le

corriger par celui des autres contemporains. Pour une époque du passé, cette source

d’information n’existe pas. Il s’agit de découvrir une langue <inconnue> ». On peut ajouter que le

lexicologue ou lexicographe devrait avoir des connaissances extra-linguistiques dans les domaines

les plus divers qui soient ; comme cela n’est raisonnablement pas possible, il doit se donner les

moyens de mener à bien son étude, en cherchant l’information nécessaire dans des ouvrages

spécialisés ou auprès de spécialistes du domaine concerné.

Pour une interprétation philologique exacte des attestations, il faut veiller à quitter son

horizon de compréhension, sa conscience linguistique — car le signifié des mots a souvent changé

— et pénétrer dans la langue des textes, dont certains peuvent présenter un faisceau de vocables au

sens obscur qui prêtent à des interprétations multiples, parfois contradictoires ou sujettes à

discussion. Ainsi, et plus particulièrement pour les textes français les plus anciens dont certains

comportent tout un arsenal de termes aujourd’hui inusités, ou encore des termes qui ont subi une

mutation sémantique à peine décelable, il faut chercher à élucider un mot, une phrase, voire l’esprit

de l’auteur ou de toute une époque et éviter ainsi les anachronismes sémantiques ou le piège du

faux-sens ou du contresens. Cependant, en cas de doute, d’incertitude, il est important de le

signaler car il ne faut pas donner pour acquis ce qui ne l’est pas :

MAGOT

1

1517 magos sens incertain «homme laid»? (Fragments d'une sottie à six personnages par Maître Georges,

40 ds E. PICOT, Recueil gén. des sotties, t. 2, p. 257: An depit de villeyns magos)

Comme je l’ai déjà mentionné plus haut, les citations extraites d’ouvrages

lexicographiques ou de notes lexicologiques sont bien souvent trop courtes pour permettre une

bonne compréhension du texte, si bien qu’il est indispensable de recourir, toutes les fois qu’il est

possible, à des contextes plus larges qui en éclairent mieux le sens. En effet, un contexte réduit

peut générer plusieurs interprétations et favoriser ainsi une mésinterprétation. L’une des

conséquences liée à cette difficulté se traduit quelquefois par la présence dans le FEW d’une

interprétation double pour une même attestation assortie dans la plupart des cas de deux

étymologies différentes. Ces « étymologies doubles », provenant d’erreurs liées à la masse des

matériaux, ont donné lieu, depuis 1980, à de nombreux articles rectificatifs

51

.

Comme l’interprétation est au cœur de la lexicologie historique, la définition, en tant que

donnée lexicographique essentielle et incontournable, mérite une attention toute particulière : elle

est « la pièce maîtresse de tout glossaire et de tout dictionnaire historique » (Möhren 1997, 198).

La réalisation de la juste filiation des sens nécessite l’élaboration de définitions aussi exactes et

précises que possible en veillant à ne jamais confondre les mots et les choses : « la définition doit

recouvrir tout le défini et uniquement le défini »

52

. Mais qu’attend-on précisément de la définition

et quelles sont les qualités qui en sont requises ?

Pour répondre à cette question, je me réfère à l’excellente étude qu’en a faite J. Rey-Debove

(Rey-Debove 1971, 180-255) qui décrit minutieusement les caractères généraux et les

composantes de la définition, lexicographique notamment. Les propos qu’elle tient sont en parfaite

adéquation avec ma propre expérience de lexicographe. Pour moi, la définition, en tant

qu’opération d’analyse sémantique du mot vedette, a pour fonction d’expliquer la signification de

ce mot suivant l’usage général de la langue. Cette analyse, pour l’essentiel, fait intervenir les

mécanismes de la paraphrase, puisque le contenu de chaque mot vedette est donné soit sous la

forme d’une périphrase, soit sous la forme d’un énoncé synonymique ou, inversement,

antonymique. Bien qu’il aille de soi que cette analyse est étroitement liée à la compétence lexicale

de chaque rédacteur, à la connaissance qu’il a du monde et des choses, il est impératif de respecter,

au plus près, les principes généraux établis pour la synchronie et qui sont clairement résumés par

Fr. Henry dans son article (Henry 1996, 24-25). Néanmoins, il faut éviter de fabriquer des

définitions encyclopédiques (trop longues), contextuelles ou étymologisantes (qui intègrent

respectivement des informations propres au discours ou à l’histoire du mot), car il importe de

