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RISQUES ENDO-URBAINS

La première partie de cette thèse présente trois « prises » d’argumentation (Chateauraynaud & Torny, 1999), c'est-à-dire trois modalités de sélection des représentations et des pratiques qui visent à la justification et à la légitimation –voire la conviction– d’une approche territoriale de prévention et de gestion des risques collectifs. Ces prises sont la requalification de la notion de risques (chapitre 1), l’inscription institutionnelle d’une action publique de prévention et de gestion des risques à l’échelle de l’agglomération (chapitre 2) et la structuration administrative des services (chapitre 3).

Pour reprendre les réponses apportées dans chaque chapitre, nous allons résumer, d’une part, comment ces prises ont été élaborées puis utilisées, et d’autre part, ce que ces prises traduisent en termes de représentations des agglomérations et des risques collectifs.

Comment les trois prises de justification et de légitimation ont été élaborées et utilisées ? Quels sont les effets produits sur le processus de mise sur agenda ?

Cette série de questions revient sur la description des trois prises explicitées par chacun des chapitres mais aussi sur les effets qu’ils produisent dans la mise sur agenda. Les prises présentées (la requalification de l’enjeu, l’inscription institutionnelle et l’organisation administrative) produisent trois effets principaux qui créent des ressources d’action et de pouvoir : la création de fenêtres d’opportunité, la territorialisation et la construction de l’évidence (voir figure n°10). Si les fenêtres d’opportunités et la construction de l’évidence sont des leviers d’argumentation connus des théories de la mise sur agenda, il s’agit d’expliquer comment la territorialisation est considérée comme une ressource de pouvoir.

La première prise montre que la requalification des risques collectifs dans une approche des systèmes urbains a ouvert, consciemment, une fenêtre d’opportunité afin de créer un « enjeu public non résolu ». Cette requalification est réalisée à travers la construction d’une approche urbaine et systémique des risques collectifs, c'est-à-dire une appréhension des risques liée au fonctionnement des systèmes urbains d’agglomération. Cette requalification de la notion de risque induit une territorialisation de la pratique et du niveau d’intervention. La territorialisation de la prévention et de la gestion des risques engendre, d’une part, la disqualification des autres domaines d’action publique –c'est-à-dire des autres cadres de résolution de l’enjeu comme les services d’environnement ou de sécurité civile– et, d’autre part, la disqualification des autres niveaux d’intervention publique, notamment les communes, les pompiers et les services déconcentrés d’État. Enfin, la requalification de l’enjeu crée une

forme « d’évidence » en s’appuyant sur des références scientifiques (comme l’écologie urbaine ou la pensée systémique) et académiques (notamment dans les troisièmes cycle universitaires et les doctorats, mais aussi à l’Ecole des Mines ou à Science Po Paris).

La seconde prise permet l’inscription institutionnelle de l’action publique de prévention et de gestion des risques au niveau des agglomérations. La création des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) est une fenêtre d’opportunité institutionnelle. En fait, les agents publics en charge des risques ont auto-désigné, depuis la requalification de l’enjeu, cette échelle d’intervention. La loi n’a pas été qu’une occasion –parmi les autres– de mobiliser et de regrouper des moyens. Le développement de la politique de prévention et de gestion des risques a été rendu possible par un travail de problématisation des risques et de territorialisation de la prévention et la gestion des risques, en amont de l’ancrage dans un cadre institutionnel intercommunal. En cela, les agents publics construisent une « évidence territoriale ». Ils re-construisent a posteriori l’idée de pertinence des EPCI comme un niveau d’action adéquat. Tout d’abord, les agents publics porteurs de l’approche territoriale des risques s’appuient sur le soutien de quelques personnalités ayant un fort pouvoir de décision (par exemple, les préfets ou les maires de grandes villes), et ensuite, sur la légalité –voire l’obligation– de leur intervention dans le champ des politiques urbaines.

