1. Les éléments génétiques bactériens mobiles ou mobilisables par transfert génétique horizontal
1.2. Mécanismes responsables de leur mobilité intercellulaire
1.2.2. La conjugaison
La conjugaison est un processus de transfert unidirectionnel d’ADN d’une bactérie donatrice
vers une bactérie réceptrice, par un mécanisme requérant un contact spécifique. Les gènes codant les
fonctions nécessaires à ce phénomène sont uniquement portés par la bactérie donatrice et peuvent être
retrouvés sur deux types d’éléments génétiques mobiles particuliers décrits dans le paragraphe 1.1 de
ce chapitre : les plasmides conjugatifs et les transposons conjugatifs. Découverte en 1946 sur des
cultures de bactéries de l’espèce E. coli (Tatum et Ledenberg, 1947), la conjugaison est un processus
de transfert génétique très large, s’opérant aussi bien entre deux bactéries à Gram négatif ou deux
bactéries à Gram positif d’espèces et de genres différents, qu’entre une bactérie à Gram négatif et une
bactérie à Gram positif (Mazodier et Davies, 1991), qu’entre une bactérie et un organisme eucaryote
inférieur (Heinemann et Sprague, 1989), ou qu’entre une bactérie et un organisme eucaryote supérieur
(Waters, 2001). Le mécanisme du transfert génétique par conjugaison peut être décomposé en trois
grandes étapes, chacune de ces étapes présentant un mode de déroulement et des acteurs spécifiques
des types de bactéries impliquées (différences entre bactéries à Gram différents, mais également entre
bactéries à Gram identiques) et de plasmides conjugatifs impliqués (différences entre plasmides de
groupes d’incompatibilité différents). A l’heure actuelle, le mécanisme est le mieux compris, car
étudié depuis plus longtemps, chez les bactéries à Gram négatif. Les exemples très souvent cités
comme modèles sont le plasmide F d’E. coli appartenant au groupe d’incompatibilité IncF (Frost et
al., 1994) et le plasmide RP4 à large spectre d’hôte appartenant au groupe d’incompatibilité IncP
(Pansegrau et al., 1994). Chez les bactéries à Gram positif, la compréhension du mécanisme est moins
avancée, mais des études comparatives de séquences nucléotidiques partielles ou complètes de
plasmides conjugatifs isolés de bactéries à Gram positif montrent des homologies avec certains
acteurs conjugatifs des bactéries à Gram négatif (Morton et al., 1993 ; Berg et al., 1998 ; Dougherty et
al., 1998 ; Schwarz et al., 2001).
La première étape du processus de conjugaison repose sur l’établissement d’un contact
physique entre une bactérie détentrice d’un élément génétique conjugatif (bactérie donneuse ou mâle)
et une bactérie qui en est dépourvue (bactérie réceptrice ou femelle) et à la stabilisation de ce contact
(figure 5).
Figure 5 : Accolement de cellules bactériennes donneuses et réceptrices lors d’un processus de conjugaison,
d’après Samuelset al., 2000.
Figure 5 : Accolement de cellules bactériennes donneuses et réceptrices lors d’un processus de conjugaison,
d’après Samuelset al., 2000.
Chez les bactéries à Gram négatif, le contact s’établit grâce à des appendices extracellulaires ancrés
dans la membrane externe de la bactérie donneuse, appelés pili sexuels. Les fonctions nécessaires à la
synthèse et à l’assemblage structural des pili et à la stabilisation du contact sont codées sur les
plasmides conjugatifs ; elles sont par exemple au nombre de 13 sur le plasmide F (Frost et al., 1994)
et de 11 sur le plasmide RP4 (Haase et al., 1995 ; Samuels et al., 2000). Les pili reconnaissent par
leurs extrémités distales des zones de contact à la surface des bactéries réceptrices sur lesquelles ils se
fixent. Ces zones de contact sont chez les bactéries réceptrices E. coli les protéines OmpA (Manoil et
Rosenbusch, 1982). Un évènement de conjugaison ne peut avoir lieu entre deux bactéries donneuses à
Gram négatif du fait de l’existence d’un système d’exclusion codé par les plasmides conjugatifs. Chez
le plasmide F, ce système est porté par le gène traT codant une lipoprotéine de la membrane externe,
TraT. Cette lipoprotéine présente une homologie de séquence avec les protéines OmpA et surtout, une
meilleure affinité pour les pili. Une fois le pilus d’une bactérie donneuse fixé sur une protéine TraT
d’une autre bactérie donneuse, la fixation sur les protéines OmpA est inhibée et le processus de
conjugaison est arrêté (Frost et al., 1994).