51

Cf. K. Baldinger, « Etymologies doubles dans le FEW », dans Mélanges E. Pulgram, ed. by H. J. Izzo,

Amsterdam : J. Benjamins, 1980 (Amsterdam studies in the theory and history of linguistic science, Series IV,

Current issues in linguistic theory, volume 18, 189-194; M. Hoffert, M.-J. Deggeller, J.-P. Chambon, « Cent cas

d’étymologie double dans le FEW », dans Études de lexicologie, lexicographie et stylistique offertes en hommage à

George Matoré, Paris : Société pour l’Information grammaticale, 1987, 165-184 ; M.-J. Brochard, P. Chambon,

J.-P. Chauveau, M. Hoffert, « Cas d’étymologie double dans le FEW (II) », dans Travaux de linguistique et de

philologie, 27,1989, 151-179 ; M.-G. Boutier, M.-J. Brochard, J.-P. Chambon, J.-P. Chauveau, « Cas d’étymologie

double dans le FEW (III) », dans Travaux de linguistique et de philologie, 28,1990, 25-36 ; M.-G. Boutier, M.-J.

Brochard, E. Buchi, J.-P. Chambon, J.-P. Chauveau, C. Dondaine, « Cas d’étymologie double dans le FEW (IV) »,

dans Travaux de linguistique et de philologie, 30,1992, 387-415 ; K. Baldinger, « Vers une typologie des fautes dans

le FEW : le redoublement des étymologies, des articles et des attestations, dans Mélanges H.-E. Keller, Kalamazoo :

Medieval Institute Publications, 1993, 507-532 ; M.-G. Boutier, E. Buchi, J.-P. Chambon, J.-P. Chauveau, « Cas

d’étymologie double dans le FEW (V) », dans Travaux de linguistique et de philologie, 32,1994, 37-68 et J.-P.

Chambon, J.-P. Chauveau, C. Dondaine, P. Rézeau, « Cas d’étymologie double dans le FEW (VI) », dans Travaux

de linguistique et de philologie, 37,1999, 251-262

rester dans le cadre linguistique propre à l’énoncé lexicographique comme le réclame d’ailleurs P.

Imbs, dans la Préface du TLF, en disant que « la définition consiste en effet à rendre compte, sous

la forme d'un énoncé analytique, des sèmes pertinents qui entrent dans la composition d'un sens »

(t.1, p. XXXVII). Ainsi, pour être linguistique, une définition ne doit pas fournir d’informations

encyclopédiques, ne doit jamais se limiter au seul cadre du contexte — il faut se méfier de certains

glossaires qui font une analyse rapide du mot et en donnent une définition beaucoup trop

contextuelle — ni ne doit être fondée sur la base d’un rapprochement étymologique. Comme il est

indéniable que le lexique vu sous l’angle historique est, en tant que reflet de la civilisation,

étroitement lié au milieu social où il se développe, cet aspect encyclopédique, en marge de la

linguistique, peut fournir des informations utiles à la bonne compréhension du mot : ce sera la

citation d’auteur qui remplira ce rôle informatif. Toutefois, comme chaque attestation n’est pas

nécessairement accompagnée d’une définition, l’effort de compréhension en amont de la rédaction

ne transparaît pas forcément. En effet, pour des raisons d’économie de place, la définition est

omise dans quelques cas bien précis : d’une part, lorsqu’une unité lexicale ou une locution est

monosémique, c’est-à-dire lorsqu’elle n’a qu’une seule acception valable pour la synchronie

comme pour la diachronie (1), qu’il n’y a, par conséquent, aucune équivoque possible, et, d’autre

part, lorsqu’une unité lexicale est polysémique et qu’on choisit, pour lui assigner un sens,

d’indiquer le domaine technique de spécialité

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sous lequel elle se range (la définition propre à ce

domaine étant explicitée en synchronie) (2), ou encore, et cette présentation est encore plus

réductrice, de ne mentionner que les seuls syntagmes ou catégories grammaticales, lorsque ceux-ci

coïncident parfaitement avec les données de la synchronie et que ce procédé ne risque pas de

générer la moindre ambiguïté (3). Pour chacun de ces cas, la rubrique de diachronie se fait l’écho

de celle de la synchronie, il va donc de soi que le signifié retenu en synchronie doit être en parfaite

adéquation avec celui de la diachronie ; seul un recouvrement sémantique absolu autorise une telle

concision.

