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IV Une lecture de la controverse par les sciences politiques Les sciences politiques ont également pris des distances avec le caractère déterministe

des décisions politiques sur le changement dans les sociétés et des comportements. Les politiques publiques sont bien co-substantielles au changement. MULLER (2005) part du constat que toute politique publique se définit toujours par rapport à un changement, une évolution, une transformation dans la société. Au cours de ce changement se confrontent des visions du monde différentes respectivement défendues par différents groupes d‟agents impliqués. La diversité croissante des groupes d‟acteurs, fragmente les sociétés modernes et conduit l‟État à produire des politiques publiques de plus en plus nombreuses en échos à cette diversité. Cette multiplicité de visions du monde, en évolution incessante, place les sociétés face à des choix de sens radicalement différents, des « hyper-choix », qui ne peuvent s‟opérer qu‟au niveau politique. À cet égard, par exemple, les lois issues du Grenelle de l‟environnement relèvent d‟un hyper-choix, en prônant notamment le développement des modes non routiers (ferroviaires et fluviaux) aujourd‟hui minoritaires en France. C‟est l‟évolution du comportement des agents économiques qui est recherchée dans le but de réduire les externalités négatives du transport sur l‟environnement. Cette évolution s‟inscrit dans changement plus général de la société française vers une plus grande prise en compte de l‟environnement. Or les politiques publiques évoluent de manière incrémentale. HALL (1993 : 277) met en évidence que « le principal facteur qui affecte une

politique au temps 1 est la politique du temps 0 [et qu‟] une politique répond moins directement aux conditions économiques et sociales qu‟aux conséquences d‟une politique antérieure ».

Si c‟est moins la finalité de la politique publique qui est facteur de changement que son processus d‟élaboration, alors on peut se demander si la création d‟un canal est bien une solution pour qu‟ait lieu ce changement de comportement des agents, ou si telle ou telle mesure d‟accompagnement du canal en favorisera l‟usage.

CROZIER et TILLETTE (1995) dénoncent, au sujet des politiques publiques, une inversion fréquente de la relation problème-solution. C‟est le concept même de

104 stratégie qui pose question. Les auteurs se sont attardés sur ce terme que le monde politique, constate-t-il, a emprunté au monde des affaires. Il rappelle que le stratège

« choisit ses objectifs en fonction des moyens, c‟est-à-dire des ressources dont il dispose et des contraintes auxquelles il doit faire face. Puis, avec pragmatisme, il cherche à diminuer les contraintes en coopérant le mieux possible avec ses ressources ». En conséquence de quoi, des solutions émergent, voire LA solution

émerge, sans rapport avec le problème posé à l‟origine. Les auteurs citent alors, à l‟appui de sa démonstration, de nombreuses politiques menées en France qui ont conduit à un échec. Il en conclut que « l‟image des solutions dicte trop souvent le

choix du problème. Il est tentant de raisonner à l‟envers et d‟adapter le problème à la solution définie au préalable, au risque d‟oublier le problème réel » (p.84).

CROZIER et FRIEDBERG (1977 : 409) invitent alors à consacrer un temps à connaître les systèmes sur lesquels l‟action publique est censée agir, afin d‟éviter que des solutions ne soient proposées sans rapport avec le problème posé : « l‟étude

attentive de la préparation des décisions dans une société comme la société française fait ressortir le manque criant de connaissances concrètes sur les systèmes sur lesquels on doit agir. […] On investit des sommes considérables d‟énergie, et aussi d‟argent, à étudier, analyser, décomposer. Mais on oublie que ces problèmes n‟existent qu‟à travers les systèmes d‟action qui les résolvent, et que ces systèmes ne se réduisent pas à des problèmes matériels, mais constituent des construits humains n‟obéissant jamais mécaniquement aux injonctions ou décisions d‟un sommet ou d‟un régulateur central ». Autrement dit, le développement économique, le report modal ne

se décrètent pas, ils se construisent. Et ils se construisent en connaissant le système (économique, social) sur lequel ils sont censés agir.

La réalisation d‟infrastructures dans le but d‟induire des changements dans les activités économiques (la croissance du PIB, la création d‟emplois, la réduction des émissions de gaz à effets de serre, le changement de mode de transport, etc.) relève-t-il de cette inversion du sens problème-solution ? Le projet de canal SNE ou les mesures locales de son accompagnement s‟exposent-elles à cet écueil ?