Chez les bactéries à Gram positif, différents mécanismes établissant la première étape de contact sont
identifiés (Grohmann et al., 2003). Chez les entérocoques (bactéries commensales des tractus digestif
et génital) par exemple, un mécanisme dépendant de la sécrétion de phéromones est utilisé. La
bactérie réceptrice produit dans le milieu extérieur des phéromones induisant chez la bactérie
donneuse la synthèse d’une protéine de surface formant de grands agrégats entre les deux bactéries
(Clewell et al., 2002). Chez d’autres bactéries à Gram positif, le contact se fait toujours par
agrégation, mais indépendamment de la production de phéromones. C’est le cas par exemple des
bactéries du sol des espèces Bacillus thuringiensis subsp. israelensis (Andrup et al., 1993) et
Lactococcus lactis (van der Lelie et al., 1991). Chez les bactéries du genre Streptomyces l’induction
d’un contact et donc l’existence de gènes spécifiques impliqués dans ce contact ne sont pas rapportées
(Grohmann et al., 2003). Leur mode de vie sous forme de mycélium lie naturellement les cellules
entre elles.
La deuxième étape du processus correspond au transfert du matériel génétique de la bactérie
mâle vers la bactérie femelle, impliquant un traitement spécifique de l’ADN à transférer et
l’établissement d’une voie de transit entre les deux bactéries (figure 6).
TraI
TraD
plasmide F db
membrane
cytoplasmique
protéine de liaison
TraD
5’
membrane
cytoplasmique
membrane externe
membrane externe
protéine de liaison
OmpA
TraN
ATP
ADP + Pi
Figure 6 : Transfert par conjugaison du plasmide F, d’après Dreiseikelmann, 1994.
Après une coupure sb par une nucléase à l’origine de transfert oriT, le brin néoclivé est séparé de la molécule
bicaténaire et amené à un pore membranaire par l’hélicase TraI.
TraI
TraD
plasmide F db
membrane
cytoplasmique
protéine de liaison
TraD
5’
membrane
cytoplasmique
membrane externe
membrane externe
protéine de liaison
OmpA
TraN
ATP
ADP + Pi TraI
TraD
plasmide F db
membrane
cytoplasmique
protéine de liaison
TraD
5’
membrane
cytoplasmique
membrane externe
membrane externe
protéine de liaison
OmpA
TraN
ATP
ADP + Pi
Figure 6 : Transfert par conjugaison du plasmide F, d’après Dreiseikelmann, 1994.
Après une coupure sb par une nucléase à l’origine de transfert oriT, le brin néoclivé est séparé de la molécule
bicaténaire et amené à un pore membranaire par l’hélicase TraI.
Pour le traitement de l’ADN, les études avancées effectuées chez les bactéries à Gram négatif et celles
moins avancées effectuées chez les bactéries à Gram positif montrent un mécanisme globalement
similaire dans les deux cas. L’ADN est pris en charge par un complexe multiprotéique, le relaxosome,
comportant notamment une fonction nucléase et une fonction hélicase. Un brin de l’ADN est ainsi
coupé spécifiquement (à l’origine de transfert oriT) et transféré dans la cellule réceptrice. Une
exception existe, chez les bactéries du genre Streptomyces, où l’ADN transféré est double brin (Possoz
et al., 2001). Le transfert de l’ADN simple brin se fait par un pore reliant les deux bactéries. La
structure de ce pore s’apparente aux systèmes de sécrétion de type IV (Cao et Saier, 2001) et les
composants nécessaires à sa synthèse et à son assemblage sont en partie les mêmes que ceux
impliqués dans la synthèse et la structure des pili. Sur les plasmides conjugatifs de bactéries à Gram
positif, plusieurs protéines homologues à des protéines appartenant à des systèmes de sécrétion de
type IV on été identifiées (Grohmann et al., 2003).
