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ce qui est conforme aux exigences de la raison

La jurisprudence internationale est très pauvre en ce qui concerne la définition du raisonnable, le juge utilisant généralement le terme seul ou en association avec d'autres notions censées en éclairer le sens417, sans en préciser le contenu, si ce n’est par renvoi à la raison. Ainsi, selon la Cour internationale de Justice418, est raisonnable ce qui est conforme aux exigences de la raison419. Deux questions se posent alors, dont les réponses sont liées : à quelle raison le raisonnable renvoie -t-il ? Et quelles sont les exigences de cette raison ? Nous verrons que le jugement raisonnable est d'abord un jugement conforme aux exigences de la raison humaine, celle du juge (§1), cette raison ne pouvant cependant pas s'exercer sans tenir compte de la raison du droit : car le jugement raisonnable ne peut être qu'un jugement conforme à la raison du droit selon le juge (§2).

§1 - La raison du juge

Selon le dictionnaire de vocabulaire juridique de Gérard Cornu, une personne raisonnable est douée du discernement420 de ce qui est juste et de ce qui est possible,

417 Par exemple l'équilibré, le juste, la bonne foi, etc…. Nous analyserons ces associations à la suite de ce chapitre. 418 Voir l’affaire Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI), Etats-Unis d'Amérique c. Italie, 20 juillet 1989, Rec 1989, p.

419 Nous ne nous intéresserons qu’au jugement raisonnable, mais O.Corten a bien démontré que le raisonnable était une notion unitaire présentant les mêmes caractéristiques quel que soit son objet. Voir CORTEN (O.), L’utilisation du

« raisonnable » par le juge international, ed. Bruylant, Bruxelles, 1997.

420 La raison comme qualité humaine s’entend soit de l’aptitude à comprendre, et c’est ce sens étroit que l’on retrouve principalement en droit civil, soit, plus largement, de l’aptitude à discerner, et c’est ce sens que l’on retiendra en l’espè ce, conformément à l’origine du mot.

tandis qu'une mesure, et c'est le cas du jugement, est raisonnable lorsqu'elle est conforme à cette faculté humaine de discernement, en répondant à la fois aux exigences de la rationalité, mais aussi à des principes directeurs de jugement, universels pour une communauté donnée, qui se rapportent entre autres aux notions de vérité, de justice, de droit, de modération, d’adaptation aux circonstances, et qui constituent la sagesse, le bon sens ou encore le sens commun. Le jugement raisonnable est donc le résultat de la mise en oeuvre de la raison en tant que faculté humaine de penser, laquelle permet au juge de développer un discours rationnel, cette faculté étant elle-même basée sur la raison entendue comme ensemble de principes directeurs de la pensée. Cette pensée constitue l’étalon à l'aune duquel sont appréciés les jugements opérés en application de la raison comme faculté de penser, rejoignant ainsi la ratio latine, qui correspond à la fois à une aptitude intellectuelle à raisonner, mais aussi à ce qui est conforme au bon sens, c'est-à-dire finalement au bon usage de cette faculté de raison. Nous analyserons donc le jugement raisonnable comme le résultat de la pensée rationnelle du juge (A) et de son bon sens (B).

A) La rationalité du juge

L'élément rationnel du raisonnable est le plus consensuel car le postulat de l'homme rationnel est très généralement admis. En effet, depuis Descartes, la raison est considérée comme l'instrument commun à tous les hommes, une condition de la compréhension des choses et des situations, « capable de les faire communier dans l'adhésion aux vérités qu’elle révèle »421

. Ainsi, est raisonnable ce à quoi tout homme peut adhérer, et le jugement raisonnable sera le résultat d'une pensée rationnelle.

Le raisonnable rejoint ici le concept philosophique de raison discursive. Utilisée comme moyen pour aboutir à un jugement valide à défaut d'étalon, c’est elle qui permet la compréhension d'éléments disparates par l’établissement de rapports logiques entre eux. Elle s'apparente ainsi au sens subjectif de la raison en tant que faculté de penser de l'homme, laquelle consiste à mettre en lumière des raisons, au sens objectif du terme, c’est-à-dire des arguments permettant de développer un discours cohérent.

La définition formelle du raisonnable, telle qu'elle ressort de l'analyse de la jurisprudence, résulte de cet impératif de conformité aux exigences de la rationalité humaine. Le jugement raisonnable est ainsi un jugement raisonnablement motivé, un jugement dont la motivation doit pouvoir emporter l'adhésion de tout homme.

Cependant, si le rationnel permet de déterminer ce qui est vrai, et est donc nécessaire pour convaincre du bien-fondé d’un jugement, il est également important de définir ce qui est possible et ce qui est bien, car un jugement doit souvent départager des intérêts divergents mais également légitimes. C’est ainsi qu’intervient la raison-étalon, ou bon sens du juge.

