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Le Crouesty, un exemple parmi d’autres des conditions de réalisation et des répercussions d’un grand port de plaisance des

C) 1965-1985 : L’ÈRE DU PORT DE « COMPLAISANCE »

C.1. Le Crouesty, un exemple parmi d’autres des conditions de réalisation et des répercussions d’un grand port de plaisance des

années soixante-dix

Avant de retourner une trentaine d’année en arrière et d’entrer au cœur des procédures de l’époque relatives à l’opération Kerjouanno-Le Crouesty, rappelons que les responsables politiques et, a fortiori, administratifs actuels, qu’ils s’agisse des élus du conseil général, des agents de la SAGEMOR153 ou du SMPBNM154, en charge du développement et de la gestion de nombreux équipements touristiques et nautiques du département, ne sont en rien responsables des actions entreprises dans les années soixante et soixante-dix. Déterminer un responsable parmi ces acteurs reviendrait ni plus ni moins à désigner un bouc émissaire.

C.1.1. La station touristique de Kerjouanno-Le Crouesty

La décision de sa création remonte au milieu des années 1960. Cette opération planifiée s’inscrivait au cœur d’un vaste plan d’aménagement, essentiellement touristique, du littoral morbihannais. Cette entreprise s’est réalisée d’autant plus aisément qu’un homme politique d’envergure nationale155 présidait alors le Conseil Général du Morbihan. Celui ci impulse la naissance d’un syndicat mixte chargé de créer et de développer les ports de plaisance dont celui du Crouesty. Les travaux de ce dernier,

152 LEBAHY Yves, Un littoral à protéger. Les ports de plaisance et l’activité nautique, 1994.

153 SAGEMOR : Société Anonyme de Gestion du Morbihan. Cet organisme d’essence départementale administre huit ports de plaisance ainsi que certains monuments historiques et des sites mégalithiques.

154 SMPBNM : Syndicat Mixte des Ports et Bases Nautiques du Morbihan.

155 Il s’agissait de Raymond MARCELLIN, plusieurs fois secrétaire d’État sous la IVe République, ayant occupé de nombreux postes ministériels sous la Ve République de 1962 à 1974 (Santé publique, Industrie, Aménagement du territoire, Intérieur puis agriculture, notamment Ministre d’État sous Georges Pompidou), sénateur du Morbihan de 1974 à 1981, député du Morbihan de 1946 à 1974 puis de 1981 à 1997, maire de Vannes de 1965 à 1977.

aujourd’hui géré par la SAGEMOR, débutèrent en 1973 et le port de plaisance, élément central de la station, ouvre l’année suivante. A l’image des aménagements portuaires languedociens réalisés dans le cadre de la Mission Racine156 (que nous évoquerons d’ici quelques pages), ce port est accompagné de complexes immobiliers au fur et à mesure de son agrandissement. D’ailleurs, les aménagements touristiques morbihannais entrepris à l’époque, ont plusieurs fois été qualifiés de « Mini opération Languedoc-Roussillon ». Les équipements caractéristiques d’une grande station touristique viennent progressivement étoffer l’environnement portuaire (front de port commercial surmonté d’appartements et de studios, quartiers de résidences secondaires, golf 18 trous, établissement de thalassothérapie, casino…). Ainsi, l’activité touristique quasi

inexistante avant la création du port de plaisance, est devenue la principale ressource de la presqu’île de Rhuys.157

Après d’importants travaux d’extension, le port du Crouesty était devenu en 2001 le premier de Bretagne en terme de capacité d’accueil pour les bateaux de plaisance (après une extension de 135 places, le port du Moulin-Blanc à Brest l’a légèrement dépassé depuis : 1460 anneaux). Au total, 1432 bateaux s’y concentrent désormais, renforçant son rôle moteur au sein de la station touristique. Son succès est incontestable au regard de sa fréquentation notamment estivale, de la longueur de la liste d’attente synonyme de plusieurs années de patience pour l’obtention d’une place, des événements nautiques qui y sont organisés (salon nautique en automne, régates, entraînements d’hiver en vue de ces mêmes épreuves nautiques…).