1) Dans les exemples suivants la notice se résume à une simple référence, les unités lexicales

étant monosémiques :

ÉPOPTE

1840 (P. LEROUX, Humanité, t. 1, p. 430)

FACE-À-MAIN

1890 (Lar. 19

e

Suppl.)

GULDEN

1704 (Trév.).

JAMBIN

1723 (PELLAS, Dict. prov. et fr., p. 180)

2) Lorsque les mots sont polysémiques ou appartiennent à des catégories

sémantico-grammaticales différentes, la définition est substituée par le seul nom du domaine qu’il partage

avec la synchronie qui y adjoint en plus une définition :

ÉTIOLOGIE

1550 aitiologie méd. (H. FIERABRAS, Methode briefve et facile pour aisement parvenir à la vraye

intelligence de la Chirurgie, p. 104); puis 1694 (CORNEILLE); 2. 1611 philos. (COTGR.)

MÉD. PATHOL. Étude des causes des maladies; ces causes elles-mêmes » de la synchronie et

philos. à : « PHILOS. Discipline qui a pour objet la recherche des causes »]

FACTITIF

A. Adj. 1890 gramm. (DG). B. Subst. 1967 (DUB.)

[gramm. renvoie à : LING., GRAMM. Qui indique que le sujet fait faire ou cause l'action, mais

ne la fait pas lui-même et Subst. à Emploi subst. masc. ,,Le factitif est une forme de l'aspect du

verbe ; l'action exprimée par le verbe est le résultat d'une autre action accomplie par le sujet ou

par d'autres que le sujet”]

RÉVERSION

1. a) 1304 dr. (doc. ds GDF.: revercioun de tenemenz); b) 1932 pension de réversion (Lar. 20

e

); 2. 1842

styl. (Ac. Compl.); 3. 1870-71 biol. (LITTRÉ)

[dr. renvoie à : « DR. ,,Droit de retour en vertu duquel les biens dont une personne a disposé en

faveur d'une autre lui reviennent quand celle-ci meurt sans enfant”», styl. à « STYL. Retour d'un

mot qui change partiellement de sens ; ,,antithèse consistant à énoncer deux fois les mêmes

mots, mais pour qu'il en résulte deux propositions sémantiques opposées” et biol. à « BIOL.

,,Mutation qui, chez un organisme présentant du fait d'une mutation antérieure un phénotype

mutant, a pour effet de rétablir, au moins partiellement, le phénotype normal” »]

3) la catégorie grammaticale, lorsqu’il n’y a pas d’équivoque possible :

INFRAROUGE

A. Adj. 1873 (EDM. BECQUEREL ds Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences, t.77, p.

302). B. Subst. 1873 (ID., ibid., p. 304)

B. …..

[Adj. renvoie à : « à effet calorifique et dont la longueur d'onde se situe en deçà de celle de la

lumière rouge visible » et Subst. à : « Rayonnement à effet calorifique et dont la longueur

d'onde se situe en deçà de celle de la lumière rouge visible »]

4) le syntagme, lorsque celui-ci accompagne une définition de synchronie ou la locution

définie par la synchronie :

FILIAL

1419 amour filial (Ordonnances des rois de France de la troisième race, t. 12, p. 274)

[le syntagme amour filial renvoie à celui de la synchronie, cité à la suite de la définition]

MULARD

A. Subst. 1840 (Ac. Compl. 1842). B. Adj. 1874 canard mulard, cane mularde (Lar. 19

e

)

[Cf. « (Cane, canard) hybride, provenant du croisement de la cane domestique et du canard de

Barbarie ».

Mais cette absence de définition accompagnée parfois d’un manque d’harmonisation entre les deux

parties du dictionnaire a largement été critiquée par le passé et l’est encore aujourd’hui si l’on s’en

tient à l’observation de Fr. Möhren (Möhren 2005, 16) : « Une dernière remarque, qui plaide en

faveur d’indications sémantiques systématiques dans les notices historiques et d’un calque de la

structure sémantique moderne dans la rubrique Étymol. et Hist. : il faut tenir compte des lecteurs

ou plutôt des consultants ponctuels et des lecteurs … qui veulent se faire une idée complète d’une

unité lexicale, de ses sens actuels, de son histoire et de son étymologie ». Pour en revenir à la

question de l’harmonisation des deux parties d’un article, j’ajouterai que celle-ci n’est rendue

possible, une première fois, qu’au moment de la relecture des épreuves, c’est-à-dire après

l’intervention des relecteurs extérieurs chargés d’une critique attentive des articles, critique qui

pouvait aboutir à certaines modifications du texte de synchronie comme de diachronie

54

.