B) Le bon sens du juge

On doit notamment à Aristote d'avoir cerné la justice comme vertu spécifique s'exerçant dans l'activité de jugement, le juge étant un homme raisonnable, qui doit faire appel à sa raison, c’est-à-dire son bon sens, lorsqu'il exerce sa faculté de jugement. En effet, il ressort de l’étude croisée des dictionnaires de vocabulaire usuel, juridique et philosophique, que le raisonnable se distingue du rationnel en ce qu'il suppose la conformité à la raison, mais « non pas à la raison raisonnante ou raison logique, mais à la raison pratique », c'est-à-dire au bon sens, ce qui implique une conformité aux principes du sens commun et aux jugements de valeur généralement acceptés, une idée de modération et de juste mesure. Ainsi, pour C. Perelman, « le raisonnable et le déraisonnable sont liés à une marge d'appréciation admissible et à ce qui, excédant les bornes permises, paraît socialement inacceptable »422. Le bon sens semble donc permettre un jugement de valeur faisant appel à des considérations pragmatiques de nature sociale, politique, morale ou économique : c’est ainsi un ensemble de valeurs de référence structurant le jugement.

Une telle définition a cependant amené le professeur Corten à rejeter le bon sens comme critère du raisonnable en ce qu’il contribuerait au rapprochement entre les notions de droit naturel et de raisonnable, héritage de la philosophie des anciens où la

422 PERELMAN (C.), Le raisonnable et le déraisonnable en droit. Au delà du positivisme juridique , Paris, L.G.D.J., 1984, p.42.

raison est considérée comme un étalon lié à la nature423, le droit naturel étant défini comme « un droit déterminé par les seules lumières de la raison commune à tous les hommes ». En effet, si l'une des caractéristiques essentielles du raisonnable est la faculté qu'il suppose de se référer à des valeurs comme critères de justification à vocation universaliste, le raisonnable est cependant déterminé par une méthode qui n'échappe pas au positivisme, ainsi que l'analyse de la jurisprudence internationale le montre, et non par une méthode extra- juridique fondée sur le sentiment du juge de ce qui est raisonnable, ou même sur le sentiment de ce qui serait raisonnable selon la communauté concernée, au-delà de la volonté du législateur. L’opinion courante selon laquelle « la décision judiciaire, quand elle n'est pas imposée par une application stricte d'une règle de droit, est le fruit d'une dialectique subtile entre la loi et la morale du juge entendue comme ensemble de valeurs de référence structurant son jugement »424 devrait donc être rejetée.

En réalité, les deux opinions ne nous semblent pas inconciliables. Si la notion de raisonnable permet la prise en compte de valeurs extra-juridiques, cette prise en compte ne s'opère que dans la mesure où la valeur considérée a été intégrée au système juridique par une règle de droit, ce qui nous amène donc à définir le bon sens comme ensemble de principes directeurs du discours rationnel reposant sur des valeurs d'origine extra-juridique mais intégrées au droit positif, notamment par la jurisprudence, et « qui doivent être compris comme exprimant des valeurs qui sont considérées comme étant significatives dans et pour le système juridique ou une branche de ce système ». Ainsi, au-delà du subjectivisme nécessairement lié à l'interprétation raisonnable, le juge se référera, dans son discours, moins à une valeur qu'à l’instrument ayant formalisé cette valeur425

. C'est d'ailleurs pourquoi tout choix

423 En effet, la raison du juge a traditionnellement été assimilée à une vertu spécifique, liée à la compréhension et à l'acceptation d'un modèle idéal de conduite commun à tout homme, qu'il s'agisse de Dieu ou de la Raison. Ainsi, dans la tradition judéo-chrétienne, c’est d’abord le modèle divin qui a été posé comme référence idéale de justice, comme modèle de conduite parfait devant inspirer l'homme juste dans son action de juger. Puis, avec le rationalisme, le modèle divin a été abandonné, sans pour autant que soit abandonnée la référence à un modèle idéal, celui de notre propre co nscience, cette Raison qui nous guide tel « cet homme divin que nous portons en nous ». KANT (E.), Critique de la raison pure, 1781, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, 1927, p.477.

424 TUNC , « Standards juridiques et unification du droit », Livre du centenaire de la Société de Législation Comparée, 1971, T.II, p.5

425 KELSEN (H.), Théorie pure du droit, Neuchâtel, ed. de la Baconnière, 1988, p.28 : « Si l'on constate que le comportement d'un individu correspond ou ne correspond pas à une norme positive, on émet un jugement de valeur, mais

interprétatif doit faire l'objet d'une justification se prêtant à un contrôle, qui se traduira par un discours juridictionnel rationnel et positiviste, ainsi que nous le verrons plus en détail dans les développements suivants.