C.1.2. Une opération ayant ignoré le principe de précaution

Ce principe est relatif à la question du financement de l’opération. Une émanation du conseil général du Morbihan, la SATMOR158, devenue SAM en 1982 (Société d’Aménagement du Morbihan) avait pour mission d’acquérir à bas prix les terrains nécessaires à la réalisation de la future station touristique. Il faut noter au passage la complexité de la tâche : les 140 hectares à acquérir concernent 1500 parcelles et 576 propriétaires. De plus, beaucoup d’entre-eux ne possédaient aucun titre de propriété et

156 La Mission Interministérielle d’Aménagement du Languedoc-Roussillon (MIALR), parfois appelée « Mission Racine » du nom de son président, était un programme d’aménagement touristique de grande ampleur destiné à assurer le développement économique de la région Languedoc-Roussillon. Un autre programme concernait le littoral Aquitain : la MIACA (Mission interministérielle d’Aménagement de la Côte Aquitaine).

157 LAGEISTE Jérôme, Le nautisme en Bretagne, 1995.

158 SATMOR : Société d’Aménagement Touristique du Morbihan. Organisme a qui fut confié le

certains n’étaient pas en mesure de préciser l’emplacement exact de leurs terrains (situation fréquente parmi les propriétaires agriculteurs dont les terres se transmettaient de génération en génération).

Une fois obtenu le foncier nécessaire, il s’agissait ensuite de revendre ces terrains plus chers à des particuliers ou, le plus souvent, à des promoteurs immobiliers. En tant que société d’économie mixte majoritairement publique (65 % des parts au conseil général du Morbihan), la SATMOR ne faisant pas de bénéfice, la différence servait à payer les travaux indispensables à la viabilisation des terrains (adduction d’eau et d’électricité, réseau d’assainissement, dessertes routières…). Mais les aménagements ayant été

réalisés avant de vendre les terrains ou les places du port, il a donc bien fallu emprunter l’argent nécessaire159 puisque la subvention de l’État prévue à cet effet était

loin de couvrir l’ensemble des frais. Le conseil général et la commune d’Arzon s’étaient alors portés garants de l’emprunt risquant l’argent des contribuables du département et

de la commune si l’opération n’atteint pas le succès escompté.160 Si à terme, ce succès s’est vérifié, il est néanmoins arrivé plus tardivement que prévu.

C.1.3. La politique foncière : le pot de terre contre le pot de fer

Pour une opération d’une telle ampleur, la SATMOR avait besoin de réserves foncières qu’elle acquît essentiellement à l’amiable selon elle. Il y a pourtant eu quelques procédures peu glorieuses dont voici un exemple : le 13 octobre 1975, un avis d’expropriation signé du juge d’expropriation certifie à une quinzaine de personnes « déclarons expropriés immédiatement pour cause d’utilité publique au profit de la SATMOR… » Il faut souligner à ce sujet qu’en date du 11 février 1969, la commission

départementale relative aux opérations immobilières (…) donnait avis favorable à l’opération d’expropriation, alors que l’arrêté le décidant n’est pas encore signé. » ! 161 Cette affaire est donc légale mais elle provoque un grand nombre de questions quant à

sa justification et à l’utilisation qu’il est fait des lois et du profit qu’elles amènent162. De son côté, l’autorité départementale déclarait publiquement que la procédure à l’amiable avait concerné l’immense majorité des transactions. Plus généralement, il semble que ce soit surtout le droit de préemption, voire parfois l’expropriation, et non l’acquisition à l’amiable, qui ait permis l’obtention de nombreux terrains. D’après les chiffres officiels

159 L’HÉNORET Christian, La presqu’île de Rhuys : pour un réaménagement basé sur l’équilibre des

activités permanentes et temporaires, 1979.

