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Le décalage entre rhétorique et action dans le Delta du Niger dans le Delta du Niger

responsabilisation des entreprises

2.3. Le décalage entre rhétorique et action dans le Delta du Niger dans le Delta du Niger

En examinant les actions de Shell au Nigéria, nous soutenons que cette compagnie se comporte sans respecter des normes qu’elle a pourtant adoptées. Ainsi, la reconnaissance et l’intégration des normes par une entreprise voisinent quelquefois avec leur irrespect ou leur détournement, phénomènes observables en examinant ses usages en la matière. Autrement dit, Shell a reconnu la validité des normes et les a incorporées dans sa structure organisationnelle. Néanmoins, son comportement au Nigéria révèle un décalage majeur. Dans le Delta du Niger, un observateur attentif relève toujours des discordances entre les normes internationales prônées par Shell et ses pratiques locales. Ce phénomène souligne le fait que bien que les normes internationales puissent être diffusées à l’échelle

internationale, elles ne vont pas nécessairement être intériorisées dans tous les endroits. L’alignement public aux normes internationales peut ainsi être considéré comme une réponse stratégique aux pressions exercées par les mouvements sociaux605. En ce faisant, l’organisation est récompensée par la légitimité auprès de ceux qui exercent les pressions. Ils relâchent la sévérité de leurs efforts de contrôle laissant l’organisation plus de poursuivre ses objectifs.

En conformité avec sa nouvelle posture humanitaire, Shell a pris publiquement position pour mettre en avant sa transformation au niveau mondial mais ses actions s’avèrent bien différentes. Pour les vingt Ogonis détenus au Nigéria après l’exécution précédente des neufs autres, Shell a publiquement demandé, un traitement humain, un procès équitable et la clémence606. L’entreprise a revendiqué jouer un rôle important dans l’augmentation de la proportion des revenus pétroliers bénéficiant aux Ogonis607. Toujours dans cette démarche, en mai 1996 Shell a élaboré un ‘Plan for Action’ en Ogoniland. La firme y détaillait ses plans pour nettoyer les déversements de pétrole brut, sauvegarder des installations pétrolières, réhabiliter et maintenir des projets de développement communautaires existants608. Cependant, les Ogonis n’ont pas été consultés pendant l’élaboration du plan. Pour eux, c’est révélateur du mépris que Shell conserve envers eux609. Le hiatus apparaît évident.

Shell a reconnu sa responsabilité en matière de développement et l’absence d’investissements gouvernementaux dans les infrastructures régionales. Selon ses dires, elle a dépensé plus de 20 millions de dollars chaque année dans des projets de développement dans le Delta du Niger, 52 millions de dollars en 1999610. Shell a aussi institué une unité de ‘Community Programme Development’ en 1997. Elle a changé son approche du développement communautaire, passant de l’assistance

605 OLIVER, Christine, « Strategic Responses to Institutional…1991.

606 SHELL, Profits and Principles – Does There Have to Be a Choice?, 1998, p. 18.

607 TANGEN, Kristian, “Shell: Struggling to Build…2003, p. 14. Avec la venue au pouvoir d’un gouvernement civil d’Olusegun Obasanjo, la proportion des revenus pétroliers attribués au Delta du Niger est passée de 3 à 13 pourcent. Elle est gérée par la Niger Delta Development Commission (NDDC). Structure établie en 2000, elle était à cette période, dirigée par Godwin Omene, un ancien employé de Shell.

608 WHEELER, David, FABIG, Heike, BOELE, Richard. “Paradoxes and Dilemmas for ….. 2002, p. 307. 609 Ibid.

communautaire («community assistance » (CA) en anglais) à celle de développement communautaire (ou « community development » (CD) en anglais). La CA, mise en place depuis les années 1960, consistait en des actions philanthropiques : dons aux communautés mais sans les consulter préalablement sur leurs besoins. Ainsi, beaucoup de projets étaient abandonnés, inutiles, et non -fonctionnels611.

