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: La consécration et le contenu de la norme de jus cogens

Section I : l’élaboration des normes de jus cogens

Paragraphe 1 : La consécration et le contenu de la norme de jus cogens

La notion de jus cogens constitue sans nul doute l’une des no-tions les plus controversées en droit international public. Si ses fervents défenseurs prêtent à la notion d’immenses vertus, voire des conséquences juridiques insoupçonnées, ses pourfendeurs n’ont en revanche de cesse de décrier la « crise de la normativité internationale » qu’elle induit30.

Pour mieux cerner la notion de jus cogens, nous examinerons d’abord sa consécration (A), et par suite sa détermination (B).

Le jus cogens peut être considéré comme le dispositif juri-dique (notion de norme impérative) servant de justificatif pour l’annulation d’un traité ou de certaines de ses dispositions, c’est-à-dire pour l’invalidation d’un acte juridique international à raison de son objet illicite.

Consacrée en 1969 à la conférence de Vienne sur le droit des traités, la notion de jus cogens est imprécise sur le plan juridique, même si l’article 53 de la Convention de Vienne tente de lui don-ner une définition officielle. Selon cet article : « Est nul tout trai-té qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative de droit international est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme de droit international ayant le même caractère »31.

30 I. MOULIER, « La relation existant entre les normes fondamentales relevant du jus cogens et la compétence pénale universelle : essai de clarification », Synthèse de la communication du 7 février 2009.

31 Article 53 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités.

Le jus cogens a un caractère universel et s’applique au profit de tous les membres de la société internationale, il s’agit d’une sorte d’ordre public international, c’est-à-dire la défense d’un in-térêt général qui s’impose à l’inin-térêt particulier des Etats.

La Convention de Vienne de 1969 n’énumère pas de façon ex-haustive les cas de jus cogens dans ses articles. Cependant, la Com-mission de droit international s’est limitée à en donner quelques exemples, nous allons en mentionner sans tenir compte d’un ordre de préférence ou hiérarchique, il y a par exemple :

- Certains principes de droit humanitaire ; - le principe de non-intervention ;

- la souveraineté des Etats ;

- le respect de la parole donnée (principe pacta sunt servanda) ; - le règlement pacifique des différends ;

- le respect du droit diplomatique et consulaire ; - du génocide, de l’esclavage, de la traite et la piraterie ;

- le principe de la responsabilité et la réparation du dommage causé à autrui ;

- l’autonomie de la volonté des Etats et la liberté contractuelle en conformité avec le droit international ;

- le respect du standard minimum dans le traitement accordé aux étrangers32.

Ainsi par exemple, point n’est besoin de citer les nombreux traités internationaux qui interdisent la torture, des Conventions de Genève au Pacte international sur les droits civils et politiques en passant par les conventions régionales en matière de droits de l’homme. C’est en 1984 qu’avec l’adoption de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dé-gradants, les Nations Unies ont élaboré un instrument spécifique

32 V. Ch. CHAUMONT, « Mort et transfiguration du jus cogens », in Mélanges of-ferts à P. E. GONIDEC, pp. 469-479.

Consacrant le principe de l’interdiction, organisant ses modalités juridiques et pratiques, et stipulant une règle de compétence uni-verselle permettant la répression des tortionnaires hors du terri-toire où les faits ont été commis.

C’est à cet égard au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie que l’on doit d’avoir le plus clairement affirmé le lien entre les normes impératives et la compétence universelle, en 1998, dans l’arrêt Furundzija33. Le Tribunal établit en effet un lien direct entre la valeur de jus cogens reconnue à l’interdiction de la torture par la communauté internationale et la reconnaissance de la compétence universelle, qui se trouve présentée comme la conséquence logique du caractère impératif de la norme violée.

33 TPIY, Le Procureur c. Anto Furundzija, aff. n°IT-95-17/1-T10, Chambre de pre-mière instance II, jugement, 10 décembre 1998. Le paragraphe 156 du jugement se lit comme suit : « [d]e surcroît, à l’échelon individuel, à savoir celui de la responsabilité pénale, il semblerait que l’une des conséquences de la valeur de jus cogens reconnue à l’interdiction de la torture par la communauté interna-tionale fait que tout État est en droit d’enquêter, de poursuivre et de punir ou d’extrader les individus accusés de torture, présents sur son territoire. En effet, il serait contradictoire, d’une part, de restreindre, en interdisant la torture, le pou-voir absolu qu’ont normalement les États souverains de conclure des traités et, d’autre part, d’empêcher les États de poursuivre et de punir ceux qui la pratiquent à l’étranger. Ce fondement juridique de la compétence universelle des États en matière de torture confirme et renforce celui qui, de l’avis d’autres juridictions, découle du caractère par essence universel du crime. On a estimé que les crimes internationaux étant universellement condamnés quel que soit l’endroit où ils ont été commis, chaque État a le droit de poursuivre et de punir les auteurs de ces crimes. Comme le dit de façon générale la Cour suprême d’Israël dans l’affaire Eichmann, de même qu’une juridiction des États-Unis dans l’affaire Demjanjuk,

