• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 6 – L’INTÉGRATION DES PRINCIPES DE DÉVELOPPEMENT

6.2 L A TRADUCTION DES PRINCIPES DU DÉVELOPPEMENT DURABLE DANS LE SAD

6.3.1 Le développement durable : à chacun sa définition du concept

Les résultats de l’enquête de terrain débouchent sur un constat très net quant à l’élasticité de la définition donnée au concept de développement durable et aux divergences de vues importantes entre les acteurs sur la façon de le transposer dans les pratiques urbanistiques. Tel que l’ont souligné de nombreux chercheurs, le « développement durable » demeure un concept flou dont la mise en application soulève de nombreuses contradictions (Gagnon, 2008; Hamman et Blanc, 2009; Smouts, 2008b; Theys, 2000a, 2000b, 2000c; Theys et Emelianoff, 2001).

Les entretiens réalisés dans le cadre de l’enquête avaient notamment pour objectif de vérifier s’il était possible de rallier les différents groupes d’acteurs autour d’une définition commune du développement durable. Les observations effectuées lors des activités de consultation avaient d’ores et déjà mis en lumière un fossé important à cet égard entre les acteurs du secteur

de la construction résidentielle et les autres intervenants en général. Le « vrai développement durable », selon la conception défendue par l’APCHQ pendant les consultations, et corroborée par le représentant de ce secteur d’activité rencontré en entrevue (CI-1), consiste à permettre le développement à l’intérieur des limites de la ville de Gatineau, et donc à ouvrir les zones d’aménagement différé et à miser sur une densité « modérée » pour freiner l’exode vers les communautés voisines et les pertes économiques que cela entraîne. « À trop densifier, on envoie les gens en périphérie de Gatineau. L’APCHQ n’est pas contre les espaces verts, mais il est important d’avoir une économie forte à laisser à nos enfants », déclarait le président de l’APCHQ lors d’une séance de consultation. Dans un mémoire présenté à la Ville dans le cadre de la révision du SAD, l’APCHQ réclame donc l’élargissement du périmètre urbain et l’ouverture complète des aires différées pour contrer l’étalement urbain, qu’elle définit comme étant « celui qui s’étend au-delà des zones agricoles, dans les municipalités rurales des Collines-de-l’Outaouais ». À son avis, la construction résidentielle de basse et moyenne densité à l’intérieur des limites municipales « ne peut être considérée comme de l’étalement urbain » dans la mesure où il s’agit d’une stratégie d’occupation du territoire visant à répondre aux besoins des jeunes ménages et des premiers acheteurs en quête de logements neufs et abordables (APCHQ, s.d.). En ce sens, l’APCHQ considère que Gatineau fait fausse route en misant sur la densification du centre-ville, alors que « 68 % des ménages souhaitent vivre dans une résidence unifamiliale » selon un sondage que l’organisme a réalisé. « Écoutez, les gens, ils rêvent d'avoir leur maison, pas leur condo » (CI-1), soutient l’intervenant du secteur rencontré en entrevue.

Sans surprise, les organismes à vocation écologique tels que Vivre en ville, le CREDDO et le Groupe d’action d’Équiterre en Outaouais s’inscrivent totalement en faux contre cette conception du développement durable et prônent plutôt un resserrement du périmètre urbain, une ville plus compacte, bâtie à échelle humaine et articulée autour d’une infrastructure de transport collectif et actif qui permet de réduire la dépendance au pétrole et les émissions de GES, des mesures plus rigoureuses de protection des milieux naturels, ainsi que la préservation et la mise en valeur du potentiel agricole. Selon Vivre en ville, Gatineau « doit résolument

tourner le dos à la logique d’étalement urbain qui a jusqu’ici prévalu »29 et profiter de l’occasion offerte par la révision de son schéma d’aménagement pour prendre « le virage vers des collectivités viables » et ainsi « améliorer la qualité de vie » des Gatinois (Vivre en ville, 2013, p. 9).

« Faire une collectivité viable, c’est construire des quartiers adaptés à la marche, des milieux de vie complets et bien reliés entre eux par des réseaux performants de transport collectif. Une collectivité viable protégera les terres agricoles […] renforcera les cœurs de village et les quartiers centraux et favorisera la vitalité économique et les interactions sociales sur l’ensemble du territoire. Construire des collectivités viables, c’est faire en sorte que chacun ait accès à un service de transport collectif efficace qui contribuera à mettre fin à l’augmentation de la circulation automobile et fera économiser des milliards en infrastructures routières » (ibid.).