En revanche, l’objectif de CD consiste à augmenter le niveau de la participation des communautés dans l’élaboration, la mise en œuvre et le suivi des projets dans l’espoir que cela mène à un développement durable612. Ce but a échoué. Habituée à ne pas consulter les communautés locales durant l’élaboration des programmes de développement communautaire, la compagnie a failli pour instiller la confiance. Ses propositions ont été perçues par les habitants comme des exercices de relations publiques inefficaces. Elles étaient également considérés comme une tentative de Shell pour obtenir une autorisation sociale (ou un « permis social d’exploitation »613) de la part des Ogonis pour reprendre la production en Ogoniland614.

Des contradictions ont également été observées entre les déclarations de Shell et la réalité du terrain. En 1996, la firme a affirmé avoir pris la responsabilité de l’entretien d’un hôpital à Gokana en pays Ogoni. Trois ans plus tard, une équipe de l’ONG Body Shop a visité l’hôpital. Elle le trouva peu fourni en médicaments, sans électricité ni eau courante, avec des lits sans matelas, et des trous dans les toits. Pour sa défense, Shell a avancé qu’elle n’avait pas pu s’occuper de l’hôpital car son personnel n’était pas le bienvenu615. En décembre 1998 Shell a également déclaré avoir restauré l’électricité en Ogoniland. Cependant, une mission comportant des journalistes et des hauts responsables de Body Shop a révélé que l’approvisionnement en électricité était déficient. Les membres de cette délégation

611 IDEMUDIA, Uwafiokun, “Oil Extraction and Poverty Reduction in the Niger Delta: A Critical Examination of Partnership Initiatives.” Journal of Business Ethics, Vol. 90, 2009, pp. 91 – 116.

612 IDEMUDIA, Uwafiokun, “Oil Extraction and Poverty Reducti on …..

613 Au sens large, un permis sociale d’exploitation (ou « social licence to operate ») est l’acceptation sociale d’une entreprise par la société.

614 HUMAN RIGHTS WATCH, The Price of Oil: Corporate Responsibility…1999, p. 13.

ont aussi observé qu’il n’y avait peu ou pas d’infrastructures dans de vastes zones616.

Dans la même optique, des divergences ont été constatées concernant les montants que Shell revendiquait avoir consacrés au développement communautaire. En 2000 Shell a déclaré avoir dépensé 85 millions de dollars pour les dépenses sociales dont 26,35 millions de dollars en Afrique et au Moyen-Orient. Cependant, dans le même rapport, Shell affirme avoir dépensé plus de 50 millions de dollars pour le seul Nigéria617. Serait-t-il un moyen pour Shell de gagner en pertinence auprès de ses critiques en s’affichant son engagement important à l’égard des communautés du Delta du Niger?

Un élément confirme ce décalage entre les discours et les usages. Shell a effectivement agrandi son cercle des parties prenantes au Nigéria. En d’autres mots, maintenant, cette compagnie recueille les opinions des habitants de cette région. Mais même en reconnaissant les avis des Ogonis, leurs jugements et leurs demandes restèrent considérés comme anodins. Cette entreprise était habituée à ignorer les avis de la population locale. Shell préférait traiter avec certains chefs et contractants locaux. Ces derniers utilisaient leurs relations avec la compagnie pour leur propre profit et non pour celui de la communauté. Cette pratique n’a pas réellement changé à la suite de la crise Ogonie618. Il n’est donc pas surprenant que les incidents de protestation contre Shell se soient poursuivis . Ils ont même augmenté : 150 en 1997 et 325 en 1998619.

Shell a continué ses atteintes aux Droits de l’Homme en pays Ogoni . Sous prétexte de dialogue avec les communautés, l’entreprise s’est servie des forces de sécurité étatiques pour contraindre leurs dirigeants à signer des lettres. Ces missives l’invitaient à reprendre la production d’hydrocarbures. Pourtant, la firme ava it au préalable insisté sur le fait qu’elle reprendrait la production seulement sur

616 Ibid.

617 SHELL, “People, Planet and Profits” The Shell Report 2001, p. 39 & p. 40. 618 Ibid.

invitation des individus y habitant620. En 1999, un projet de construction de route déclencha une vague de violence dans la communauté de K-Dere car les habitants n’avaient pas été consultés. La police ouvrit le feu sur plusieurs villageois et brûla plus de 15 maisons621. D’autres violations des Droits de l’Homme, dans lesquelles Shell et ses contractants étaient impliqués ont aussi eu lieu à Edagberi et Iko622. La pollution de l’environnement a continué. En 1998, le groupe Shell a payé dans le monde plus de huit millions et demi de dollars d’amendes pour avoir violé les réglementations environnementales. Plus de 95 pour cent de ces amendes revinrent au Nigéria623, ce qui indique l’ampleur de la pollution de l’environnement dans le pays.

