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CHAPITRE I : PROBLEMATIQUE GENERALE ET POSTURE EPISTEMOLOGIQUE

I. 3. 1 Des concepts critiquables et déjà critiqués

Les modèles analytiques de transfert sédimentaire, fréquemment utilisés en aménagement du littoral, décrivent des processus. Par contre, ils n’ont pas le pouvoir d’analyser la réponse morphologique des sites aux processus tels ceux générés par une tempête (courants sagittaux, transfert éolien, …). Jusqu’à présent en effet, ces modèles ne répondent que très partiellement à la question suivante : pourquoi, à forçage équivalent, sur des sites similaires et parfois sur le même site, peut-on observer plusieurs types de réponse morphologique ? La logique actuelle voudrait que la recherche d’un idéal de précision (une meilleure résolution spatiale et/ou temporelle, une multiplication des paramètres) soit la seule manière de régler la question. Nous verrons ici, à travers la critique des théories à partir desquelles ces modèles sont construits, les dérives possibles et les contradictions de l’approche analytique vis-à-vis de la recherche appliquée, en quoi des alternatives sont pourtant envisageables.

La plupart des modèles analytiques, le plus souvent numériques et déterministes, reposent sur le concept de profil d’équilibre, dont il existe de nombreuses paramétrisations. R. G. Dean (1991) en a proposé une formulation générale (Equation 4), où h est la hauteur de la colonne d’eau, y la distance à la côte et A un paramètre scalaire qui dépend des caractéristiques du sédiment (en général le diamètre moyen du grain) et d’une variable n associée à la forme du sédiment :

Equation 4 h=Ayn

Selon cette équation, l’évolution du profil d’une plage serait essentiellement due à celle des caractéristiques des grains de sable qui la composent. A partir de mesures systématiques, B.

D. Moore (1982) a constaté que le paramètre A est proportionnel à d501/3 (d50 étant le diamètre

moyen des sables) mais qu’il dépend aussi d’autres facteurs tels que le climat des houles, les variations du niveau de la mer, les courants côtiers… Ceux-ci participent nécessairement à l’évolution du profil de plage. Mais ils sont également très changeants. Dans ce contexte, il est donc préférable de parler d’équilibre dynamique du profil. Selon ce même concept, la distribution spatiale des matériaux dans le profil suit théoriquement une logique de triage en fonction de la granulométrie et des conditions de forçage (P. McLaren et D. Bowles, 1985).

Or, malgré des avancées notables dans la prise en compte des échanges longitudinaux (G. Masselink, 1992), cette distribution théorique ne se vérifie pas toujours dans les faits. Le concept de profil d’équilibre est donc fortement discutable et critiqué depuis longtemps (O. H. Pilkey et al., 1993). La célèbre « règle de Bruun » repose également sur le principe de profil d’équilibre. P. Bruun s’exprime en ces termes à propos de ses propres travaux et de ceux de R. G. Dean (1991) :

« Nos hypothèses doivent être considérées plutôt comme académiques et non

applicables en l’état dans une réalité tridimensionnelle et tout à fait irrégulière. Si elles donnent les mêmes résultats, ce peut aussi être accidentel (...) Son comportement (en parlant

du profil) pourrait d’ailleurs être mieux décrit, notamment avec l’apport d’une approche

statistique qu’uniquement en terme physique. » (Traduit de P. Bruun, 1992).

De la notion de profil d’équilibre découle aussi celle de profondeur limite (The River

Sand Model). Il s’agit d’une profondeur théorique qui sépare une zone active du point de vue

sédimentaire, à proximité du littoral, d’une autre, au large, presque inactive au regard de la dynamique de la plage. Selon la théorie du profil d’équilibre, il ne peut y avoir d’échange entre ces deux zones. Il est désormais largement démontré qu’il existe des courants suffisamment puissants pour charrier des sédiments bien au-delà de cette frontière théorique (Wright et al., 1991 ; A. Héquette, 2001...). Dès 1988, J. W. Snedden et al. ont pu relever grâce à l’emploi de plusieurs courantomètres des vitesses suffisantes pour le transport à des profondeurs nettement supérieures à celles prévues par le calcul.

Notre objectif n’est pas de remettre en question la pertinence des modèles déterministes, qui restent de puissants outils d’aide à la décision. Cependant, nous partageons l’hypothèse de D. P. Callaghan et al. (2008) : il y a des cas où la démarche probabiliste est plus adaptée aux réalités du terrain. La variabilité des comportements observables est à mettre en relation avec des facteurs multiples (d’ordre dynamique, géologique, sédimentaire, spatial, temporel et parfois en raison d’une forte influence du facteur anthropique), dont certains sont très difficiles, voir impossibles à décrire de manière analytique. E. Thieler et al. (2000) ont déjà proposé une révision presque exhaustive des conditions que la plupart des modèles numériques ne peuvent respecter ou seulement partiellement, en regroupant ces imperfections en cinq classes.