160 Ibidem.

161 Ibidem.

de la SATMOR, le coût global des acquisitions foncières aurait été de 10 millions de francs, soit environ 3 francs par mètre carré, ce qui est bien inférieur aux prix pratiqués à l’époque par les agences immobilières (rapport de 15)163. La plupart des propriétaires n’ont pas réellement vendu leur terre de leur propre chef. Prétextant la non utilisation de ces terrains, la SATMOR a caché les possibilités de tirer profit de l’opération. De peur d’être expropriés, les propriétaires concernés se sont laissés convaincre cédant leurs terres à des prix dérisoires (jusqu’à 1,50 franc le mètre carré, soit 20 à 25 centimes d’euro ! Spoliation du droit de propriété ?). A l’inverse, les propriétaires les plus conciliants, ayant conclu de véritables accords à l’amiable, ont semble t-il obtenu des prix au mètre carré bien plus convenables : 14 francs par mètre carré pour l’un d’eux (2,1 €), 54 francs pour un autre (8,2 €). Les pressions exercées sur les plus réticents étaient donc nombreuses. Toutes représentaient autant de déstabilisation de la

population locale, souvent mal informée et ne se rendant pas compte des conséquences d’un tel projet.164 Ceci explique les déclarations « d’acquisition à l’amiable ». En fait, sur les 576 propriétaires, moins d’une dizaine (cinq selon certaines sources) ont bénéficié d’un réel accord à l’amiable. Il s’agissait vraisemblablement des propriétaires des terrains les plus importants dont la commune d’Arzon elle même, car la superficie cumulée concernée était de 51 hectares (dont 31 appartenaient à la commune), soit plus du tiers des réserves foncières obtenues ! L’arzonnais Lambda n’avait sans doute pas droit à tant d’égards. Quand les autorités départementale ou municipale admettaient finalement la prédominance des procédures de préemption ou d’expropriation, chacune se renvoyait la responsabilité : la municipalité d’Arzon se présentant comme simple

« service de liaison »165 tandis que la SATMOR rappelait que l’équipe municipale avait voté les plans d’urbanisme avalisant l’entreprise. A la défaveur des deux collectivités, on peut rappeler le flou ambiant autour de l’opération. La diffusion de l’information à se sujet se faisait au compte gouttes, à la demande de particuliers et avec réticence (mensonge par omission ?). Quels que soient les torts des uns ou des autres, certains arzonnais et leurs descendants ont eu le sentiment d’avoir été dépossédés de leur terre. Leur amertume est d’autant plus grande aujourd’hui quand on observe l’augmentation continue et soutenue du coût du foncier d’une commune littorale telle qu’Arzon.

163 LE ROC’H Gilles, Les stratégies de développement touristique au sein du pays côtier Rhuys-Muzillac, 1998.

164 GUEZET Benjamin, La station touristique de Kerjouanno - Le Crouesty dans son environnement

entre nature et aménagement, 2001.

165 LE ROC’H Gilles, Les stratégies de développement touristique au sein du pays côtier Rhuys-Muzillac, 1998.

Une autre manifestation de cet inégal rapport de force peut être illustrée. A partir du milieu des années soixante-dix Beaucoup d’habitants et d’amoureux de Rhuys se sont émus de voir l’urbanisation touristique « envahir » leur presqu’île. A cela, le directeur de la SATMOR de l’époque répondait qu’à la différence des zones d’aménagement

concerté, la zone d’habitation de Kerjouanno était soumise à la procédure du permis de construire, comme chaque cas particulier166. Certes, mais la SATMOR avait obtenu des

permis de construire qui avaient été refusés à des particuliers quelques années auparavant167 sur les mêmes terrains…

C.1.4. De l’appréciation de la notion d’utilité publique

Pour justifier les procédures de préemption et d’expropriation, la SATMOR prétexte le caractère d’utilité publique de l’opération. Or, si l’intérêt général semble indiscutable pour certains équipements ou services publics (établissements scolaires ou hospitaliers, travaux de voirie, station d’épuration…) l’est-il pour une station touristique présentant les caractéristiques d’une zone privée (livraison de lots aux promoteurs immobiliers, peu de place réservée au tourisme populaire : absence de camping sur la station, faible place accordée aux équipements financièrement plus accessibles de type village-vacances). On peut donc s’interroger sur les critères ayant été adoptés pour définir l’intérêt public dans ce cadre précis.

C.1.5. Des effets d’annonces aux désillusions

Convaincus par l’argumentaire des promoteurs, la plupart des élus locaux étaient certainement de bonne foi lorsqu’ils annonçaient la baisse du chômage à venir et la reprise du développement économique de leur circonscription. Pourtant, faute de précaution, force est de constater que la réalité est parfois loin de correspondre aux prévisions ou aux déclarations initiales.