Enfin, l’organisation administrative ne doit pas être négligée. En construisant un service administratif, l’approche territoriale de prévention et de gestion des risques se heurte à des conflits politiques et institutionnels qui ne s’étaient pas encore révélés auparavant. Le vote d’une compétence par les élus des EPCI ne s’avère pas être une fenêtre d’opportunité. Il ne désigne pas une direction administrative de rattachement, il n’attribue pas directement de moyens. Les agents publics des risques cherchent à intervenir au cœur des politiques urbaines traditionnelles, mais les dirigeants des EPCI valorisent leur compétence opérationnelle à travers des dénominations, de leur rattachement administratif et l’attribution de moyens. Pourtant, ils souhaitent apparaître comme des « organisationnels des territoires » et ils souhaitent intervenir en amont des politiques urbaines. La construction de leur « évidence territoriale » se consolide lors de l’élaboration et de la mise en œuvre d’instruments d’action publique. La représentation cartographique des risques endo-urbains (par exemple, la carte des aléas de l’agglomération nantaise ou la modélisation des accidents technologiques sur l’agglomération havraise) ou la rationalisation du travail de prévention et de gestion des risques (par exemple, la mutualisation sous base de données des informations logistiques ou l’intégration dans un centre de l’alerte) sont des moyens puissants pour légitimer le rôle de la représentation systémique et urbaine des risques dans les politiques d’aménagement des territoires d’agglomération.

Figure 10 : Prises et effets de prises dans la mise sur l’agenda des risques endo-urbains Prises utilisées

Effets produits par l’usage des prises

Requalification

de l’enjeu Inscription institutionnelle Organisation administrative Fenêtres

d’opportunité - Création d’un enjeu non résolu - Création des EPCI

- Création de zone d’incertitude juridique Territorialisation de l’enjeu - Qualification professionnelle - Disqualification autres domaines et autres niveaux d’intervention - Auto-désignation de l’échelle de

gouvernement échec de la prise

Construction de l’évidence - Courant politique (écologie urbaine et politique) - Soutien académique (emploi haut diplômé)

- Poids acteur décisionnaire (préfet, pompiers) - Utilisation de la norme juridique et de l’obligation légale - Instruments d’action publique

Les trois prises de sélection et de légitimation des représentations et des pratiques promouvant l’approche territoriale de prévention et de la gestion des risques permettent la mobilisation de ressources matérielles et symboliques. Elles consolident la mise sur agenda de la requalification endo-urbaine des risques collectifs en l’inscrivant durablement dans les EPCI. Les trois prises créent des fenêtres d’opportunité –c'est-à-dire qu’elles produisent un alignement d’aubaines permettant de prendre une décision– et construisent l’évidence en accentuant les caractères incontestable, indispensable et urgent d’une situation. Plus étonnamment, cette première partie de thèse aboutit à considérer la territorialisation des enjeux comme une modalité de création de ressources de pouvoir dans la mise sur agenda.

La territorialisation est plus souvent considérée soit comme une modalité d’adaptation des mesures nationales, soit comme l’autonomisation des décisions des collectivités locales, soit comme le caractère géographiquement ciblé des interventions publiques. Ici, la territorialisation est utilisée par les agents publics des risques collectifs comme une ressource d’action publique. Ils pensent les « territoires »231 comme les lieux de la formulation des problèmes publics. C’est ce que nous avons appelé la « territorialisation définitionnelle » c'est-à-dire la requalification des enjeux publics comme des éléments interdépendants des dynamiques territoriales. Dans notre cas, les risques collectifs apparaissent comme de

231 Le terme est mis entre parenthèse car il est l’objet d’une construction qui est différente selon les intérêts des acteurs. Il est difficile d’en donner une définition précise lorsque le territoire est utilisé comme un outil de légitimité dans un rapport de force.