En général, il existait des écarts substantiels entre la rhétorique internationale de Shell et ses actions sur place. Cela s’explique par une logique instrumentale. Les différentes mesures, adaptées aux conditions locales de chaque pays de l’opération, doivent être rentables à la fois pour l’entreprise et les habitants. Selon l’ancien directeur général du groupe Shell, il n’y a pas de norme absolue et unique en matière d’environnement624. Autrement dit, les normes adoptées peuvent dépendre des pressions juridiques, politiques, économiques et sociales. Mais les normes applicables, dans ce cas en matière de l’environnement, sont déterminées par le contexte dans lequel l’entreprise se trouve. C.A.J Herströt er, l’ancien directeur général du Shell, a aussi soutenu que:

“Should we apply higher-cost western standards, thus making the operation

uncompetitive and depriving the local workforce of jobs and the chance of development? Or should we adopt the prevailing legal standards at the site, while having clear plans to improve towards “best practice” within reasonable time frame?”625.

620 HUMAN RIGHTS WATCH, The Price of Oil: Corporate Responsibility…1999, p. 13. 621 WHEELER, David, FABIG, Heike, BOELE, Richard. “Paradoxes and Dilemmas for ….. 622 HUMAN RIGHTS WATCH, The Price of Oil: Corporate Responsibility…1999, p. 14.

623 Sur un montant de 8524055 de dollars, Shell a payé 8114329 de dollars au Nigéria.SHELL, People, Planet, Profits, 1999, p. 12.

624 HUMAN RIGHTS WATCH, The Price of Oil: Corporate Responsibility…1999, p. 53. 625 Ibid, pp. 52 – 53.

Le manque de pressions juridiques au Nigéria permet aussi de comprendre ces discordances entre le discours et l’action de Shell. Finnemore et Sikkink (1998) soutient que la législation et la bureaucratie sont des principaux instruments de l’intériorisation des normes626. Autrement dit, les autorités nationales jouent un rôle important dans la transmission et l’intériorisation des normes. Mais joueront-elles un tel rôle lorsque l’intériorisation des normes concernées est considérée comme préjudiciable à leurs propres intérêts ? Il est important de rappeler que Shell tire avantage du traitement préférentiel qui lui est accordé dans ce pays , un pays où la firme génère presque à la moitié des revenus du gouvernement. Tant que ce dernier reste dépendant de ces revenus pétroliers, et que Shell en fournit la plupart, il la soutiendra toujours. Malgré l’amorce de la transition démocratique en 1999, les avantages associés à la démocratie (comme plus de respect des Droits de l’Homme et la prise en compte des attentes populaires) restent loin du Delta du Niger, comme du reste du territoire nigérian. Le pouvoir exécutif reste trop dépendant des revenus pétroliers pour qu’une amélioration perceptible se fasse jour.

Le comportement de Shell dans le Delta du Niger est fondé sur le calcul rationnel d’une réponse adaptée dans un contexte donné. Pour que sa RSE soit pertinente, Shell doit intégrer les attentes sociales et les normes sociétales. Elle adopte une approche spécifique au contexte local, une approche qui peut être différente de celle adoptée face à la société civile internationale. Les normes revendiquées par Shell au niveau global ne sont pas nécessairement mises en œuvre dans chaque pays, comme c’est le cas dans l’exemple nigérian. Il s’agit de répondre de façon adéquate aux différentes pressions et sanctions.