« Qualité de vie » et « développement durable » sont d’ailleurs étroitement liés dans les réponses données par les acteurs interviewés à la question « Que signifie pour vous le concept de développement urbain durable? ». Or, la « qualité de vie » étant elle-même une notion très subjective, la mise en relation des deux concepts ne permet pas réellement d’arriver à une conception partagée de ce qu’est le développement durable. L’application des principes de développement durable à l’aménagement urbain varie selon les valeurs, les intérêts et les préoccupations des acteurs interviewés. Synonyme de « vie de communauté agréable, qualité de vie, réduction des temps de déplacement, modes de transport actifs » pour un citoyen actif dans le mouvement écologique (SV-2), le développement durable se conçoit surtout pour deux représentants d’associations citoyennes comme la manifestation d’un souci de l’esthétisme et de la qualité du milieu de vie (SV-4), comme un « développement harmonieux » basé sur une utilisation optimale et économe de nos ressources et qui fait « une place importante au facteur humain, […] au respect de l’environnement et des gens qui habitent dans un milieu donné » (SV-1). Pour cette personne, le concept de développement durable est « une expression usée » et galvaudée dont il y a lieu de se méfier. Enfin, pour un étudiant (SV-3), le développement durable est synonyme de prise en compte du long terme, de justice sociale, de respect de l’environnement et de la capacité de support du milieu, ainsi que d’adaptabilité au changement.

29Déclaration de Christian Savard, directeur général de Vivre en ville, rapportée dans un communiqué publié le 25 mars 2013 et ayant pour titre « Le CREDDO, le Groupe d’action d’Équiterre en Outaouais et Vivre en ville souhaitent des cibles plus ambitieuses pour le développement durable de Gatineau ».

Il est d’ailleurs intéressant de noter que le plus jeune des citoyens interviewés est le seul à afficher une préoccupation à l’égard des conséquences à long terme du développement :

« Une ville durable, c’est une ville qui n’est pas seulement environnementalement durable, mais une ville qui est aussi financièrement, économiquement et socialement durable. C’est où on ne pense pas seulement en fonction des besoins d’aujourd’hui, mais où on va perpétuer un cycle qui peut continuer presque à perpétuité. C’est quelque chose qui peut s’adapter au changement » (SV-3).

Cette préoccupation à l’égard de l’impact des choix d’aujourd’hui sur la ville de demain est partagée par un urbaniste de la Ville (P-1), pour qui le développement durable est « de permettre aux générations futures de pouvoir avoir une ville de bonne qualité, comme nous l’avons eue, une ville qui offrira de meilleures opportunités, une vie meilleure, un environnement naturel et des façons de se déplacer de qualité meilleure ou équivalente. C’est de donner en héritage comme le ferait un père de famille ». Ce dernier reconnaît par ailleurs que chaque ville conçoit sa propre définition du développement durable et que « ce n’est jamais simple ». Pour un autre urbaniste (P-2), le DUD consiste à « faire les choses autrement », à abandonner « les vieux modèles », à se donner des objectifs concrets et des moyens d’atteindre ces objectifs, ce à quoi un élu (E-1) répond qu’il faut y aller graduellement, sans « tout chambarder » et dans le respect des besoins et des préférences des citoyens. Un expert de la participation publique (P-4) rappelle à cet égard l’importance de l’implication des citoyens comme outil de mise en œuvre du développement durable, non seulement en tant que participants à des consultations publiques, mais en tant qu’initiateurs de projets. L’adoption par la Ville de Montréal en 2009 du droit d’initiative citoyenne en matière de consultation publique30 représente selon lui un pas « très important » vers ce qu’il appelle« l’empowerment ou la prise en charge locale » en vue d’une meilleure utilisation des espaces. Il cite à ce sujet la consultation publique sur l’agriculture urbaine découlant du droit d’initiative et l’exemple des ruelles vertes de Montréal, « une formule par laquelle, avec des moyens souvent très modestes, y'a des bouts de ruelle qui ont été rendus plus agréables ». Ce genre d’initiatives

30 Le Droit d’initiative en matière de consultation publique permet aux citoyens de proposer des solutions ou des projets reliés à des enjeux qui leur tiennent à coeur en obtenant la tenue d’une consultation publique par le dépôt d’une pétition. Source : ville.montreal.qc.ca › Vie démocratique › Espace citoyen, page consultée le 16 octobre 2014

reflète d’ailleurs sa conception du développement durable, c’est-à-dire une occasion de faire preuve d’imagination, de volonté et d’audace afin de récupérer et de revaloriser des espaces abandonnés, de trouver une nouvelle vocation à des infrastructures désuètes au lieu de tout démolir. « Ça force les gens à y penser deux fois avant d’opter pour la solution facile […]. Et ça, ça s'inscrit dans mon esprit de ce que c'est le développement durable : faire durer, donner une pérennité, réutiliser » (P-4).