Malheureusement, à cette dernière étape incombant au diachronicien, succédait celle de la

relecture effectuée par le synchronicien qui était en mesure de transformer, en dernier lieu, à l’insu

du diachronicien, le texte retenu comme bon à tirer. Ces modifications du texte sont souvent à

l’origine d’un fâcheux manque de cohérence entre les deux rubriques. Je citerai pour exemple

l’article EXPLOSIF qui atteste en diachronie un emploi, non défini selon le principe exposé, du

domaine de la médecine, supprimé in fine en synchronie et qui reste donc orphelin dans la version

publiée.

Après ce rapide tour d’horizon sur les caractéristiques inhérentes à la définition

lexicographique, je voudrais me pencher sur la dimension sémantique apportée par l’examen des

unités polylexicales (syntagme, locution), de la phraséologie et des proverbes. Ces constructions en

contexte relèvent sans aucun doute de changements dans le lexique et l’évaluation de leur degré de

figement rend compte de leur installation dans la langue : une création nouvelle peut n’être qu’un

fait de parole, une figure de rhétorique à caractère transitoire, tandis qu’après lexicalisation

55

, elle

appartient à la langue. C’est parce que l’évolution historique des sens principaux d’un mot passe

aussi par l’ensemble des tournures qui émaillent son histoire que l’étude de ces tournures ne doit

en aucun cas être négligée. Ainsi toutes les fois qu’une expression figée fait date en apportant un

témoignage important pour la linguistique historique, que ce soit pour le sémantisme d’un lexème

ou pour son histoire culturelle et a fortiori lorsque la recherche a abouti à une antédatation, celle-ci

a été intégrée à la notice. Syntagmes et locutions ont unpoint de convergence sur le plan structural,

ils se composent de deux ou plusieurs unités consécutives. Ils représentent ce que Bally nomme

des unités phraséologiques : « on dit qu’un groupe forme une unité lorsque les mots qui le

composent perdent toute signification et que l’ensemble seul en a une ; il faut en outre que cette

signification soit nouvelle et n’équivale pas simplement à la somme des significations des

éléments»

56

. On parle de syntagme lorsque cette association se réduit à une simple collocation qui

renvoie à la situation du discours et qu’elle est, par conséquent, occasionnelle ou libre (comme

c’est le cas pour invectiver contre, cloison insonorisée, studio insonorisé, hoquer le chief "hocher

la tête" [sous HOCHER] etc.), mais on parle de locution lorsque ses composants ne sont plus libres

et que sa signification globale ne se déduit pas du sens de ses composants. Ainsi, est une locution

toute séquence formellement rigide, figée et mémorisée par les locuteurs, dotée d’un sens stable et

durable

57

(par exemple : jusqu'à la lie "jusqu'au bout" [sous LIE

1

], (arriver, tomber) à pic "au

moment opportun" [sous PIC

3

], roue à rochet "roue munie de dents asymétriques s'utilisant avec

54

Un même article était soumis à deux relecteurs, celui de synchronie choisissait en fonction des domaines abordés

et celui de diachronie, en spécialiste de la linguistique historique.

55

Cf. D. Apothéloz, « RE- et les différentes manifestations de l’itérativité», dans Pratiques, 125/126, 2005, 63 :

« Par le terme de lexicalisation nous entendons la fixation dans la ressource lexicale des locuteurs d’un néologisme

formel ou sémantique ».

56

Ch. Bally, Traité de stylistique, Paris/Genève : Klincksieck, 1951, t.1, p. 74.

un cliquet qui la laisse tourner dans un sens, mais s'accroche dans les dents pour interdire la

rotation inverse" [sous ROCHET

2

]). À un niveau hiérarchique supérieur, dans le cas de phrases

génériques figées, à caractère oral, traditionnel et collectif, exprimant une vérité générale ayant une

valeur figurée, on parle de locution proverbiale ou de proverbe

58

. Pour que l’histoire du mot soit

complète, la rubrique se doit de rendre compte de l’entrée dans la langue de ces unités

phraséologiques, car comme l’affirme G. Di Stefano « une connaissance plus élargie du

patrimoine locutionnaire permet une meilleure connaissance des textes, de la vérité philologique

des textes »

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. Mais il n’est pas toujours très aisé d’apprécier le degré de lexicalisation de certains

lexèmes de la langue ancienne ni d’en définir le sens, certains auteurs jouant volontiers sur le sens

littéral et l’emploi en tant que locution.