« nouveaux » enjeux lorsqu’ils sont considérés –dans leurs modalités de prévision, de diffusion, de prévention et de gestion– dans le fonctionnement urbain. Les agents publics des risques collectifs considèrent aussi les « territoires » comme les lieux appropriés pour leur traitement des risques. C’est ce que nous avons appelé la « territorialisation institutionnelle », c'est-à-dire l’inscription dans un cadre institutionnel territorial réputé pertinent pour l’action publique. Dans notre cas, l’échelle des agglomérations urbaines est préfigurée dès la requalification des risques endo-urbains. De plus, ce niveau de gouvernement est happé grâce à l’élaboration d’un domaine d’action publique, caractérisé par des aptitudes professionnelles et des compétences administratives. La maîtrise de l’argumentation de la territorialisation –en tant que critère de pertinence et de vérité, une forme de « local idéalisé » (Bourdin, 2000)– apparaît comme un moteur important de la mise sur agenda dans les trois agglomérations de Nantes, de Lyon et du Havre.

Le questionnement de la thèse est issu du constat de l’apparente autonomie de la mise sur agenda par un petit nombre d’agents publics en l’absence de signal de départ nettement donné par les représentants politiques ou de relais de mobilisation citoyenne. Pourtant, les enjeux politiques et juridiques sont épineux pour les élus locaux. Cette première partie montre comment les agents administratifs locaux, promoteurs d’une approche territoriale des risques collectifs au niveau intercommunal, réalisent des prises afin de mobiliser des ressources matérielles et symboliques pour entrer dans les agendas locaux. La mise à l’agenda réalisée est une mise à l’agenda institutionnel et non pas politique. En utilisant les théories de l’agenda-building pour la requalification d’un enjeu, l’inscription dans un cadre institutionnel et l’organisation administrative, le rôle des agents publics apparaît central dans la formation de représentations des territoires d’agglomération et de risques collectifs. Leur capacité à construire un enjeu public adapté à un niveau institutionnel, c'est-à-dire à adapter l’enjeu à la structure de résolution visée, est une étape importante de la mise sur agenda (Cobb & Elder, 1971 ; Hilgartner & Bosk, 1988). Ensuite, l’adaptation de l’enjeu à la compétence juridique de l’autorité publique dont l’agenda institutionnel est visé, mais aussi plus largement à son projet institutionnel (Meny & Thoenig, 1989), révèle une maîtrise des stratégies politiques.

Néanmoins, la mise sur l’agenda institutionnel d’une approche territoriale de la prévention et la gestion des risques, n’est pas intangible. Il manque un « univers de référence » clairement établi pour asseoir le domaine d’action publique. Ni les politiques d’environnement, ni les politiques de sécurité civile, ni celles de l’aménagement du territoire ne permettent de trouver davantage de ressources et de reformuler, en des termes plus généraux, un enjeu trop ciblé pour être compris et diffusé (Cobb, Ross & Ross, 1976).

Comment ces prises reformulent-elles les représentations des agglomérations urbaines et des risques collectifs ?

L’agglomération urbaine est définie comme un espace de fonctionnalités économiques et sociales. Les flux et les interactions des fonctionnalités sont décrits comme les moteurs

d’un système urbain. Dans cette approche, le fonctionnement des réseaux urbains – intimement liés à l’accroissement des villes– a pris une importance considérable dans les modes de vie, de production et d’échange des agglomérations. L’agglomération est définie selon une approche fonctionnelle et systémique. Cette définition est une élaboration savante et théorique, consciente et revendiquée. Elle est le fruit d’un combat définitionnel –et différencié– avec d’autres politiques locales connexes (comme les politiques d’environnement ou de sécurité civile). C’est un choix d’interprétation du fonctionnement des villes.

L’approche des risques dits « endo-urbains » résulte de la définition même des agglomérations. L’approche territoriale de prévention et de gestion des risques, construite par les agents publics des EPCI, s’intéresse aux risques collectifs qui touchent le fonctionnement des villes, que ce soit des risques dits « externes » (comme les tempêtes ou les submersions marines) ou des risques « internes » c'est-à-dire amplifiés par le fonctionnement des agglomérations urbaines (comme l’inondation par imperméabilisation des sols ou les cavités souterraines découvertes lors de la périurbanisation). L’approche endo-urbaine des risques collectifs propose aussi de prendre en compte des risques engendrés par les infrastructures urbaines, notamment les équipements en réseau (comme le développement des lignes à haute tension, le transport de matières dangereuses ou les explosions de canalisation de gaz).