Un expert en environnement (P-3) déplore quant à lui la prédominance systématique des enjeux économiques « quand vient le temps de poser des gestes », faisant remarquer au passage l’attitude souvent paradoxale des citoyens : « Tout le monde est pour le nouvel urbanisme jusqu’à ce que le McDonald s’installe à côté de chez vous… » Il ne manque pas non plus de souligner les contradictions inhérentes au développement durable, citant en exemple les pressions exercées sur la Société de transport pour accroître le nombre de places de stationnement aux abords des stations de transport en commun rapide, ce qui aurait pour effet de « scrapper des hectares en pavage proche du réseau de transport en commun au lieu d’y loger des gens ». Autrement dit, « on a fait le Rapibus pour couper les GES et les îlots de chaleur », mais « le réflexe c’est de prendre l’auto pour aller prendre le Rapibus » parce que les lignes de rabattement sont insatisfaisantes. « La question, c’est combien d’énergie il faut mettre sur le rabattement versus mettre de l’énergie sur le temps de marche vers le Rapibus » (P-3).

Un autre élu (E-2), qui rêve d’une ville qui tend à revaloriser la nature et à « rapprocher les gens », affiche en définitive une vision tout à fait désenchantée du développement durable en faisant valoir les effets souvent contradictoires des choix d’aménagement faits au nom du développement durable et l’incohérence des décisions prises en ce sens par l’administration municipale. Elle cite en exemple le cas d’un terrain de golf, un lieu avec « des milieux humides [et] des gros arbres matures », qu’on veut transformer en « écoquartier pour que ce soit vert », les conséquences de la densification et de la création de ZATC sur l’abordabilité du logement et la capacité des ménages à faible revenu de se loger, de même que la lenteur de l’administration à poser des gestes aussi simples que d’aménager une piste cyclable pour relier un quartier résidentiel à une école polyvalente afin d’encourager les élèves à se rendre à l’école à pied ou en vélo plutôt qu’en voiture. « Ça fait quatre ans que je me bats pour un petit bout de

piste cyclable entre la rue Main et le boulevard Labrosse. C'est peut-être 800 mètres, mais y'a pas d'argent pour finir mon bout de piste cyclable. Pourtant ce bout-là, c'est le lien qui t'amène à la polyvalente » (E-2). Un dossier en particulier semble lui avoir fait perdre confiance dans la capacité de la Ville à mesurer les conséquences des choix qui sont faits et à appliquer les nouvelles orientations du schéma sur le terrain. Il s’agit du cas d’un quartier dans son district qui vient d’être intégré dans le périmètre urbain, mais dans une « aire d’expansion » où le développement est assujetti au fait que « la capacité d’accueil résiduelle de développement [de l’aire de marché dans lequel est situé ce quartier] est inférieure à la capacité requise pour les 10 prochaines années » (Ville de Gatineau, 2013b, p. 4-51). Alors qu’une des grandes orientations du SAD est de « créer des milieux de vie complets et écoresponsables », cet élu souligne que cette décision vient anéantir les espoirs des résidents de ce quartier d’atteindre une densité suffisante pour avoir accès à des services de transport en commun, des commerces de proximité, une école, etc.

« Et là on parle de développement durable... J'ai 2000 résidents qui n'ont aucun service.

Ils ont la STO le matin, à l'heure du dîner et le soir, à des heures pas suffisantes pour vraiment offrir un bon service. Et puis [il n’y a] pas assez de densité pour augmenter le niveau de service. J'ai une roue vicieuse. […] Ça fait que moi, mes citoyens, n'ont rien. Ils sont exclus. […] Pis là on parle de 20 ans, 30 ans, 40 ans... Oublie ça! » (E-2).

Cette personne en conclut que le DUD se fera toujours au détriment d’une partie de la population, une opinion partagée en partie par le représentant du secteur de la construction immobilière, lui aussi très préoccupé par l’abordabilité des logements, et qui évoque le caractère élitiste du développement durable en faisant référence au prix exhorbitant des maisons dans les écoquartiers (CI-1).