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Le contexte : La clause de Martens, une source matérielle spécifique au DIH

d’application de la méthodologie du DIC au DIH

4.1 Le contexte : La clause de Martens, une source matérielle spécifique au DIH

En ce qui concerne les spécificités du DIH par rapport aux sources de ses règles, il est difficile de trouver un terrain d’analyse plus fertile que celui qu’offre la clause de Martens. Elle se lit comme suit dans sa formulation originale inscrite dans le préambule de la Convention (II) de La Haye de 1899 :

En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les Hautes Parties Contractantes jugent opportun de constater que, dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par Elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tel qu’ils résultent des usages établis, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique.630

630 CII (1899), supra note 124 (préambule).

En plus d’avoir fait l’objet d’un nombre particulièrement important de publications631, la clause de Martens est presque systématiquement mentionnée dans tous les manuels de DIH où l’on rappelle que c’est le délégué russe Fyodor Martens qui l’énonce pour la première fois en 1899 pour qu’elle devienne ensuite une partie du préambule de la Convention II de La Haye632, puis de la Convention IV de La Haye (1907)633, et qu’on la retrouve aujourd’hui sous des formes plus ou moins modifiées, dans plusieurs conventions634, incluant dans les CGI–IV (1949)635 ainsi que les PAI–II636, en plus de se voir reconnaitre par des instances judiciaires internationales une valeur coutumière637.

631 Voir p. ex. Giovanni Distefano et Étienne Henry, « Final Provisions, Including the Martens Clause » [Distefano / Henry]

dans Andrew Clapham, Paola Gaeta et Marco Sassòli, dir, The 1949 Geneva Conventions: A Commentary, Oxford, OUP, 2015, aux pp 155–187 [Academy Commentary GCI-IV (2015)], plus spécialement à la p 179 au para 73 à la n 110, où sont mentionnés plusieurs ouvrages se penchant sur la clause de Martens, incluant ceux de Benvenuti, Bernstorff, Cassese, Daudet, Fleck, Meron, Pustagarov, Salter, Swinarski et Ticehurst, auxquels nous ajoutons, en ordre chronologique : Iain Scobbie, « Principle or Pragmatics? The Relationship between Human Rights Law and the Law of Armed Conflict » (2010) 14:3 JCSL 449–457; Emily Crawford, « The Modern Relevance of the Martens Clause » 11 Sydney Law School Legal Studies Research Paper 27, 2011, en ligne, SSRN :

<http://ssrn.com/abstract=1810177> ; Rotem Giladi, « The Enactment of Irony: Reflections on the Origins of the Martens Clause » (2014) 25:3 EJIL 847–869. Voir aussi le CICR, dans Commentaires GCI (2016), supra note 8 aux paras 3284–3301 (art 63), qui consacre une partie de son analyse à la clause de Martens ; les articles

encyclopédiques de MPEPIL, (Jochen von Bernstorff) sub verbo « Martens Clause » (2009), et Oxford Bibliographies Online (Vaios Koutroulis) sub verbo « Martens Clause » (2013, rev 2017), en ligne :

<https://www.oxfordbibliographies.com> ; ainsi que la bibliographie proposée par la bibliothèque du Palais de la paix sur le sujet, en ligne : <https ://www.peacepalacelibrary.nl/2017/08/the-martens-clause-a-new-library-special/>.

632 Supra note 124.

633 CIV (1907), supra note 124.

634 P. ex. Convention sous-munitions (2008), supra note 19 au préambule ; CAC (1980), supra note 246 au préambule.

Voir aussi la Convention d’Ottawa (1997), supra note 91 au préambule : « Soulignant le rôle de la conscience publique dans l’avancement des principes humanitaires comme en atteste l’appel à une interdiction totale des mines antipersonnel » ; Statut de Rome, supra note 234 au préambule, qui réfère aux atrocités dont ont été victimes des millions d’enfants, de femmes et d’hommes au cours du XXe siècle et qui « défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine » ; Conférence internationale des droits de l’homme, « Résolution relative au respect des droits de l’homme en période de conflit armé », Rés. XXIII, dans Acte final de la Conférence

internationale des droits de l’homme , Doc NU A/CONF.32/41 (1968) à la p 19, qui contient un rappel des obligations des États sous la clause de Martens [Résolution XXIII (1968)].

635 Comme mentionné supra section 2.2.2, la dénonciation éventuelle des CGI–IV (1949) n’affectera pas les obligations des parties en vertu des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique : arts 63/62/142/158.

