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La controverse relative au moment de naissance de la responsabilité internationale de l’Etat pour déni de justice

(2) l’obligation coutumière de protection judiciaire des étrangers

A) La controverse relative au moment de naissance de la responsabilité internationale de l’Etat pour déni de justice

A cet égard, deux positions majeures se sont affrontées dès le début du XXe siècle, avec les premières tentatives de codification du droit de la responsabilité des Etats pour préjudices causés aux étrangers (1), le débat ayant ensuite été réalimen té par l’intervention du second rapporteur à la Commission du droit international, Roberto Ago, dans le cadre de la codification du droit de la responsabilité des Etats pour fait internationalement illicite (2).

1) Positions classiques

Pour les uns192, dès que les autorités étatiques commettent un acte qui n’est pas conforme au droit international, tant la responsabilité de l’Etat ayant commis l'acte en cause, que le droit de protection diplomatique de l’Etat de nationalité de la victime de cet acte, naissent simultanément comme conséquences de l’acte étatique préjudiciable, mais l’exercice du droit de protection diplomatique est , lui, conditionné

par la mise en œuvre de la règle procédurale d’épuisement des voies de recours internes, donnant ainsi à l’Etat l’occasion de se décharger de sa responsabilité internationale, pourtant déjà engagée. La responsabilité internationale apparaît ainsi dès qu’il y a violation du droit international et, en l’occurrence, toute infraction aux règles relatives au traitement international minimum des étrangers, y compris judiciaire, engage immédiatement la responsabilité de l’Etat, bien que celui-ci ait la possibilité de se dégager de cette responsabilité grâce à l’action de ses tribunaux internes. En effet, selon cette théorie, la règle de l’épuisement des voies de recours internes vise à réaliser un équilibre entre la souveraineté de l’Etat territorial et les exigences du droit international en instituant « une hiérarchie dans les recours »193, c’est donc une condition de recevabilité de la réclamation diplomatique qui affecte la mise en œuvre de la responsabilité internationale et non l’existence même de cette responsabilité. Une jurisprudence importante conforte cette position, l’obligation d’épuiser les voies de recours étant en effet généralement envisagée par les juges internationaux, lors des exceptions préliminaires, comme une condition d’exercice de la protection diplomatique, ainsi que le soulignent tant l’affaire Interhandel194

que l’affaire Panevesys-Saldutiskis195

. Ainsi, pour J. Chappez comme pour E. Jimenez de Aréchaga par exemple, le déni de justice naît dès qu’un organe de l’Etat commet un acte judiciaire non conforme à l’obligation de protection des étrangers, et ce quel que soit son rang hiérarchique, bien que le second, à la différence du premier, exclue le jugement manifestement injuste des actes judiciaires susceptibles d’engager la responsabilité de l’Etat pour déni de justice.

Pour les autres, dont Borchard196 notamment, la naissance de la responsabilité internationale de l’Etat est concomitante à l’obligation d’accorder réparation, or la violation du droit international n’apparaît que lorsqu’il n’y a plus de possibilité de réparation du préjudice au niveau interne, c’est donc le fait, pour les tribunaux

193 CHAPPEZ (J.), La règle de l'épuisement des voies de recours internes, Paris, Pedone, 1972, p.11. Dans le même sens : AMERASINGHE (C.), The Local Remedies Rules in International Law, Cambridge, Grotius Publications,1990, 410 p. ; PANAYOTACOS (C.). La règle de l'épuisement des voies de recours internes en théorie et en pratique , Marseille, Moullot, 1952, 117 p. ; LAW (C.). The Local Remedies Rule in International Law, Genève, Droz, 1961, 153 p.

194 Affaire de l’Interhandel, Suisse c. Etats-Unis d’Amérique, arrêt du 21 mai 1959 (exceptions préliminaires), Rec. 1959. 195 Affaire du Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis, 28 février 1939, série A/B, n°76

196 BORCHARD (E.), The Diplomatie Protection of Citizens Abroad, New- York, The Banks Law Publishing Co,1927, 988 p. Voir également DUMAS (J.), « Du déni de justice considéré comme condition de la responsabilité internationale des Etats en matière criminelle », R.D.I.L.C., 1929, p. 277-307.

nationaux, de ne pas réparer l’acte étatique dommageable initial, conformément aux exigences du droit international, qui fait naître la responsabilité internationale de l’Etat. Cette théorie repose sur une conception dualiste des rapports entre ordres juridiques : tant que les recours internes ne sont pas épuisés, un acte non conforme au droit international ne fait naître qu’une responsabilité interne à l’égard de l’étranger, puisque seuls les actes définitifs de l’Etat peuvent être considérés comme des actes internationaux197. C'est dans ce contexte que doit être placée la distinction entre déni de justice interne198 et déni de justice international, seul le premier étant en cause tant que le tribunal suprême n'a pas confirmé la « violation » de l'obligation de protection judiciaire par un jugement manifestement injuste constituant, lui, le déni de justice international. Selon cette théorie, la règle de l’épuisement des voies de recours internes est une condition préalable à la naissance de la responsabilité et le déni de justice, assimilé à l’épuisement vain des voies de recours internes, conditionne toute réclamation diplomatique dont il constitue la cause. Il en va ainsi quel que soit l’acte préjudiciable commis à l'encontre des étrangers, d’ordre public ou privé, judiciaire ou non, le déni de justice résultant de la décision de l’instance juridictionnelle suprême de ne pas réparer l’acte non conforme initial, laquelle rend la violation du droit international définitive dans l’ordre interne.