La raison du juge ainsi définie ne peut donc constituer le critère unique du jugement juste et équitable, lequel devra aussi se conformer à la raison du droit.

§2 - La raison du droit selon le juge

La raison aux exigences de laquelle le jugement raisonnable doit se conformer n’est en effet pas uniquement celle du juge, ni interne, ni international, ainsi que la Cour internationale de Justice l’a précisé dans l'affaire de la délimitation maritime entre la Guinée et la Guinée-Bissau, car « non seulement la décision à prendre doit correspondre à la conviction intime des arbitres et à leur sens de la justice, mais encore doit-elle être justifiable par un raisonnement fondé sur le droit »426. En effet, la raisonnabilité d’un jugement s’appréciera non seulement au regard de la raison du juge, mais aussi, et surtout, au regard de la raison du droit. Car un jugement est toujours la reconstruction par un juge (B) de la volonté d’un « législateur »427

(A).

A) La volonté du législateur, raison du droit

Si le raisonnable est conforme aux exigences de la raison selon le droit (1), c’est bien la raison du droit applicable (2), à laquelle renvoie le droit par référence auquel s’apprécie le raisonnable, qui entrera finalement en ligne de compte.

un tel jugement ne diffère pas essentiellement d'une constatation de fait (ou jugement de réalité), car il se rapporte à une norme positive et par elle à l'acte qui l’a créé »

426 Sentence arbitrale pour la délimitation maritime entre la Guinée et la Guinée-Bissau, 14 février 1985, R.G.D.I.P., 1985, p.521, §90.

427 Ce terme est employé de manière générale pour désigner toute autorité à l’origine du dro it quelle qu’elle soit. Par commodité nous parlerons de législateur bien que le terme paraisse inadéquat en droit international, mais, d’une part, il s’agit dans notre cas de l’interprétation raisonnable d’une règle de droit interne par renvoi à la raison de son auteur, qui peut donc être législateur au sens propre du terme, et, d’autre part, ce terme souligne clairement le lien avec les théories relatives au « législateur rationnel » étudiées ci-après.

1) La raison selon le droit

Ainsi qu'il ressort de la jurisprudence internationale, le caractère raisonnable d'une décision doit être déterminé non par référence à ce que le juge lui -même estime raisonnable, c'est-à-dire en fonction de considérations personnelles et extra- juridiques, mais en référence à ce que le droit considère comme tel, le droit interne pour le juge interne et le droit international pour le juge international428. La Cour internationale de Justice a ainsi clairement rejeté le recours à une méthode de détermination purement extra-juridique des notions indéterminées, telles le raisonnable429, en affirmant de manière générale qu'elle « juge le droit et ne peut tenir compte de principe moraux que dans la mesure où on leur a donné une forme juridique suffisante. Le droit, dit-on, répond à une nécessité sociale, mais c’est précisément pour cette raison qu’il ne peut y répondre que dans le cadre et à l'intérieur des limites de la discipline qu'il institue »430. La notion de raisonnable est bien juridique et donc susceptible d'être violée, de même qu’elle peut donner lieu à un contrôle431. Mais ne faudrait-il donc pas mieux parler, alors, de raison selon le droit plutôt que de raison du droit ? Le jugement raisonnable serait ainsi un jugement conforme aux exigences de raison posées par le droit, et en l’occurrence les principes d’interprétation et d’application du droit auxquels le juge doit avoir recours pour justifier et légitimer ses choix interprétatifs.

Mais ces principes imposent en particulier une interprétation et une application du droit conformes à sa finalité, en renvoyant à la raison d’être des règles de droit matérielles, internationales ou internes. Sera donc conforme à la raison selon le droit l’interprétation du droit conforme à sa raison d’être : le jugement raisonnable est ainsi un jugement fondé en droit, c’est-à-dire conforme à la raison du droit.

428 C’est ainsi que le juge international contrôlant la raisonnabilité d’un délai n’est pas lié par le droit interne mais par le droit international. Voir la jurisprudence de la Cour EDH, par exemple l’arrêt Wiesinger c. Autriche, 30 octobre 1991, A- 213, §60. Et renvoi à la partie 1.

429 Renvoi supra à la partie 1, chapitre 3 et infra, point 3.1 du même chapitre. 430 Affaire du Sud-Ouest africain (2e phase), Rec.1966, p.34, §49

431 C'est ainsi que le juge Gros a pu relever que la Cour avait refusé un pouvoir absolu au TANU de fixer le montant de la réparation « en esquissant une théorie de l'indemnité manifestement déraisonnable […] qui permet le contrôle de la correspondance entre les constatations du tribunal et la réparation », Rec. 1973, op. diss., p271, §51.