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Chapitre 6 : Discussion

6.1. Retour sur le cadre théorique et les écrits scientifiques

6.1.2. Conditions de transitions

Dans le chapitre précédent, différents éléments facilitant ou entravant la transition professionnelle des infirmières immigrantes ont été présentés. Dans sa théorie, Meleis classe ceux-ci en conditions personnelles, communautaires et sociétales. Dans le cadre de l’analyse, les différents thèmes qui ont émergé peuvent être mis en relation avec ce cadre. En effet, le Thème 4 : Faire appel à ses ressources intérieures pour s’adapter présente des conditions personnelles influençant la transition professionnelle des infirmières immigrantes rencontrées. L’environnement de travail, soit les conditions organisationnelles, influençant la transition présentée au Thème 5 peut s’apparenter à des conditions communautaires de la théorie de Meleis. En effet, le milieu de travail s’apparente à une petite communauté ou différents individus vivent et interagissent ensemble. Finalement, le sixième thème aborde le sentiment d’être différentes des autres, et peut être mis en lien avec les valeurs existantes dans la société (conditions sociétales).

103 Conditions personnelles

Plusieurs éléments de la vie personnelle des infirmières immigrantes ont été identifiés dans la présente étude comme ayant une influence sur leur processus de transition professionnelle. En lien avec la théorie de Meleis, quatre éléments seront discutés, soit le sens donné à l’événement précipitant la transition, les croyances et attitudes culturelles, le statut socio-économique ainsi que le niveau de préparation et de connaissance des infirmières.

D’abord, une condition affectant la transition est le sens donné à l’événement la précipitant. Cette étude de même que les écrits scientifiques ont mis en évidence la présence de facteurs motivant la migration soit des facteurs incitatifs ou attractifs (Kingma, 2008; Woodbridge & Bland, 2010). Parmi les facteurs attractifs, les participantes mentionnaient le besoin d’infirmières au Québec, les efforts de recrutement à l’étranger et le désir de développer une pratique de pointe. Parmi les facteurs incitatifs, les participantes mentionnaient le désir d’améliorer leur qualité de vie en lien avec un contexte sociopolitique ou des conditions de travail défavorables dans leur pays d’origine. Un élément nouveau ayant ressorti de cette étude est le désir d’immigration du conjoint comme motif d’immigration.

Dans un autre ordre d’idées, le statut socio-économique n’est pas ressorti dans la présente étude comme un élément ayant une influence sur la transition professionnelle ce qui correspond à ce que l’on retrouve dans les écrits. Ceci s’explique peut-être par le fait que toutes les participantes rencontrées étaient employées au moment de l’étude et toutes sauf une depuis leur arrivée au Québec également.

Un autre élément ayant une influence sur la transition dans la théorie de Meleis correspond aux croyances et attitudes culturelles (Aubin & Dallaire, 2008). Dans les écrits, différentes situations où les valeurs de l’infirmière immigrante sont confrontées à celles du pays d’accueil sont présentées. Ces situations sont variées allant de l’implication de la famille dans les soins à la personne malade (Daniel, et al., 2001; Kawi & Xu, 2009; Lin, 2009; Okougha & Tilki, 2010; Xu, 2005; Yi & Jezewski, 2000) à la façon dont l’infirmière gère les conflits avec ses pairs (Kawi & Xu, 2009; Xu, 2005). Cependant, bien qu’une infirmière ait mentionné avoir été confrontée dans ses valeurs en ce qui concerne les normes d’hygiène hospitalière, dans cette étude les croyances et attitudes culturelles ne sont pas ressorties comme étant un élément majeur ayant une influence sur la transition professionnelle. Cette différence entre la présente étude et les écrits peut possiblement s’expliquer par le fait que la majorité des participantes sont d’origine française. En effet, il est possible que les valeurs des infirmières de la France et du Québec soient similaires. Les écrits, quant-à-eux, présentent plus souvent l’adaptation d’infirmières originaires de l’Afrique ou l’Asie au Royaume-Uni et aux États-Unis, ce qui pourrait expliquer de plus grandes différences culturelles.