Cette attitude confirme la position de Suchman (1995, p. 578) : la légitimité pragmatique d’une organisation est déterminée par son public immédiat. Sa légitimité consiste à s’approprier les normes de son public immédiat627. Shell a adapté sa stratégie de RSE en fonction des préoccupations sociétales auxquelles

626 FINNEMORE, Martha, SIKKINK, Kathryn, “International Nor m Dynamics and…1998.

627 SUCHMAN, Mark C., “Managing Legitimacy: Strategic and Institutional Approaches”, Academy of Management

elle a été confrontée. Ainsi, à l’étranger la compagnie a modifié son discours et mis en œuvre son processus organisationnel pour promouvoir le respect des Droits de l’Homme et la protection de l’environnement. En pays Ogoni, où les revendications initiales du MOSOP se tournaient vers l’autonomie politique et le contrôle des ressources en vue de développer la région, Shell a alors mis en place des programmes de développement communautaire. Leur mise en place n’a pas réglé les problèmes (dont la dégradation de l’environnement et l’absence de développement) à l’origine de la crise des Ogonis. Par conséquent, Shell n’a pu rentrer en pays Ogoni pour reprendre la production. En octobre 2013, Shell a donc annoncé la vente de deux blocs pétroliers dans la région628.

En outre cette compagnie et les autres multinationales pétrolières ont dû faire face à l’agitation sociale croissante dans le Delta du Niger. S’inspirant de l’exemple des Ogonis, d’autres ethnies de cette zone ont formé des mouvements sociaux pour faire valoir leurs droits et obtenir davantage de revenus de la manne pétrolière. Au nombre de ces mouvements nous pouvons citer : le Movement for the Survival of the Izon Ethnic Nationality in the Niger Delta, le Movement for Reparation to Ogbia, le Council for Ikwerre Nationality, le Southern Minorities Movement, et l’Ijaw Youth Council629. Cependant, ils suivent de nouvelles stratégies. La répression violente, infligée par les forces de sécurité aux membres du MOSOP, les a encouragés à employer des tactiques violentes, lors leurs protestatio ns.

Conclusion

Selon Wheeler et al. l’issue tragique de la lutte des Ogonis a mis en lumière l’interconnexion entre les entreprises, les problématiques de l’environnement et les Droits de l’Homme630. Les Ogonis, au cours de leur combat pour faire valoir leurs droits auprès de la coalition entre un gouvernement répressif et une puissante entreprise multinationale, sont devenus un symbole important de la lutte pour la

628 AMANZE-NWACHUKU, Chika, “Shell to Sell Four More Onshore Oil Blocks” , This Day, 11 octobre 2013.

629 HUMAN RIGHTS WATCH, Nigeria: The Ogoni Crisis: A Case-Study of …1995; NWAJIAKU, Kathryn, “Between Discourse and Reality; The Politics of Oil and Ijaw Ethnic Nationalism in the Niger Delta”, Cahiers d’études africaines, Vol. 2, No. 178, 2005, pp. 457-496.

630 WHEELER, David, FABIG, Heike, BOELE, Richard, « Paradoxes and Dilemmas for Stakeholder Responsive…2002, p. 301.

responsabilisation de l’entreprise631. Les changements effectués par Shell, à la suite de la crise des Ogonis et de Brent Spar ont été une étape fondatrice dans le domaine des normes de RSE, à la fois à l’échelle mondiale et au Nigéria.

Cependant, il existe toujours les écarts entre les normes revendiquées dans le discours de Shell et ses actions sur le terrain dans le Delta du Niger. C’est pourquoi on pourrait soutenir qu’il y a un changement de politique plutôt qu’une véritable transformation sur le terrain. Cela explique en partie pourquoi Shell reste l’entreprise multinationale la plus ciblée par les réseaux transnationaux et la société civile nigériane. En outre, l’adoption de nouvelles normes par cette entreprise pétrolière facilite leur propagation parmi d’autres firmes632. Le chapitre suivant examinera l’impact qu’eut l’approche de la RSE développé par Shell, comme un facteur de compréhension de la dynamique actuelle de la responsabilisation des compagnies au Nigéria.

631 BOB, Clifford, “Political Process Theory and Transnational…2002.

632 SUDHAMAN, Arun, “Shell Most Targeted by Activists finds Global NGO Monitor”, The Holmes Report, 29 juin 2012.

3. La RSE au Nigéria : une notion au contenu