«c’est le caractère universel des crimes en question» (c’est-à-dire des crimes in-ternationaux) qui confère à chaque État le pouvoir de traduire en justice et de punir ceux qui y ont pris part ».

Le jus cogens frappe de nullité tous les traités qui ne s’y soumettent, et l’article 64 de la Convention de Vienne de 1969, dispose que si une nouvelle norme de droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et n’a plus de force juridique. Il faut reconnaître que la Convention de Vienne de 1969 cristallise un régime de nullité qui existait déjà au niveau interne.

En effet, les différents ordres juridiques internes appliquent deux types de nullité en matière de contrat : la nullité absolue et la nullité relative. La nullité absolue sanctionne les illégalités graves qui affectent l’intérêt général et troublent l’ordre public, par contre la nullité relative, frappe la violation des règles posées dans le seul but de protéger les contractants en tant que personnes privées.

Selon l’opinion traditionnellement admise par la doctrine, l’ordre international ignorerait cette distinction entre nullité relative et nullité absolue. Toute nullité y serait relative parce que le principe de l’effectivité y jouerait le rôle d’un procédé général, de couverture et de situation irrégulière à l’origine qui ont bénéficié d’une application durable. Cette doctrine paraît confirmée par la jurisprudence qui s’est abstenue de frapper de nullité absolue une sentence arbitrale entachée d’excès de pouvoir ou de violation de compromis, irrégularités pourtant graves qu’il aurait été d’intérêt public de sanctionner sévèrement34.

Les auteurs de la Convention de Vienne ne se sont pas laissés influencer ni par cette pratique, ni par cette doctrine. Ils ont retenu cumulativement ces deux types de nullité en assignant à chacun un champ d’application précis et en déterminant les différences de régime, qui portent sur la possibilité de faire jouer le principe de divisibilité et d’acquiescer à l’irrégularité pour l’Etat victime,

34 Voir notamment l’arrêt de la CIJ dans l’affaire de la sentence arbitrale du Roi d’Espagne, Rec., 1960, pp. 209-213.

et sur le droit d’invoquer le vice qui entache le traité. Ainsi, sont sanctionnées par la nullité relative toutes les irrégularités du consentement autres que la contrainte, c’est-à-dire la violation des formes constitutionnelles35, l’erreur36, le dol et la corruption du représentant d’un Etat.

La nullité absolue quant à elle concerne par exemple la contrainte exercée sur la personne du représentant de l’Etat37, ou les traités viciés par la contrainte exercée sur l’Etat38.

35 Le Tribunal constitué pour se prononcer sur la détermination de la frontière mari-time Guinée-bissau / Sénégal a refusé d’examiner l’allégation de la Guinée-Bissau selon laquelle l’Accord franco-portugais de 1960 serait nul du fait de la violation par la France de son droit interne : « Le seul Etat qui pourrait invoquer cette cause de nullité est le Sénégal » en tant que successeur de la France (Sentence arbitrale du 31 juillet 1989, RGDIP, 1990, p. 250 ; voir aussi p. 232.

36 En ce qui concerne l’erreur, dans son arrêt rendu dans l’affaire du Temple de Préah Vihear, la CIJ a également admis la possibilité d’une confirmation expresse ou tacite (arrêt du 15 juin 1962, fond), Rec., 1962, pp. 23-24, 29-32.

37 En vue de retenir la sanction de nullité absolue, la CDI déclarait que « l’emploi de la contrainte sur le représentant de l’Etat afin d’obtenir la conclusion d’un traité serait chose d’une telle gravité que l’article devrait prévoir la nullité absolue du consentement à un traité obtenu dans de telles conditions » (Ann. CDI. 1996, vol.

II, pp. 268-269).

38 L’article 52 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 déclare qu’ « est nul tout traité dont la conclusion a été obtenu par la menace ou l’emploi de la force en violation des principes de droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies ».

Paragraphe 2 : La CIJ et la mise en œuvre de la norme de jus