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Finalement, ensemble, le niveau de préparation et les connaissances qu’ont les infirmières sont un facteur facilitant la transition. En effet, les participantes de cette étude ont mentionné que la mobilisation de leurs expériences passées (p. ex. stage au Québec) et de leurs connaissances (p. ex. nom générique des médicaments) a facilité leur intégration, ce qui se retrouve également dans les écrits (Higginbottom, 2011; Newton et al., 2012; Wolcott et al., 2013). Cela permet d’augmenter la perception de leur compétence et facilite la transition. De plus, une attitude positive et d’ouverture facilite aussi la transition, ce qui se retrouve dans l’étude et aussi dans celle de Newton et al. (2012).

Conditions organisationnelles

Différents éléments en lien avec le milieu de travail ont été identifiés dans la présente étude comme facilitant ou entravant la transition professionnelle des infirmières immigrantes : l’équipe de travail, le programme d’orientation, le jumelage et les autres formes de soutien.

D’abord, l’équipe de travail s’est avérée être d’une grande influence pour les participantes. En effet, cette recherche a permis de relever les caractéristiques facilitantes ou entravantes d’une équipe de travail à la transition. Plusieurs de ces caractéristiques sont déjà répertoriées dans la littérature. La disponibilité des collègues pour répondre aux questions et les encouragements reçus par les autres infirmières sont revenus à plusieurs reprises dans le discours des participantes, ce qui correspond aux écrits scientifiques (Liou & Cheng, 2011; Newton, et al., 2012). De plus, les infirmières participantes ont souligné que l’accessibilité, l’écoute et la volonté de faire découvrir le Québec de la part de leurs collègues de travail ont été facilitantes. Cette attitude d’ouverture et d’accueil ont d’ailleurs déjà été identifiées comme diminuant le stress relié au choc culturel (Beaton & Walsh, 2010; Yi & Jezewski, 2000). Aussi, le fait de pouvoir partager son expérience avec une autre infirmière immigrante est ressorti comme un élément facilitant la transition professionnelle autant dans cette étude que dans la littérature (Yi & Jezewski, 2000). Bien que le manque de soutien de la part des collègues de travail, un élément entravant la transition professionnelle des infirmières immigrantes, soit déjà identifié dans la littérature (Beaton & Walsh, 2010; Kawi & Xu, 2009), les conflits interpersonnels et le manque de compréhension face à l’expérience des infirmières immigrantes sont des caractéristiques supplémentaires de l’équipe de travail, entravent la transition professionnelle, misent en lumière par la présente recherche.

Dans un autre ordre d’idées, les mesures mises en place par l’organisation (programme d’orientation générale, préceptorat et jumelage) ont également un impact sur la transition professionnelle. Dans cette étude, les avis des participantes étaient partagés par rapport à l’orientation; certaines ont beaucoup apprécié et d’autres pas vraiment. Les résultats de la présente étude corroborent les résultats des écrits quant aux visées

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positives de la période d’orientation : elle permet d’introduire et de se familiariser avec les outils de travail et de créer des liens avec leurs nouveaux collègues (Cummins, 2009). D’un autre côté, les participantes mentionnaient qu’il y avait beaucoup d’informations à retenir en même temps et que le rythme de travail était par moment trop rapide. Enfin, les écrits ont démontré l’importance d’avoir un programme d’orientation plus long pour les infirmières immigrantes, et un programme qui tienne compte des dimensions sociales et économiques de l’immigration (Bieski, 2007). Selon Primeau et al. (2014), un programme d’orientation devrait inclure des éléments qui portent sur la communication, le système de santé, les politiques et les procédures du département, l’étendue de la pratique et les comportements culturellement appropriés. Les personnes responsables de la formation faisaient mention de l’importance de former à la pensée critique, aux styles de communication, aux processus de soins, de même qu’aux normes de pratique qui permettent d’assurer la sécurité des soins.

