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Partie 2 La traduction féministe

2.3 Critique

La traduction féministe a été vivement critiquée, tant par les féministes que par les « non-féministes ». Luise von Flotow explique que les travaux scientifiques sont fondés sur l’objectivité et l’universalité de leurs objets d’étude. Ainsi, les travaux sur le genre et, plus particulièrement,

25Citation en langue source: “[…] texts in the target language which have been produced in a situation similar to that in which the source text was produced.”

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le féminisme sont parfois catégorisés comme non scientifiques et, par conséquent, ne sont pas considérés comme suffisamment importants pour être publiés et diffusés. Selon elle, ce phénomène peut se justifier seulement s’il est fondé sur des motifs tels que : « les problèmes liés au genre sont trop émotionnels, trop partisans, trop idéologiques, en fait, trop subjectifs pour faire l’objet d’études scientifiques dignes de ce nom. »26 Or, von Flotow estime que le féminisme ne s’est jamais vanté d’être objectif (1997, 77). De la même manière, la question de la neutralité de genre (gender neutrality) est soulevée. En effet, les travaux qui « soulignent les inégalités socioculturelles ou politiques et les attribuent à la différence de genre cherchent à atteindre la neutralité de genre »27 (Ibid. 1997, 77‑78). Cependant, le but du féminisme n’est pas d’atteindre cette neutralité. Pour illustrer cela, von Flotow prend l’exemple du terme androgyne, qui fait référence aux deux sexes réunis dans un seul corps et qui pourrait représenter la neutralité de genre. Toutefois, la particule andro (qui correspond à la partie mâle du mot) apparaît avant la partie femelle (gyne) et soulève donc des questions par rapport à la prétendue neutralité du terme (Ibid. 1997, 78).

Le méta-texte a également souvent été vu comme « du bruit superflu qui détourne l’attention du texte source »28 (von Flotow 1997, 78). Toutefois, von Flotow estime que certains textes traduits peuvent se suffire à eux-mêmes, car ils ont déjà été interprétés, réécrits et étudiés. Tel n’est pas le cas de l’écriture féminine. Ainsi, le méta-texte dans le cadre de la traduction féministe sert la traduction et permet au texte d’être accessible (Ibid. 1997, 78‑79).

Les féministes elles-mêmes ont également critiqué la traduction féministe, car l’écriture expérimentale a souvent été considérée comme élitiste (von Flotow 1997, 79). Selon certaines auteures, comme Rita Felski ou Robyn Gillam, la traduction féministe vise un public cultivé qui s’intéresse à la linguistique et connaît deux cultures et deux langues (Québec anglophone et francophone). Ce public doit également être conscient du pouvoir politique de la langue. Or, von Flotow estime que la stratégie qui consiste à jouer avec la langue peut être source de controverse et n’est qu’une stratégie parmi d’autres. Les diverses stratégies peuvent ainsi s’équilibrer (1997, 81).

Rosemary Arrojo29 formule des critiques à l’encontre de la traduction féministe. Elle estime tout d’abord que les traductrices qui revendiquent la fidélité au texte, mais admettent

26 Citation en langue source : “Such responses to gender-conscious scholarship may justify themselves on the grounds that gender issues are too emotional, too partisan, too ideological, in fact, too subjective for real scholarship.”

27 Citation en langue source : “According to this view, work that highlights socio-cultural or political inequalities and ascribes them to gender difference seeks to achieve gender neutrality.”

28 Citation en langue source : “[The metatexts] are seen as superfluous ‘noise’ that distracts from actual text.”

29 Citée par von Flotow (1997, 82).

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qu’elles interviennent délibérément dans le texte ont un comportement contradictoire, car elles profitent de la traduction pour transmettre leurs propres idées (1994). Leonardi reprend la deuxième critique d’Arrojo : « les traductions féministes sont hypocrites, car la critique féministe vise toujours la “violence masculine” en traduction. Or, la traduction féministe elle-même est tout aussi violente »30 (2007, 61). Arrojo observe une incohérence théorique entre les discours sur la traduction des féministes et le travail de déconstruction sur lequel les féministes s’appuient. Ainsi, selon elle, les méthodes interventionnistes et créatives qui définissent la traduction féministe ne sont que des trompe-l’œil (von Flotow 1997, 83).

Von Flotow relève une dernière critique : « les féministes occidentales privilégiées ne pourront jamais se targuer de réellement représenter les femmes qu’elles considèrent comme oppressées dans les sociétés du tiers-monde, ou de faire entendre leurs voix »31 (1997, 85).

Leonardi reprend les propos de Gayatri Spivak pour expliquer cette critique. Selon elle, la volonté de traduire les écrits du tiers monde en français ou en anglais a abouti à une

« appropriation et une mauvaise représentation des écrits des femmes du tiers-monde »32 (2007, 60), car les traductrices ont minimisé les différences entre les cultures en changeant parfois la façon d’écrire de l’auteure (Ibid. 2007, 60).