Enfin, selon une théorie mixte199, si le fait préjudiciable aux étrangers est celui d’un particulier, il n’y a responsabilité de l’Etat que pour déni de justice, le fait illicite est alors la décision définitive et la règle de l’épuisement des voies de recours internes est donc une règle matérielle, alors que si l’atteinte initiale est le fait de l’Etat, la responsabilité est immédiatement engagée et la règle de l’épuisement des voies de recours internes est alors une règle de procédure.

Au moment de la controverse, la jurisprudence permettait d’autant moins de trancher la question que la notion même de déni de justice faisait l’objet de nombreuses confusions, alimentant le débat sur le moment de naissance de la

197 Pour Borchard, « c’est le caractère définitif de l’action de l’Etat qui justifie seul la présentation d’une demande internationale de réparation (responsabilité internationale) », R.D.I.L.C., 1931, p.37.

198 Le déni de justice interne doit être distingué du déni de justice de droit interne.

199 Notamment défendue par EAGLETON (C.), The Responsibility of State in International Law, New-York, University Press, 1928 ; EUSTATHlADES (C.), La responsabilité des Etats pour les actes des organes judiciaires et le problème du

déni de justice en droit international, 2 vol., Paris, Pedone, 1936, 450 p. ; FREEMAN (A.), The International Responsibility of State for Denial of Justice, London, New-York, Toronto, Longmans, Green and co., 1938, 758p.

responsabilité des Etats pour les actes et omissions de leurs organes judiciaires, dont l’assimilation entre déni de justice et épuisement vain des voies de recours internes, tantôt comme cause de la responsabilité et tantôt comme condition d’internationalisation d’un différend d’origine privée, n’est qu’un exemple. Ceci explique en partie que les différents travaux de codification sur la ques tion n’aient pas emporté d’adhésion générale, et que la Commission du droit international ait adopté une nouvelle approche de la question à la suite du Rapporteur Ago, à partir de 1963, refusant de limiter les travaux de codification du droit de la respons abilité internationale des Etats aux actes préjudiciables aux étrangers parce qu’une vision aussi étroite de la question n’était pas justifiée par la spécificité de la violation de l’obligation de protection des étrangers, et empêchait même la systématisation nécessaire du lien entre fait illicite et responsabilité internationale de l’Etat200

.

2) Position du Rapporteur Ago

Pour R. Ago, la distinction fondamentale à admettre pour bien cerner le droit de la responsabilité des Etats pour fait illicite était la distinction entre normes primaires et normes secondaires, la responsabilité étant l’ensemble des normes secondaires s’imposant à l’Etat comme conséquences de la violation d’une norme primaire. Car « une chose est [de] définir une règle et le contenu de l’obligation qu’elle impose et autre chose [d’]établir si cette obligation a été violée et quelles doivent être les suites de cette violation. Seul ce deuxième aspect fait partie du domaine propre de la responsabilité ; favoriser une confusion à cet égard serait élever un obstacle qui risquerait de faire échec une fois de plus à l’espoir de réussir une codification de ce sujet »201. Dès lors que la responsabilité de l’Etat dépendait de la nature des normes primaires violées, il importait de définir des catégories de normes primaires et les types de faits illicites correspondant à leur violation.

Le rapporteur a ainsi proposé de distinguer trois types de règles primaires. L’obligation de comportement déterminé, imposant à l’Etat d’adopter un comportement spécifique, sa violation résulterait de tout comportement qui n’est pas

200 Ago, A/CN.4/217 et Add. 1 et 2, et A.C.D.I. 1970-II 201 2e rapport Ago (A/CN.4/233, §7), A.C.D.I. 1970, vol.II

conforme à celui requis par l’obligation (a. 20 du projet de codification adopté en 1981). L’obligation de résultat déterminé, imposant à l’Etat d’assurer un certain résultat tout en le laissant plus ou moins libre de choisir les moyens à mettre en œuvre pour aboutir à ce résultat, voire à un résultat de rechange, sa violation résulterait de la seule constatation que le résultat requis n ’a pas été assuré (a. 21). Enfin, l’obligation de prévenir un événement déterminé (a. 23), bien que distinguée de l'obligation de résultat déterminé, ne présentait pas de spécificité par rapport à elle.