Dans la littérature académique, des auteurs conceptualisent les risques collectifs dans le cadre des agglomérations urbaines. Cette conception est pourtant peu relayée dans l’action publique locale de prévention et de gestion des risques. On peut même dire que les approches systémiques et désectorisées des risques collectifs sont absentes des politiques publiques menées par les services d’État.

Pourtant, selon Robert d’Ercole, toute analyse en termes de vulnérabilité des territoires peut difficilement s’affranchir d’une démarche systémique232. Christine Dourlens et Pierre- André Vidal-Naquet définissent la démarche systémique d’analyse des risques collectifs en ces termes : « chaque réseau est restitué dans son milieu, comme un élément d’un système

avec lequel il est en inter-action. On ne s’intéresse plus seulement à sa dynamique interne. Le réseau est considéré comme un système ouvert (…) Selon cette optique, l’appréciation du risque au regard de l’ensemble du système dans lequel il s’intègre conduit à en abandonner toute définition univoque »233. Appliquée au système urbain, la définition des risques souligne que : « les effets en chaîne d’un sinistre, au départ limité, s’imposent en effet à l’analyste et

incitent au développement d’une conception systémiste de la ville, dans laquelle ruptures, déséquilibres et dysfonctionnement sont inhérents à la vie urbaine »234. Ces risques collectifs

232 D’ERCOLE Robert, « Les vulnérabilités des sociétés et des espaces urbanisés », Thème II Croissance urbaine et risques naturels dans les montagnes des pays en développement, Revue de géographie alpine, tome LXXXII, n°4, 1994, p.94.

233 DOURLENS Christine & VIDAL-NAQUET Pierre, « Vers une gestion probabiliste du risque ? » In La société vulnérable. Evaluer et maîtriser les risques, FABIANI Jean-Louis & THEYS Jacques (sous la direction), Presses de l’école normale supérieure, Paris, 1987, p.402

« inhérents à la vie urbaine » sont liés à la croissance urbaine. Les villes grandissantes seraient le lieu de processus constants de construction-destruction (November, 1994).

Ces définitions étayent l’approche urbaine et systémique élaborée par les agents publics porteurs d’une vision territoriale et d’une visée de mise sur agenda institutionnel des risques collectifs. Mais elles ne permettent pas de comprendre comment une telle approche peut être prise en compte dans les politiques publiques d’aménagement des territoires. Or, peu d’analyses théoriques étudient les marges de compatibilité avec les politiques d’urbanisme prospectif et réglementaire. Celles qui existent soulignent le caractère non-soluble d’une approche désectorisée dans les catégories d’action publique en matière de prévention et de gestion des risques (Pigeon, 2005).

Au terme de cette première partie, on ne peut pas parler de politique constituée et unifiée de prévention et de gestion des risques à l’échelle des agglomérations, et encore moins d’une politique publique de prévention et de gestion des risques collectifs. C’est pourquoi l’usage du terme d’approche territoriale de prévention et de gestion des risques permet de souligner le travail de mise sur agenda institutionnel, et non pas sur l’agenda politique, d’une définition des risques endo-urbains. Les prises d’argumentation développées pour obtenir cette mise sur l’agenda sont encore fragiles et peu répandues dans les collectivités locales.

La seconde partie de la thèse va montrer comment cette approche territoriale va, ou non, réussir à faire valoir sa vision des risques et des territoires dans les politiques urbaines (c'est- à-dire l’urbanisme, la gestion des réseaux urbains et l’aménagement des territoires) dont les proximités et les relations ont été largement mobilisées lors de la mise sur agenda.

DEUXIÈME PARTIE – L’APPROCHE TERRITORIALE DES RISQUES

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