Les études sur la traduction féministe sont également critiquées pour plusieurs raisons, notamment par Castro et Ergun. Tout d’abord, selon ces dernières, la plupart des travaux se concentrent sur la relation entre la femme (ou le genre) et la traduction, au lieu de mentionner clairement le mot « féminisme ». Selon elles, « les études sur la traduction féministe sont portées par le fait qu’il est urgent et nécessaire d’encourager une production plus importante de savoirs concernant les politiques féministes de la traduction » 33 (Castro et Ergun 2017a, 3). C’est donc ce qu’elles prévoient de faire dans leur ouvrage Feminist Translation Studies: Local and Transnational Perspectives. Ensuite, les études sont souvent ancrées dans un contexte européen ou américain et devraient, au contraire, souligner le goût multiculturel pour le sujet (Castro et Ergun 2017b, 3). De plus, la plupart des chercheurs se penchent sur des cas de traduction littéraire qui, d’après les auteures, ne sont pas des textes représentatifs des études sur la traduction féministe. En effet, leur ouvrage se fonde sur le rôle de la traduction dans la transmission des théories féministes dans le monde. Enfin, elles estiment que le lien entre la

30 Citation en langue source : “[…] feminist translations are hypocritical because feminist criticism is always addressed to ‘male violence’ in translation, and yet feminist translation itself is no less violent.”

31 Citation en langue source : “It undermines the assumption that privileged western feminists can ever claim to truly ‘give voice to’ or otherwise represent the women they deem oppressed in third world societies.”

32 Citation en langue source : “[…] this attempt has resulted in the appropriation and misrepresentation of Third World women’s writing.”

33 Citation en langue source: “feminist translation studies is motivated by a sense that […] inspiring more knowledge production on the feminist politics of translation is both urgent and necessary.”

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traduction féministe et les autres disciplines n’a pas été suffisamment exploré et prônent un dialogue interdisciplinaire (Castro et Ergun 2017a, 2‑5). Santaemilia soutient que la théorie et la pratique sont encore trop éloignées l’une de l’autre. Il explique en effet que « bien que le but du traducteur soit clair, explicite et militant, il est toujours difficile de matérialiser cette intention »34 (2011, 75).

Par conséquent, la traduction féministe a été notamment critiquée pour son manque d’objectivité, alors qu’en réalité le féminisme n’en a jamais fait un de ses buts, pour son caractère élitiste, pour l’approche interventionniste qui se contredit avec le souhait de rester fidèle au texte. Un autre point qui a engendré des critiques concerne l’appropriation des textes orientaux par les traductrices occidentales. Il a également été constaté qu’on trouvait peu d’études sur la traduction féministe et que davantage de recherches devraient être menées. Il faudrait en outre que celles-ci ne s’appuient pas uniquement sur des textes littéraires, qu’elles soient ancrées dans d’autres contextes que celui de l’Europe ou de l’Amérique du Nord et qu’elles portent sur plusieurs domaines liés à ces thèmes.

2.4 CONCLUSION

L’approche féministe de la traduction peut être considérée comme un geste politique visant à déconstruire le langage patriarcal en rendant les femmes et leur corps visibles. En effet, les traductrices féministes visent à mettre en avant, parfois en traduisant une nouvelle fois certaines œuvres, les femmes et leurs travaux. Elles prennent le pouvoir sur le texte pour faire transmettre leurs idées à travers la traduction et elles interprètent de ce fait les textes.

Leurs principales stratégies consistent à rétablir les jeux de mots et à compenser les pertes lors du passage d’une langue à l’autre. Les traductrices peuvent également faire part de leurs intentions dans une préface ou en note de bas de page. Elles peuvent aussi prendre radicalement le contrôle du texte et se l’approprier.

Malgré les critiques à l’encontre de la traduction féministe, nous reprendrons les éléments évoqués dans cette section pour notre analyse. Nous nous appuierons notamment sur l’aspect militant de la traduction féministe, car nous estimons que ce travail peut proposer des pistes de réflexion dans ce sens. Nous avons également choisi une œuvre déjà considérée comme féministe, comme nous l’expliquerons à la section Caractère féministe du texte (page 54), et nous souhaitons utiliser la traduction féministe pour résoudre les problèmes que nous aurons repérés, notamment du point de vue des stéréotypes (cf. section Les stéréotypes, page 40). Nous

34 Citation en langue source : “Although there is a clear, explicit activist agenda on the part of the translator, it is always difficult to point to the materialisation of this intention.”

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proposerons également des alternatives féministes au texte déjà traduit et, pour ce faire, nous nous inspirerons des stratégies féministes présentées dans ce chapitre.