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SECTION I. L ES THÉORIES DU CARE : LE SOIN COMME « FAIT SOCIAL TOTAL »

1. La controverse comme espace d'émergence des théories du care

Les théories du care émergent aux États-Unis dans les années 1980 des critiques adressées par la psychologue Carole Gilligan aux théories du développement moral élaborées par son collègue Lawrence Kohlberg, s'inspirant des travaux de Jean Piaget et de Sigmund Freud. Ces derniers défendent la thèse d'un développement moral des femmes inférieur à celui des hommes. Les premières théorisations du care font suite aux conclusions de L.Kohlberg, qui, soumettant un ensemble de questions à des enfants et adolescents de 10 à 16 ans, conclut que les jeunes filles peinent à apporter des réponses claires et à se référer aux valeurs de justices. L'un des dilemmes en question est celui de Monsieur Heinz dont l'épouse est gravement malade mais qui ne dispose pas de l'argent nécessaire pour acheter le médicament qui la sauverait. Le pharmacien refusant de le lui donner, ne serait-ce qu'à crédit, Monsieur Heinz ne sait que faire. La question est la suivante : doit-il voler le médicament ? Selon Jake, un jeune garçon de onze ans, Monsieur Heinz doit voler le médicament car sinon sa femme va mourir. La justice comprendra le motif de son acte et sa peine en sera allégée. Amy, une jeune fille du même âge, hésite. Monsieur Heinz ne devrait pas voler le médicament mais son épouse ne devrait pas mourir non plus. Il doit y avoir une solution alternative. Reprenant ces deux réponses, C.Gilligan démontre que la réponse apparemment confuse de la fillette provient en réalité d'une

autre compréhension de la question. Tandis que L.Kohlberg souhaite savoir si Monsieur Heiz doit ou non voler le médicament, Amy se demande si Monsieur Heinz doit voler le médicament ou bien trouver une autre alternative. Partant de cette compréhension distincte de la réalité,

confirmée par les études suivantes qu'elle réalisera auprès d'étudiant-e-s et de femmes ayant avorté, C.Gilligan (1982) démontre que les femmes n'ont pas un niveau de développement moral inférieur à celui des hommes mais qu'elles expriment en réalité une voix différente (a

different voice) qui n'est pas entendue dans la société de la justice. Les femmes développeraient

un mode de jugement plus contextuel - une éthique du care -, reposant sur la priorité donnée à l'entretien et à la préservation des relations sociales.

Le lien établi entre éthique du care et différences de genre est le point délicat de la thèse défendue par C.Gilligan, qui sera accusée par une branche du mouvement féministe de renvoyer les femmes à la sphère des « bons sentiments » et ainsi d'essentialiser la différence hommes- femmes, de renforcer les « frontières morales » qu'elle entendait pourtant brisée. La force de son œuvre est cependant de proposer une autre approche de la justice. Un certain nombre de philosophes se saisissent en ce sens de ses réflexions et font du care un concept fécond pour

repenser les valeurs au fondement de la société et du lien social. S'engage alors une réflexion riche autour du tournant kantien de la philosophie morale, symptomatique du changement de nature du lien social. Jusqu'au XVIIIème siècle, la philosophie écossaise prônait l'échange bienveillant et les sentiments comme lieu fondateur de l’activité humaine. La philosophie kantienne exclut quant à elle les sentiments de la rationalité morale et les place hors de la sphère publique, érigeant l'autonomie comme principe central et dévalorisant la voix d’une part importante de la population.

Tandis que les questions relatives au care génèrent un foisonnement intellectuel au sein des milieux scientifiques étatsuniens, le care ne fait son apparition en France qu'au début des années 2000 notamment grâce aux travaux de la sociologue P.Paperman (2009, 2011, 2013), des philosophes S.Laugier (2009; Laugier & Paperman, 2008) et F.Brugère (2008; 2011) et de la psychologue P.Molinier (2009, 2013; Molinier, Laugier, & Paperman, 2009)9). Dans un ouvrage de synthèse qu'elle consacre au care, S.Nurock (2010) justifie la tardive réception de ce courant de pensée en France tout d'abord par la difficulté de traduction que pose le care tant dans le langage français que dans la pensée francophone. Le care, dépassant les structures binaires féminin/masculin, théorique/pratique, actif/passif, rationnel/émotionnel, intime/public, etc., échapperait aux catégories dichotomiques traditionnelles. Ce concept s'avère par ailleurs polysémique dans la langue française car il contient en anglais différentes acceptions : la sollicitude, l'attention (care about), le soin (take care) ou encore l'affection (care for) sont inséparables des notions de relation, d'interdépendance, de vulnérabilité et de considération. Cette double complexité génère au sein des communautés scientifiques françaises des lectures hâtives et caricariturales du concept ; le care étant reçu comme un concept essentialisant, un courant théorique « à l'eau de rose »29.

29 Une réception similaire du concept s’observe dans le milieu politique. Les réactions d'incompréhension provoquées dans le monde politique en 2010 par l'appel de Martine Aubry, alors première secrétaire du parti socialiste, à « une société du bien-être et du respect, qui prend soin de chacun et prépare l'avenir » en sont une illustration claire. Dans son interview à Médiapart puis sa tribune dans le journal le Monde, M.Aubry s'inspirant des travaux de J.Tronto défend une « société du care », la nécessité d' « aller vers une société du soin », « un autre modèle de développement économique, social et durable, mais aussi un autre rapport des individus entre eux ».

Suite à cette proposition, M.Aubry se verra décerner le « prix de la nunucherie » par le journaliste Jean-Michel Apathie. A l’UMP, la réponse de Nathalie Kosciusko-Morizet dans une tribune du Monde fustigera « le retour à un discours de l'assistanat social et des bons sentiments [qui ne rend pas] justice aux femmes ». Le concept sera alors jugé dépassé en ce qu'il enfermerait « les femmes et la réflexion politique dans la seule considération de la souffrance sociale ». Au sein du parti socialiste on doute également de la perspective du care. Manuel Valls dénoncera (toujours au journal le Monde) « une erreur profonde » de M.Aubry et « un recul pour la gauche », dans la mesure où l'individu ne serait selon lui, « ni malade ni en demande de soins » mais demanderait « à pouvoir agir en toute liberté ». Cette « vieille idée des années 1980 [la société du care] (...) [ne serait donc] en rien adaptée à la

Au cours des années 1990, les réflexions de la politiste américaine Joan Tronto (1993), reposant sur des travaux réalisés avec sa collègue Bérénice Fisher (1990), viennent clarifier la thèse de C.Gilligan et renouveler le débat. Le care n'est plus pensé au prisme de la sollicitude mais comme une « forme de rationalité pratique » (Ruddick, 1990) comprenant à la fois une disposition et une activité, disposition non innée mais bien orientée par une position sociale dans la société qui assigne aux « subalternes » la responsabilité d'assumer les activités dévalorisées de soutien à la vie, le travail du care (Molinier, 2013). Ce renouvellement des théories du care permet de replacer la voix différente des femmes dans une réflexion autour des fondements matériels et symboliques des rapports sociaux de genre, de classe et de race.

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