Au sein de l’établissement dans lequel cette recherche a été réalisée, un programme de préceptorat était déjà bien établi. Une infirmière d’expérience est présente à l’hôpital lors de chaque quart de travail, disponible pour aider en cas de besoin les nouvelles employées : les candidates à la profession d’infirmières autant que les infirmières immigrantes. Cummins (2009) identifie ce type de programme comme étant facilitant au niveau de la transition. Les participantes de cette étude ont mentionné que le préceptorat a un effet rassurant, puisqu’elles savent vers qui se référer en cas de besoin. De plus, un élément qui est ressorti dans cette étude, mais pas dans la littérature, est la présence de ressources informatiques et d’ordonnances collectives. Les participantes jugeaient que cela encadrait leur pratique. « C’est intéressant parce que c’est très encadré. […] Il y a plein d’ordonnances collectives et plein de choses comme ça. On sait à quoi se référer. » (E1)

Les participantes dans cette présente étude ont eu un jumelage plus long que les autres employés. Avec l’ARM, elles doivent avoir un minimum de 75 jours de jumelage avec quelqu’un qui est disponible pour répondre à leurs questions sur le département, mais elles ont toutes eu un minimum de 30 jours avec une infirmière superviseure de façon individuelle. Pour certaines participantes, cela a semblé long, mais la plupart a jugé que cette période de temps était bien adaptée à leurs besoins. En général, l’évolution de la participante a été respectée, c’est-à-dire que le jumelage a pris fin lorsque l’infirmière se sentait à l’aise et était jugée autonome autant par elle que par l’infirmière avec laquelle elle était jumelée. Par contre, des infirmières ont mentionné avoir été jumelées avec différentes superviseures et elles notaient un manque de communication entre celles- ci. Cela a été perçu comme quelque chose ayant entravé leur transition. Cet élément n’est pas présent dans les écrits scientifiques. Cependant, le manque de connaissances et la mauvaise perception des superviseurs envers les compétences des infirmières immigrantes sont des éléments négatifs qui sont ressortis de cette recherche et que l’on retrouve abondamment dans les écrits (Blythe, et al., 2009; Kingma, 2008; Moyces, et al., 2016; Winkelmann-Gleed & Seeley, 2005). Bien que nouvelles au sein des départements, les infirmières immigrantes ne devraient pas être considérées comme des étudiantes, mais plutôt comme étant en processus

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d’adaptation de leurs connaissances (Winkelmann-Gleed & Seeley, 2005). Ce qui n’est malheureusement pas ce que vivent les infirmières immigrantes en général. En effet, tant dans cette étude que dans les écrits, ces infirmières rapportent avoir été traitées comme des étudiantes et non des professionnelles (Winkelmann-Gleed & Seeley, 2005). De plus, les écrits démontrent que les compétences des infirmières immigrantes sont peu reconnues et que les autres infirmières manquent de confiance envers celles-ci (Blythe, Baumann, Rhéaume, et al., 2009; Kingma, 2008; Moyce et al., 2016). L’étude de O’Neil (2011) fait mention de la peur qu’ont les infirmières immigrantes de paraître lentes et incompétentes en posant des questions, ce qui est ressorti également dans la présente étude. Enfin, les conséquences de ces comportements sont bien réelles, au point où leur travail peut être scruté à la loupe, menant à de la discrimination sous forme de critique démesurée ou de harcèlement des collègues et des superviseurs. C’est d’ailleurs ce qui sera l’objet de la prochaine section.

Conditions sociétales

Différentes conditions sociétales ont été identifiées comme ayant une influence sur le processus de transition professionnelle des infirmières immigrantes. Dans un premier temps, le rôle qu’a joué la discrimination sera discuté, suivi du manque de reconnaissance professionnelle.

Dans le cadre de cette étude, toutes les participantes ont mentionné avoir été victimes de discrimination dans leur milieu de travail, à des niveaux très différents cependant, dépendamment de leur origine ethnoculturelle. Celles qui provenaient de la France mentionnaient avoir été victimes de plaisanteries ou de moqueries sur leur origine. D’un autre côté, celle qui venait du Maghreb a fait face à plusieurs stéréotypes et propos discriminatoires autant au sein du personnel de l’hôpital que dans la société en général. Par exemple, elle a eu beaucoup de difficultés à trouver un logement ou une garderie pour ses enfants et a même vécu du harcèlement dans l’autobus. À son travail, elle a reçu des commentaires non justifiés sur sa religion ou des questions dénigrantes. Ce phénomène est aussi présent dans les écrits; les infirmières font face à des préjugés qui sont engendrés par leur origine ethnique, leur culture ou leur langue autant de la part des infirmières collègues que des patients (Kawi & Xu, 2009; Kingma, 2008; Kishi et al., 2014; L.-C. Lin, 2014; Moyce et al., 2016; Ronquillo, 2012; Xu, 2010a). Toutefois, aucune participante de cette recherche n’a mentionné que les patients avaient des préjugés envers elles. Les conditions de travail sont souvent différentes pour les infirmières immigrantes que pour les travailleurs locaux (Kawi & Xu, 2009; Kingma, 2008; Xu, 2010b), ce qui n’a pas été le cas dans cette étude. Cette différence peut peut-être s’expliquer par le fait que la profession infirmière est hautement syndicalisée au Québec et que les nouvelles arrivantes commencent avec les mêmes conditions que les autres. De plus, il est ressorti dans les écrits que les participantes doivent parfois tolérer des traitements qui sont inacceptables et un manque de reconnaissance de leur travail qui entraine un sentiment de