636 PAI, art 1(2) ; PAII, préambule.

637 CIJ, avis sur l’emploi d’armes nucléaires (1996), supra note 296 au para 84 : « La Cour rappellera en particulier que tous les États sont liés par celles des règles du protocole additionnel 1 qui ne représentaient, au moment de leur adoption, que l’expression du droit coutumier préexistant, comme c’est le cas de la clause de Martens, réaffirmée à l’article premier dudit protocole. », repris par le TPIY dans Kupreškić (2000), supra note 323 au para 525 : « Plus précisément, on pourrait recourir à la célèbre clause Martens qui, de l’avis autorisé de la Cour internationale de Justice, fait maintenant partie du droit international coutumier. / More specifically, recourse might be had to the celebrated Martens Clause which, in the authoritative view of the International Court of Justice, has by now become part of customary international law ».

La place et la valeur de cette clause dans le DIH sont néanmoins incertaines. Le contexte historique de compromis entourant l’adoption de cette clause est aussi fréquemment mentionné, souvent pour en amoindrir ou en relativiser l’importance : Cassese, par exemple, qualifie la clause de subterfuge diplomatique638 dans un article-phare — qu’il publie la même année que le TPIY rend la décision (qu’il a lui-même rédigée) dans l’affaire Kupreškić — où la clause de Martens est discutée. Il est en outre difficile de ne pas voir dans la proposition de Descamps mentionnée plus haut un écho direct à cette clause. En effet, elle semble implicitement ouvrir la porte à des considérations jusnaturalistes, s’abstenant toutefois d’expliquer la teneur et la portée desdits principes.

La clause de Martens semble donc a priori remettre en cause l’application de la théorie positiviste en ce qu’elle lie le fondement de la validité du droit au volontarisme étatique. On peut en effet y voir une manifestation du droit international de faire entrer dans son enceinte, tel un loup dans une bergerie, une règle valide selon ses propres processus, mais qui, dans sa substance, invite à aller au-delà du cadre et des limites définis par le système lui-même. Cette appréhension suppose toutefois que la clause de Martens est dans son entièreté une source formelle, soit parce qu’elle constitue un PG de droit reconnu639, soit parce qu’elle incarne une norme fondamentale du droit international640. Pour notre part, nous envisageons plutôt la clause comme une source matérielle du DIH — une source matérielle qui contient une référence au principe d’humanité — qui, lui, constitue un PG de droit reconnu particulièrement pertinent en DIH.

638 Cassese (2000), supra note 495 à la p 212 [notre traduction de diplomatic gimmick].

639 Voir p. ex. Michael Bothe, Karl Josef Partsch, Waldemar A. Solf et Martin Eaton, New rules for victims of armed conflicts: commentary on the two 1977 protocols additional to the Geneva Conventions of 1949, 2e éd, Leiden, Nijhoff, 2013, à la p 43 au para 2.10 [Bothe / Partsch / Solf / Eaton Commentary (2013)] ; Daniel Thürer, « International Humanitarian Law: Theory, Practice, Context » (2011) 338 RCADI à la p 314 [Thürer (2011)] : « I do not think that the [Martens] Clause intends only to restate the customary law in force. Its wording rather seems to suggest that it refers to a source outside customary and treaty law: general principles of law. » Voir aussi Commentaire GCI (2016), supra note 8, au para 3295 (art 63), qui exposent les différents sens donnés à la clause de Martens, donc celui-ci.

640 Chez Carreau / Marrella ([2012], supra note 314 à la p 327), les éléments qu’on retrouve dans la clause Martens (usages, lois de l’humanité et exigences de la conscience publique) forment ensemble les normes fondamentales du droit international qui ne sont ni coutumières ni conventionnelles, ce qu’ils assiliment aux PG de droit reconnus. Au-delà du fait que ce sens attribue aux exigences de la conscience publique un rôle plus important que celui que nous identifions, il est pertinent de souligner que Carreau et Marella citent expressément Jules Basdevant (Dictionnaire de la terminologie du droit international, Paris, Sirey, 1959 aux pp 473–475 [Basdevant (1959)]) pour appuyer leurs propos. Or, le Dictionnaire associe plutôt la clause Martens à « des propositions fondamentales qui […] sont considérées comme impliquées par des données juridiques internationales et susceptibles, à ce titre, de justifier des déductions dans cet ordre juridique ». Autrement dit, la valeur juridique attribuée à la clause de Martens y est à la fois reliée intrinsèquement à l’idée de droit international et suppose l’existence préalable d’une règle de laquelle est déduite la proposition de la clause qui revêt ainsi une valeur juridique; pour notre analyse à l’effet que seulement le principe d’humanité satisfait ces critères voir infra section 4.4.3.