1) La pauvreté des hypothèses et les importantes omissions dans la formulation du

modèle ; sachant qu’un modèle ne pourra jamais reproduire fidèlement la réalité, les

approximations locales, même à très court terme sont inévitables, tout particulièrement dans le cas de la simulation des conditions de mer (S. A Sannasiraj et al., 2005).

2) L’utilisation de relations dont la validité est discutable pour la prévision des

réponses morphologiques à un forçage physique [voir plus haut les remarques de P. Bruun,

1992].

3) La faiblesse de l’évaluation a posteriori des prévisions de comportement de plage ; la mobilisation d’un grand nombre d’instruments de mesure implique souvent que les observations soit effectuées sur une très courte durée, dans des conditions expérimentales d’application (et/ou de validation) qui peuvent très bien être atypiques (du moins temporairement).

4) L’utilisation de calibrations et de vérifications incorrectes à partir desquelles la

véracité du modèle est rendue péremptoire ; un théorie n’est pas forcément « vraie » et « non

provisoire » quand il est question de décrire des fonctionnements évolutifs ou de tenter une transposition vers d’autres sites qui seraient imperceptiblement différents aux résolutions d’observation disponibles.

5) L’incapacité fondamentale de prédire quantitativement l’évolution côtière aux

échelles spatiales et temporelles relevant des aspirations de la société ; les échelles spatiales

et temporelles relevant des aspirations de la société sont souvent inaccessibles aux modèles basés uniquement sur une approche quantitative. Une interprétation qualitative du comportement observé à des échelles très fines n’est pas nécessairement moins apte à répondre à ces attentes.

Ce hiatus entre théorie et réalité se manifeste également dans le domaine terrestre. Ainsi, les méthodes d’estimation du transport éolien souffrent elles aussi de nombreuses imperfections. Les erreurs d’estimation sont fréquentes et parfois très importantes (D. J. Sherman et al., 1998 ; N. L. Jackson et K. F. Nordstrom, 1998 ; R. Pedrerros, 2000 ; C. Meur-Férec et M.-H. Ruz, 2002). Deux types de formulation sont présentés ici pour illustrer ces imperfections. Il s’agit de deux formulations dont on doit les fondements à R. A. Bagnold (1941). Elles sont encore fréquemment utilisées pour calculer des débits de transport de sable, en particulier en zone littorale. Selon R. A. Bagnold (Equation 5), les caractéristiques des grains, du vent et du milieu peuvent être liées pour en déterminer un débit, avec :

Equation 5 Q=CA/gV*

Où, Q : quantité de sable charriée en m3/m/s ; C : constante (1,8) ; A : densité de l'air ; g : accélération de la pesanteur ; V* : vitesse de cisaillement du vent. Sur une surface plane, R. A. Bagnold (1941) découvre que la valeur de la vitesse de cisaillement peut être considérée comme proportionnelle au logarithme de la hauteur de la tranche d’air mesurée (qui peut varier de 1 à 10 m selon le protocole utilisé et les données disponibles). Cependant, dans la nature, ces conditions sont rarement remplies. Pour faire face à l’ensemble des contraintes liées au calcul de la vitesse de cisaillement, il propose d’estimer le transport éolien à partir du concept de vitesse critique (Equations 6 et 7). Cette vitesse correspond au seuil au-dessus duquel le vent est assez puissant pour pouvoir déplacer les grains de sable, en général au moins 5 à 6 m/s. Cette vitesse est fonction du diamètre du grain. Par la suite, son mouvement peut s'entretenir avec une vitesse moindre.

Equation 6 Vc=K ((ρs/ ρa)gd)

Avec, Vc : vitesse critique ; K : coefficient dépendant du diamètre des grains ; ρs : densité des

grains de sable ; ρa : densité de l'air (1,2.10-6) ; g : accélération de la pesanteur (9,8) ; d : diamètre des grains de sables.

Equation 7 Q=C1(V1−Vc)3

Avec, C1 : constante (1,5 x 10-9) ; V1 : vitesse réelle du vent à 1 m d'altitude ; Vc :

vitesse critique pour le type de grain.

Or, le vent est soumis à une variabilité spatio-temporelle importante. La plupart des modèles sont limités par l’influence des micro-conditions environnementales (M. Djillali et Y. F. Thomas (1975) ; C. Meur-Férec et M.-H. Ruz, 2002). Le calcul du transport éolien nécessiterait la prise en compte de multiples paramètres environnementaux qui agissent, entre autres, sur la cohésion du sable : la pente de la plage, le fetch éolien, la taille de la surface de déflation, la présence ou non d'obstacles, de végétation… La nature du sédiment est également à prendre en compte : sa taille, sa forme ou bien le triage des grains. Les facteurs hydrodynamiques déterminent la taille de la surface découverte et le temps de séchage du sédiment, tout comme les facteurs météorologiques. Enfin, il ne faut pas omettre le facteur humain, qui, par le piétinement notamment, peut engendrer une modification de l’état de la surface du sol.