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désillusionnement, d’isolement, d’aliénation qui peut avoir un impact sur leur rétention professionnelle (Blythe, Baumann, Rhéaume, et al., 2009). Toutefois cela n’a pas été observé en tant que tel dans cette étude.

Dans le cadre de cette recherche, presque toutes les infirmières immigrantes ont bénéficié de l’ARM qui vise à faciliter la reconnaissance et l’intégration professionnelle des infirmières immigrantes. Malgré cela, elles mentionnaient toutes un sentiment de ne pas être reconnues à leur juste valeur, notamment en ce qui concerne la reconnaissance à titre de cliniciennes. En effet, au moment des entrevues, les infirmières françaises de l’ARM se voyaient reconnaître au niveau de technicienne alors qu’elles avaient l’équivalent d’une formation de baccalauréat. Cela a été corrigé en 2014 (Agence France-Presse, 2014), mais correspond tout de même aux écrits qui mentionnent que souvent les infirmières immigrantes ne sont pas reconnues à leur juste valeur et se voit confier des rôles et des responsabilités qui ne sont pas représentatifs de leur expérience (Primeau et al., 2014). De plus, les résultats de l’étude de Newton, Pillay et Higginbottom (2012) soulignent qu’une fois arrivées dans le pays d’accueil, les infirmières immigrantes sont souvent forcées d’accepter un emploi en dessous de leurs qualifications en raison des délais rencontrés pour l’évaluation de leurs qualifications professionnelles par les ordres professionnels et pour la mise à jour de leurs compétences. C’est exactement ce qui s’est produit pour l’infirmière d’origine maghrébine qui a dû attendre un an avant que l’évaluation de son dossier soit effectuée et encore une autre année pour compléter un programme de formation. Ces difficultés rencontrées par les participantes ne sont pas uniques à la profession infirmière, ce qui en fait un enjeu social important. En effet, selon des données du Ministère de la Justice présentées par Radio-Canada « au Québec, l'écart entre le nombre de demandeurs d'une reconnaissance d'équivalence et le nombre de personnes qui obtiennent un permis d'exercice est estimé à 45 % » (Radio-Canada & La Presse Canadienne, 2017). De plus, alors qu’on prévoit qu’il y aura 1,4 million de postes à pourvoir sur le marché du travail en 2022 (Radio-Canada, 2017), l’intégration en emploi des travailleurs immigrants devient un enjeu de société majeur. D’ailleurs, en octobre 2017, suite à une rencontre avec cinq ministres et les représentants de 46 ordres professionnels, le premier ministre du Québec a déclaré à la presse : « On ne peut pas se permettre de laisser des talents de côté. C'est [la reconnaissance professionnelle] un enjeu de la plus haute importance pour le Québec » (Radio-Canada & La Presse Canadienne, 2017).

Bien que l’ARM ait été un premier pas dans la facilitation de la reconnaissance professionnelle des travailleurs immigrants, le conseil Interprofessionnel du Québec (CIQ) publiait en 2016 une lettre insistant sur l’importance de prioriser davantage des mesures pour faciliter la reconnaissance des acquis, principalement en lien avec la disponibilité des formations d’appoint, des stages d’intégration et du soutien financier (Conseil interprofessionnel du Québec, 2016). En somme, le parcours pour obtenir la reconnaissance professionnelle est souvent long et plus ardu pour les immigrants et constitue de ce fait, un enjeu majeur pour la société québécoise.

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