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« Matrice » de la tâche de sélection

1.2. Performances des sujets expérimentaux

1.2.2. Contextes déontiques

En 1971, Wason et Shapiro identifient finalement une variable qui a un effet direct sur les performances des sujets. Il s’agit selon eux d’un « effet de facilitation thématique » (Griggs & Cox, 1982 ; Johnson-Laird, Legrenzi & Legrenzi, 1972 ; Wason & Shapiro, 1971) : les gens pourraient résoudre les problèmes aussi longtemps qu’ils seraient proposés dans des termes familiers. L’une des premières expériences mettant en évidence l’amélioration des performances des sujets grâce à l’utilisation d’un contenu concret et familier de la règle est proposée par Wason et Shapiro (1971) qui remplacent les lettres (E et K) du problème abstrait par des noms de ville (Manchester et Leeds) et les nombres (4 et 7) par des moyens de transport (train et auto) avec comme consigne « Chaque fois que je vais à Manchester, je prends le train » (Figure I.2.).

Manchester Leeds Train Auto

« Chaque fois que je vais à Manchester, je prends le train ». Votre tâche est de vérifier si cette règle est respectée ou non.

Figure I.2. Version de la tâche de sélection de Wason et Shapiro (1971)

Ces résultats sont réitérés par Johnson-Laird, Legrenzi et Legrenzi (1972). Ces auteurs présentent aux sujets (des étudiants britanniques) quatre enveloppes : le dos d’une

enveloppe cachetée (p), le dos d’une enveloppe non cachetée (¬p), la face d’une

enveloppe avec une adresse et un timbre de 50c (q) et la face d’une enveloppe avec une adresse et un timbre de 40c (¬q). Ils utilisent la règle conditionnelle suivante : « si une enveloppe est cachetée alors elle doit être affranchie avec un timbre de 50c ». (Figure I.3.).

Imaginez que vous êtes un employé de la poste dont le travail est de vérifier si le courrier est bien affranchi. La règle d’affranchissement est :

« Si une enveloppe est cachetée alors elle doit être affranchie avec un timbre de 50c ».

Pour vérifier si la règle d’affranchissement est suivie, lesquelles de ces quatre enveloppes tourneriez-vous ?

Figure I.3. Version de la tâche de sélection de Johnson-Laird, Legrenzi et Legrenzi (1972)

A l’époque où l’expérience est réalisée, cette règle concernant l’affranchissement des enveloppes simule réellement une activité de la vie des britanniques puisqu’elle est en vigueur dans le pays. 22 des 24 sujets sélectionnent les bonnes cartes alors que 2 sujets seulement sélectionnaient correctement les cartes lors de la tâche de contrôle. Les

40 50

auteurs considèrent donc que cet effet de facilitation tient au caractère familier de la règle pour les sujets britanniques. 30 ans après cette expérience, Stenning et Van Lambalgen, écrivent : « Les auteurs [Johnson-Laird, Legrenzi & Legrenzi, 1972, JL] ont décrit la facilitation en termes de familiarité, nous croyons que ce qui était décisif était que la règle, bien qu’établie à l’indicatif, était interprétée déontiquement par les sujets ayant connaissance de cette règle » (2004, p.485, traduit par nous).

Manktelow et Evans (1979) réalisent également une expérience avec des règles conditionnelles concrètes en espérant corroborer les résultats obtenus par leurs prédécesseurs. Ils utilisent entre autres des règles conditionnelles gastronomiques (« Si je mange du Haddock alors je bois du gin ») mais n’observent aucun effet de facilitation. L’expérience de l’affranchissement des enveloppes, réalisée en Floride où la règle postale n’est pas en vigueur, ne permet pas non plus d’obtenir d’amélioration des performances des sujets (Griggs & Cox, 1982). Par contre, lorsque les auteurs proposent aux mêmes sujets américains une règle en vigueur dans leur pays concernant l’âge légal de consommation d’alcool (« Si quelqu’un boit de la bière, alors cette personne a plus de 21 ans ») avec la consigne de rechercher les personnes violant la règle, l’effet de facilitation apparaît avec 85% des sujets qui accomplissent correctement la tâche. Tous ces auteurs pensent donc qu’ils ont là une preuve supplémentaire du fait que c’est bien le caractère concret et familier des règles qui engendre une augmentation des performances, puisque lorsque la règle n’est pas familière aux sujets, l’effet de facilitation ne se produit pas. Là encore, Stenning et Van Lambalgen, écrivent : « Griggs et Cox ont constaté que la règle ne facilitait pas la performance des sujets américains qui ne sont pas familiers avec la règle. Là encore, nous croyons que cela vient du fait que ces sujets, manquant de connaissances contextuelles, n’ont pas interprété la règle déontiquement mais comme une généralisation descriptive. Ce qui est décisif n’est pas la familiarité en soi mais l’interprétation déontique » (2004, p.485, traduit par nous).

Aujourd’hui, l’ensemble des chercheurs est d’accord sur le fait que c’est bien le fait que les sujets interprètent la règle déontiquement (notamment grâce à l’introduction d’un contexte déontique par rapport au quotidien du sujet), et pas la familiarité en elle-même, qui génère de meilleures performances (Cheng & Holyoak, 1985 ; Cosmides & Tooby, 1992 ; Johnson-Laird, 1999 ; Sperber, Cara & Girotto, 1995). Selon certains auteurs, cette augmentation des performances s’expliquerait par le fait que lorsqu’une tâche est

interprétée de façon modale, les sujets feraient appel à des processus spécifiques pour raisonner. Ces processus sont décrits par certains comme des contrats sociaux acquis au cours de l’évolution (Cosmides, 1989 ; Fiddick, Cosmides & Toody, 2000), par d’autres comme des schémas pragmatiques de raisonnement (Cheng & Holyoak, 1985 ; 1995) ; mais dans tous les cas, il s’agit de schémas donnant la préséance au rapport social et non à l’objet. Récemment, une étude de Canessa, Gorini, Cappa, Piatelli-Palmarini, Danna, Fazio, Perani (2005) est venue appuyer cette idée que les tâches introduisant un contexte déontique feraient appel à des processus de raisonnement particuliers. En effet, dans leur expérience, les données produites par l’IRM (Figure I.4.) montrent une implication des neurones de l’hémisphère droit lors de la résolution des tâches introduisant un contexte déontique, et une absence d’implication de ces neurones lors de la résolution d’autres tâches qui n’introduisent pas ce type de contexte.

Figure I.4. IRM réalisée dans une étude de Canessa et al. (2005) illustrant les réseaux cérébraux recrutés par le raisonnement sur des tâches introduisant un contexte déontique

et sur des tâches n’introduisant pas ce type de contexte1

1 La rangée de coupes de cerveau du haut (DES) montre les populations de neurones recrutées pour les raisonnements sur des tâches n’introduisant pas de contexte déontique (zones bleues). La rangée de coupes de cerveau du milieu (SE) montre les populations de neurones recrutées pour les raisonnements sur des tâches introduisant un contexte déontique (zones rouges). La comparaison des deux rangées