En appui à notre position, mentionnons que la pratique étatique n’abonde pas clairement dans le sens d’une attribution de valeur de source formelle autonome à la Clause. Par exemple, parmi les 28 déclarations déposées par les États dans le cadre de l’avis consultatif sur l’emploi d’armes nucléaires, qui sont parfois mentionnées à l’appui de la reconnaissance de la valeur normative autonome de la Clause641, 6 seulement mentionnent la clause de Martens642. Parmi ces six déclarations, on retrouve celle de la Fédération de Russie qui rejette complètement son application643. Aussi, la déclaration du Royaume-Uni indique clairement qu’elle ne conçoit pas la clause de Martens comme ayant une valeur normative autonome, invoquant la nécessité de trouver une règle de DIC consacrant en l’espèce l’illégalité de l’arme nucléaire644. En plus de la déclaration du Nauru qui associe la clause aux PG de droit reconnus645, les autres déclarations (respectivement

641 P. ex. CICR, Commentaires CGI (2016), supra note 8 au para 3291 (art 63) à la n 47 : « It has been contended that the Martens Clause and especially the terms ‘laws of humanity’ and the ‘requirements of the public conscience’, either individually or combined, have an autonomous normative value under international law », citant à l’appui « the statements submitted to the ICJ by a number of States in the context of the 1996 Nuclear weapons case […], which to a greater or lesser degree attribute a certain legally binding force to the clause », sans toutefois apporter plus de détails sur lesdites déclarations. Comparer avec Rupert Ticehurst, « The Martens Clause and the Laws of Armed Conflict » (1997) 37 IRRC 125–134 aux pp 126–127 [Ticehurst (1997)], qui mentionne le contenu des déclarations étatiques dans le cadre du renvoi de la CIJ comme des manifestations importantes des diverses interprétations possibles de la Clause, sans toutefois conclure que ces déclarations prouvent sa valeur normative autonome.

642 À noter que la Malaisie ne cite pas la clause de Martens, mais réfère à l’article 86 du Oxford Manual de 1880 pour appuyer sa position que les représailles « doivent respecter, dans tous les cas, les lois de l’humanité et de la morale » : CIJ, Note Verbale from the Embassy of Malaysia, together with Written Statement of the Government of Malaysia (19 juin 1995), en ligne, CIJ : <https://www.icj-cij.org/en/case/95>, à la p 18. À noter aussi que des références à la clause de Martens ont pu être faites lors des exposés oraux dans le cadre de la requête pour avis consultatif; ces exposés ne font pas l’objet d’un recensement ici, mais mentionnons à titre d’exemple la référence faite par l’Australie aux exigences de la conscience publique à l’effet que celles-ci doivent être impactées par les standards internationaux de droits de la personne : « Dispute: Australian Practice in International Law 1995 » (1996) 17 AYIL 666 à la p 699 au para 27.

643 CIJ, Letter dated 19 June 1995 from the Ambassador of the Russian Federation, together with Written Comments of the Government of the Russian Federation (19 juin 1995) en ligne, CIJ : <https://www.icj-cij.org/en/case/95> à la p 13 : « [A]ttempts to apply blanket norms formulated in the second half of the 19th century - beginning of the 20th century to new types of weapons do not seem to be convincing. As to nuclear weapons, the ‘Martens clause’ is not working at all. A ‘more complete code of the laws of war’ mentioned there as a temporary limit was ‘issued’ in 1949-1977 in the form of Geneva Conventions and Protocols thereto, and today the ‘Martens clause’ may formally be considered inapplicable. ».

644 CIJ, Letter dated 16 June 1995 from the Legal Adviser to the Foreign and Commonwealth Office of the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland, together with Written Comments of the United Kingdom (16 juin 1995) en ligne : <https://www.icj-cij.org/en/case/95> au para 3.58 : « While the Martens Clause makes clear that the absence of a specific treaty provision on the use of nuclear weapons is not, in itself, sufficient to establish that such weapons are capable of lawful use, the Clause does not, on its own, establish their illegality. The terms of the Martens Clause themselves make it necessary to point to a rule of customary international law which might outlaw the use of nuclear weapons. Since it is the existence of such a rule which is in question, reference to the Martens Clause adds little. ».

645 CIJ, Letter dated 15 June 1995 from counsel appointed by Nauru, together with Written Comments of the Government of Nauru (partie 2, 15 juin 1995) en ligne : <https://www.icj-cij.org/en/case/95> à la p 13 (voir aussi aux pp 6 et suiv) :

«The Martens clause seems to require the application of general principles of law. It speaks of the laws of humanity

des Îles Salomon, du Mexique et de la Nouvelle-Zélande) peuvent en effet se lire comme attribuant une certaine force juridiquement contraignante à la Clause646, ce qui n’équivaut toutefois pas à une consécration du caractère normatif autonome par la communauté internationale.