L’objectif avoué de l’opération Kerjouanno-Le Crouesty était d’endiguer le déclin démographique et économique de la presqu’île de Rhuys. Il est vrai que dans les années soixante, l’exode rural interpellait bien des élus : En un siècle, la population de la commune avait chuté d’environ 43 % (2432 habitants en 1866 contre 1397 en 1962). Pour y remédier, l’option prise fut de miser sur le tourisme balnéaire en général et le nautisme en particulier. En juillet 1973, le responsable de la SATMOR déclarait, dans

166 L’HENORET Christian, La presqu’île de Rhuys : pour un réaménagement basé sur l’équilibre des

activités permanentes et temporaires, 1979.

« Le Progrès » (journal électoral de R. Marcellin), que « le développement touristique de Croisty et de Kerjouanno doit entraîner d’ici quelques années la création directe ou indirecte d’environ 500 emplois nouveaux… ».168 Mais pour bien des autochtones, l’espoir a rapidement fait place à la désillusion et la résignation. Beaucoup d’agriculteurs ont perdu leurs terre et donc leur outil de travail sans contrepartie. En outre, non seulement les créations d’emplois furent moins nombreuses qu’annoncées, mais l’accès à ses mêmes emplois n’a pas vraiment bénéficié aux habitants de la presqu’île de Rhuys. Les artisans locaux n’étaient pas en mesure d’acquérir les nouveaux et onéreux commerces de la zone SATMOR. Par ailleurs, un emploi dans le secteur touristique n’était pas toujours en mesure d’assurer un revenu annuel décent étant donné le caractère saisonnier de l’activité.

C.1.6. Une réussite économique aux couleurs de la monoactivité touristique et au prix d’une déstructuration sociale

Arzon dispose donc aujourd’hui d’équipements touristiques luxueux autour d’un port de plaisance de haut standing, proposant les places les plus chères de Bretagne. En plus des 1432 bateaux du port du Crouesty, s’ajoutent 868 navires de plaisance répartis dans les zones de mouillages et les deux ports communaux d’Arzon. Inutile de préciser que les plaisanciers de cette commune de 2000 habitants, ne sont pas tous autochtones.

A terre, la situation est également extrême. Loin d’avoir maîtrisé la spéculation foncière qui était pourtant l’un des objectifs initiaux, le développement de la zone de Kerjouanno-Le Crouesty n’a fait que l’exciter aux alentours. La hausse des prix des terrains n’a pas permis aux autochtones d’acquérir les nouvelles parcelles mises sur le marché. Au contraire des allochtones plus aisés (cadres et cadres supérieurs, chefs d’entreprise, professions libérales…) les ont obtenues. Ces nouveaux arrivants sont originaires d’Île de France, de quelques grandes villes métropolitaines (Nantes et Rennes surtout) ou encore d’une ville moyenne relativement proche (Vannes). La progression du nombre de résidences secondaires a ainsi été multiplié par onze entre 1962 et 2000. A cette date, sur les 4715 résidences de la commune, 3673 sont secondaires, soit 78 % de l’ensemble (graphique 7). Beaucoup de ces résidences secondaires deviennent principales lorsque leurs propriétaires respectifs n’ont plus d’obligations professionnelles. D’où la progression soutenue du nombre de résidences principales qui a été plus que multiplié par deux entre 1975 et 2000 (graphique 7). Il en

résulte un vieillissement accru de la population arzonnaise. On assiste donc à une restructuration complète de la population de la commune : diminution du nombre d’artisans, de pêcheurs et d’agriculteurs (aujourd’hui rarissimes), augmentation du nombre de retraités issus des catégories socioprofessionnelles supérieures d’une part, sur représentation des classes d’âges de soixante ans et plus d’autre part. Cette tendance devrait se poursuivre puisque l’effectif de résidences toujours secondaires (dont beaucoup deviendront elles-aussi principales) progresse à un rythme bien supérieur à celui des résidences principales.

Graphique 7

Evolution des résidences principales et secondaires à