Sans entrer dans une analyse approfondie des processus d‟élaboration des politiques publiques en matière de transport, certains indices laissent penser que leurs « effets » escomptés ne sont pas toujours au rendez-vous. Au niveau européen par exemple, deux rapports de la Cours des Comptes Européenne (CCE) pointent l‟inefficacité des politiques d‟investissement en infrastructures de transport et celles relatives aux aides financières accordées en faveur du report modal. La CCE constate en effet que les projets d‟investissement infrastructurels dans les ports maritimes n‟ont pas tous été

105 efficaces : « quatre projets (représentant 5,6 % des fonds de l‟UE visés par l‟audit)

n‟étaient pas efficaces: trois ports vides à Campamento, Arinaga et Augusta et un investissement ferroviaire au Havre, qui n‟a pas donné lieu à l‟augmentation escomptée du transport de conteneurs par voie ferrée » (CCE, 2012 : 16). En outre, le

rapport sur les aides européennes au transport combiné dresse une évaluation globalement négative du dispositif en place depuis 2003 : « Les programmes Marco

Polo relèvent de l‟objectif de la politique des transports qui vise à développer des solutions de substitution au transport exclusivement routier des marchandises au sein de l‟UE. La Cour a constaté que ces programmes n‟étaient pas efficaces dans la mesure où i) les objectifs fixés n‟ont été que partiellement atteints, ii) ils n‟ont eu qu‟une incidence limitée sur le transfert modal du fret routier, et iii) il n‟existe pas de données permettant de déterminer les avantages escomptés en ce qui concerne la diminution de l‟incidence du transport de marchandises sur l‟environnement, la réduction de la congestion et l‟amélioration de la sécurité routière » CCE (2013 : 26).

En ce qui concerne le projet de canal SNE, certains relativisent l‟intérêt de créer le canal, comme l‟opérateur de transport fluvial Contargo, qui « estime que l‟ouverture

de nouvelles voies navigables ne constitue pas une panacée pour la filière [le transport

de conteneurs par la voie fluviale] : seul compte en effet l‟intérêt que peut y porter le

marché » (NPI, 2012 : 15). D‟autres remettent en cause la pertinence de la réalisation

du canal comme contributeur à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (BONNAFOUS, 2009). On peut par ailleurs penser que la décision gouvernementale, prise en 2013, de réexamen du projet contribue à la meilleure connaissance du système économique sur lequel il pourrait agir. Ainsi le MEDDE (2013) engage-t-il une

« expertise portant sur l'impact économique de la partie française de la liaison Seine- Escaut, dont le canal Seine-Nord Europe, sur les filières logistiques et industrielles ainsi que sur les territoires les plus concernés ». Mais, cela suggère deux remarques.

La première est que ce besoin d‟expertise laisserait penser que les arguments socio- économiques avancés dans le dossier d‟enquête publique de β006 ne répondaient pas à ces questions ; la seconde a trait à la nature des questions posées111 qui restent dans le paradigme mécaniste, et de la causalité extérieure.

111Le cahier des charges de l‟expertise précise que « le prestataire doit livrer une expertise permettant de répondre aux

4 questions suivantes : 1) En quoi le CSNE permettra-t-il de développer la performance portuaire de la France ? 2) Dans quelle mesure le CSNE contribuera-t-il au développement économique régional, national et européen ? 3) En quoi le projet participe-t-il à l'aménagement équilibré du territoire ? 4) Quels leviers permettront-ils d'assurer un développement du transport fluvial ? ».

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Conclusion du chapitre 2 : la nécessité de prendre en compte des

facteurs explicatifs de la demande de transport

La controverse à propos des effets des infrastructures de transport sur les activités économiques et leur répartition spatiale perdure. Elle témoigne d‟un processus de création de politiques de transport en crise et par là même d‟une crise du calcul économique. Le projet de canal SNE, dans ses atermoiements actuels, en donne une illustration.

Elle questionne l‟élaboration et l‟évaluation des politiques publiques en matière de transport et en particulier les politiques d‟accompagnement du canal SNE. Celles-ci se fondent majoritairement, pour l‟heure, sur l‟offre de transport et l‟offre en zone d‟activités attenantes, dans le prolongement des formes d‟actions habituelles des pouvoirs publics. Mais la question reste posée de savoir si ces actions publiques peuvent avoir un « effet » sur les choix des modes transport, et en particulier sur le recours à la voie d‟eau, de la part des usagers, producteurs et distributeurs.

Elle a pour mérite, en outre, de questionner les hypothèses du calcul économique, des hypothèses simplificatrices qui éludent la complexité de la demande effective de transport de marchandises, de ses facteurs explicatifs. Ces facteurs ne peuvent se réduire à la seule variable coût du transport et de ses externalités. Les avancées scientifiques en termes de comportements des agents économiques, et la remise en cause de leur rationalité substantive invitent à s‟interroger sur les interrelations entre système de transport et systèmes de production.

C‟est finalement l‟homogénéité de l‟espace qui est ici remise en question à l‟aune de l‟hétérogénéité des activités économiques. Des travaux à la frontière entre l‟économie industrielle et l‟économie spatiale ont apporté des outils conceptuels plus à même d‟approcher ces interrelations systémiques en questionnant les paradigmes néoclassiques et les concepts d‟espace et de développement économique.

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