Quant aux catégories de faits illicites, R. Ago en a distingué quatre types, caractérisés par le moment de naissance de la responsabilité et sa durée, ainsi que le temps de perpétration du fait illicite, la détermination de la manière dont la violation d’une norme primaire s’étend dans le temps permettant de fixer l’étendue du préjudice et donc de la réparation, de s’assurer la compétence ratione temporis de la juridiction internationale, de fixer les éventuels délais de prescription et de déterminer le droit en vigueur au moment de la commission des faits. Parmi ces types de faits internationalement illicites, le fait complexe (a. 25 §3) nous intéresse en particulier puisque de l’avis même du Rapporteur, le déni de justice constituait un fait illicite complexe 202 . Dans son cinquième rapport à la Commission du droit international, en 1976, le Rapporteur Ago avait en effet soutenu que la violation d'une obligation prescrivant l'obtention d’un résultat déterminé tout en laissant les Etats libres du choix des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir se matérialisait par un fait internationalement illicite, dit complexe, parce que constitué d’un ensemble d’actions ou d’omissions étatiques ayant trait à une même affaire, dont la première amorcerait la violation de l'obligation et dont la dernière confirmerait cette violation. L’obligation ne serait donc violée qu’à partir du dernier comportement étatique, rendant définitivement irréalisable l’obtention par l’Etat du résultat attendu , cependant que le temps de perpétration du fait illicite débuterait avec le premier comportement non conforme. La violation de l'obligation de protection des étrangers constituerait ainsi un fait internationalement illicite complexe n'engageant la responsabilité internationale de l'État qu'après la dernière décision de justice nationale ayant trait à une affaire dont le premier acte dommageable aux étrangers marquerait le début de la violation, l'épuisement des voies de recours internes étant

considéré comme une condition de fond d'existence du fait illicite (a. 22). En effet, pour le Rapporteur, la violation de l'obligation de protection des étrangers est une obligation de résultat déterminé permettant que l'État respecte ses engagements soit en assurant aux étrangers un traitement international minimum, soit en réparant, dans l'ordre interne, un traitement non conforme, en tant que résultat de rechange attendu. Dès lors, ce n'est que faute pour l'État d'avoir atteint le résultat exigé, ou son résultat de rechange, au fur et à mesure que s'épuisent les voies de recours internes, que la responsabilité internationale de l'État peut être engagée pour la violation de l'obligation de protection des étrangers, et donc pour déni de justice.

Définir ainsi le déni de justice rapproche la position de Roberto Ago de celle de Borchard, notamment en ce que l’épuisement des voies de recours apparaît dans les deux cas comme une condition d’existence du déni de justice, mais les deux théories se distinguent clairement quant à leur fondement. En effet, alors que Borchard fait reposer la naissance de la responsabilité internationale de l’Etat, avec le dernier acte, sur la possibilité de réparation dans l’ordre interne d’un acte internationalement non conforme, la naissance de la responsabilité pour déni de justice avec le dernier acte interne résulte, pour R. Ago, de la nature de la règle primaire, car les obligations de résultat déterminé ne sauraient être méconnues qu'à partir du moment où les voies de recours internes ont été épuisées sans que l'État parvienne à obtenir le résultat prescrit, ou son résultat de rechange, c’est-à-dire tant que des moyens subsistent pour que l'État s’acquitte de ses obligations. Dans ce dernier cas, l’existence d’une possibilité d'obtenir le résultat attendu, ou son résultat de rechange, s'oppose à la naissance de toute responsabilité de l'État, y compris dans l'ordre juridique interne.

Objet de critiques importantes, les propositions du rapporteur Ago n’ont finalement pas été retenues par la Commission du droit international, le projet de codification finalement proposé à l'adoption ayant été expurgé de toute référence aux différentes catégories d'obligations primaires et de faits internationalement illic ites. Pour notre étude203, il n’est pas utile de rentrer dans le détail de ces critiques, aussi

203 Pour notre étude, il n’est pas intéressant de se positionner, notamment parce que la question du tempus commissi

delicti n’a pas d’intérêt concernant la violation de l’obligation coutumière de protection des étrangers, mais da ns son

étude de responsabilité de l'État sur le fondement des Traités de promotion et de protection des investissements, Mathieu Raux a clairement démontré l'application du régime juridique attaché au fait illicite complexe aux cas de dénis de justice lors de situations « chevauchantes ». Voir RAUX (M.), La responsabilité de l’Etat sur le fondement des traités de

fondées aient-elles été. Il nous suffit de noter qu'elles ont essentiellement porté sur la distinction entre les types d'obligations primaires, sans remettre en c ause le lien entre nature de l'obligation violée et fait internationalement illicite, ce que la responsabilité internationale de l'État pour déni de justice illustre très clairement. C’est donc ce lien que nous analyserons pour démontrer que dénis de justice formel et substantiel sont deux formes de violation d’une même obligation, l’obligation coutumière de protection judiciaire des étrangers.

B) Le déni de justice substantiel, une forme de violation