Cela étant dit, ce n’est pas parce que la clause de Martens ne constitue pas une source formelle qu’elle ne présente aucun intérêt, bien au contraire. Minimalement, elle agit comme rappel que le droit coutumier lie les parties à un conflit armé au-delà de leurs engagements contractuels647 ; de

and the dictates of public conscience. General principles of law recognised by civilised nations would therefore seem to embody the principles of humanity and the public conscience. Inhumane weapons and weapons which offend the public conscience are therefore prohibited. ».

646 Pour les Îles Salomon, voir CIJ, Further Written Observations Submitted by the Government of Solomon Islands to the International Court of Justice (20 septembre 1995), en ligne, CIJ : <https://www.icj-cij.org/en/case/95> au para 25 :

«The Court should also take the opportunity to restate the relevance of the Marten Clause and its applicability to the use of nuclear weapons. Contrary to the views of at least one nuclear weapon State ("As to nuclear weapons the 'Martens Clause' is not working at all ... today the 'Martens Clause' formally be considered inapplicable", Russia p 13), Solomon Islands shares the views of the International Law Commission that the Martens Clause now has the status of general international law. In essence, it provides that even in cases not covered by specific international

agreements, civilians and combatants remain under the protection and authority of the principles of international law derived from established custom, from the principle of humanity and from the dictates of public conscience. » Voir aussi CIJ, Letter dated 19 June 1995 to the Permanent Representative of Solomon Islands to the United Nations, together with Written Statement of the Government of Solomon Islands (19 juin 1995), en ligne, CIJ : <https://www.icj-cij.org/en/case/95> aux paras 3.9 et 3.73, où est mentionnée la clause de Martens, mais pas nécessairement dans le sens d’une attribution de valeur normative autonome. Pour le Mexique, voir CIJ, Note verbale dated 19 June 1995 from the Embassy of Mexico, together with Written Statement of the Government of Mexico (19 juin 1995), en ligne, CIJ: <https://www.icj-cij.org/en/case/95> à la p 13 : « By virtue of the De Martens Clause, the provisions of the Protocol Additional I and the Geneva Conventions are applicable in any circumstance regardless of the unfavorable nature or origin of the armed conflict or in the causes invoked by the Parties to a conflict. Therefore, the first use of nuclear weapons would be encompassed under the scope of the above-mentioned instruments in accordance with the Clause. On the other hand, the principle of humanity, contained in the Preamble of The Hague Convention IV of 1907 and in Article 1.2 of the Protocol Additional 1, establishes that in those cases not expressly foreseen in such instruments. Civilians and belligerents are under the protection of the law of nations stemming from the usages, the principles of the humanity and the dictates of public conscience. Therefore, the illegality of nuclear weapons depends on the principle of humanity. There are sacred rules that cannot be violated, even if the enemy has breached them previously. Thus, Pictet when speaking of the prohibition on all reprisals against protected persons by the Geneva Conventions says: ‘L’interdiction des représailles ainsi établie a un caractère absolu. Elle vaut même si la violation à laquelle on pretendre répondre snest produite [sic] dans le champ des Conventions de Genève’. » Pour la Nouvelle-Zélande, voir CIJ, Note verbale dated 20 June 1995 from the Embassy of New Zealand together with Written Statement of the Government of New Zealand, (20 juin 1995), en ligne : CIJ <https://www.icj-cij.org/en/case/95> aux paras 65 et 80 : « The ‘Martens Clause’ included in the preamble of Hague Convention IV of 1907 pointed to the general applicability of international humanitarian law. [T]he preamble of Convention IV of the 1907 Conference also included (as had the equivalent convention of 1899) the ‘Martens Clause’. This clause was included because the drafters wanted to make it quite clear that ‘in the absence of a written undertaking, unforeseen cases should not be left to the arbitrary judgment of military commander’. This clause, or something similar, has been reiterated in subsequent conventions ». À noter que la Nouvelle-Zélande attribue erronément le passage cité du préambule de la Convention IV (1907) à la clause de Martens.

647 Distefano / Henry (2015), supra note 631 aux pp 179–180 au para 73 : « But let us insist that the ‘reminder’ thesis presently represents the lowest common denominator, being the only generally accepted interpretation of the Martens Clause in the Geneva Conventions. » Voir aussi Greenwood (2010), supra note 123 au para 129.

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