La troisième et dernière étape du processus correspond à la synthèse d’un brin complémentaire
et à la ligation sous forme circulaire des ADNs mobilisés à la fois dans la cellule donneuse et dans la
cellule réceptrice. Dans la cellule donneuse, cette troisième étape est en fait concomitante à la
deuxième. Dès le début du transfert du brin clivé, un brin complémentaire à celui restant dans la
cellule donneuse est synthétisé selon le mécanisme du cercle tournant, grâce aux ADN polymérases
hôtes ; un second clivage du brin transféré met fin au transfert et à cette nouvelle synthèse. Dans la
cellule réceptrice, l’ADN simple brin introduit est stabilisé par des protéines de type SSB (Single
Strand DNA Binding protein). Certains plasmides conjugatifs codent leurs propres protéines SSB qui
accompagnent le simple brin d’ADN tout au long de son transfert, comme le plasmide F (Frost et al.,
1994) ; d’autres sont dépourvus de cette fonction et le simple brin d’ADN est alors pris en charge par
des protéines SSB de la cellule réceptrice. La synthèse du brin complémentaire au brin nouvellement
introduit dans la cellule réceptrice se fait de manière discontinue (figure 7).
protéine de liaison
5’
membrane
cytoplasmique
membrane externe
amorce d’ADN
brin néosynthétisé
ADN polymérase III
Figure 7 : Synthèse d’un brin complémentaire au brin d’ADN nouvellement reçu par une cellule bactérienne
réceptrice après un processus de conjugaison, d’après Willetts et Wilkins, 1984.
Une fois arrivé dans le cytoplasme de la cellule réceptrice, le brin transféré d’un plasmide conjugatif est pris en
charge par des protéines de liaison. Puis des primases synthétisent des amorces à partir desquelles l’ADN
polymérase III débute la synthèse du brin complémentaire au brin transféré.
brin transféré
protéine de liaison
5’
membrane
cytoplasmique
membrane externe
amorce d’ADN
brin néosynthétisé
ADN polymérase III
Figure 7 : Synthèse d’un brin complémentaire au brin d’ADN nouvellement reçu par une cellule bactérienne
réceptrice après un processus de conjugaison, d’après Willetts et Wilkins, 1984.
Une fois arrivé dans le cytoplasme de la cellule réceptrice, le brin transféré d’un plasmide conjugatif est pris en
charge par des protéines de liaison. Puis des primases synthétisent des amorces à partir desquelles l’ADN
polymérase III débute la synthèse du brin complémentaire au brin transféré.
brin transféré
Des protéines primases synthétisent des amorces à partir desquelles les ADN polymérases hôtes
peuvent démarrer leur synthèse. Ces protéines primases peuvent, comme dans le cas des protéines
SSB, être codées soit par le plasmide conjugatif de la cellule donneuse et donc accompagner le simple
brin durant son transfert, soit par le génome de la cellule réceptrice. Le premier cas cité est illustré
avec le plasmide RP4, codant une protéine TraC, à activité primase, transféré en même temps que le
simple brin (Lanka et Barth, 1981) ; et le second cas avec le plasmide R391, où aucune primase n’est
mobilisée durant le transfert (Dalrymphe, 1982). Une fois les brins complémentaires synthétisés et
ligués dans chaque cellule, des topoisomérases hôtes redonnent une structure superenroulée aux
plasmides.
Certains plasmides conjugatifs peuvent s’intégrer dans le chromosome de la bactérie qui les
héberge, de par la possession de transposons ou de séquences d’insertion capables de recombinaison.
Que leur intégration chromosomique soit réversible ou au contraire stable, ces épisomes conjugatifs
peuvent alors être à l’origine d’une dissémination des gènes du chromosome hôte en même temps que
leurs propres gènes. Lors d’une intégration réversible, l’excision peut parfois être incorrecte et inclure
une petite fraction adjacente du chromosome hôte, fraction qui sera automatiquement transférée lors
d’un évènement de conjugaison ultérieur. Lors d’une intégration stable, un évènement de conjugaison
conduit forcément au transfert du chromosome hôte vers la bactérie réceptrice (transfert restant
cependant incomplet étant donné les temps de contact courts entre les bactéries durant un évènement
de conjugaison).
Dans le document
Recherche de déterminants génétiques permettant l'adaptation d'une souche Escherichia coli à la mamelle bovine
(Page 45-49)