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à l ’ épreuve du jugement ordinaire

4. Conclusion : l’éthique de l’information

Le registre émotionnel–plus précisément la visée pathémique–occupe indé-niablement une place significative dans les articles-témoignages de la presse romande dont il faut rappeler qu’ils représentent une part non négligeable de l’ensemble des articles visant à augmenter le niveau de connaissances du pu-blic sur le don d’organes et à le sensibiliser. Les incitations, plus ou moins expli-cites, à être un donneur potentiel et la promotion de la valeur sociale et tech-nique de la transplantation d’organes font appel aux émotions du lecteur et en particulier à sa sensibilité présumée à la souffrance d’autrui. Nous avons tenté de montrer que les émotions mises en scène dans les récits de greffe pouvaient être envisagées dans une optique pragmatique au sens où elles constitueraient des pré-requis de l’action et de l’engagement individuel.

Aristote avait identifié le pathos comme l’une des techniques d’argumenta-tion destinées à persuader un auditoire–technique consistant à émouvoir les individus afin de modifier leurs opinions, attitudes ou représentations relatives à un objet donné. L’objectif de la persuasion s’avère encore plus ardu lorsqu’il s’agit non seulement d’amener l’individu à changer ses idées mais surtout à agir d’une certaine façon. Il est trivial de rappeler que représentations et savoirs d’un côté, et pratiques de l’autre ont un rapport relativement lâche–dans le champ de la santé publique, les limites de la prévention du tabagisme n’en sont qu’une illustration parmi d’autres. La manière dont la visée pathémique du discours médiatique est reçue et perçue par le public est à cet égard éclai-rante à plusieurs titres. Si l’efficacité persuasive du registre émotionnel est pas-sablement mise en doute, c’est également, bien que de manière plus marginale, la légitimité du recours au pathos dans l’information sur le don d’organes qui

19 Plus largement, les théories psycho-sociales abondent sur les divers facteurs entrant en ligne de compte dans l’efficacité des messages de persuasion. Pour un aperçu, voir par exemple Petty et Brinol (2007) et McWilliams (2000).

est directement contestée. La critique épistémique d’une communication mé-diatique qui privilégie l’émotionnel, un cadrage épisodique des faits et qui du coup, soumise à la logique de captation du public, faillirait à sa mission d’infor-mation soulève des enjeux fondamentaux du débat public, a fortiori pour des questions dont la dimension éthique est particulièrement prégnante.

La légitimité incertaine du pathos dans l’information médiatique généra-liste sur le don d’organes peut se lire à l’aune du soupçon ou de la crainte de la manipulation par l’émotion. La dichotomie stricte entre émotion et raison est empiriquement difficilement tenable et est à juste titre battue en brèche dans les théories contemporaines de l’argumentation (Micheli, 2009 ; Plantin, 1997 ; Walton, 1992). Comme l’a par exemple montré Brader (2006) dans son analyse de campagnes politiques, les éléments émotionnels ne se déploient pas au détriment complet des éléments logiques de l’argumentation. Il est rare de ne pas observer la coexistence entre des éléments rationnels et des éléments émotionnels dans la persuasion, dès lors que les constats factuels contiennent souvent en eux-mêmes des connotations de valeur. La problématique de la ma-nipulation pose ainsi moins la question du recours ou non à des émotions dans la communication publique qu’à l’ampleur de leur utilisation par rapport à des arguments d’une autre nature. A cet égard, un message persuasif est d’autant plus manipulatoire que son volet émotionnel supplante ou abolit le niveau cognitif et qu’il manifeste un écart avec le raisonnement formel fondé sur des informations objectives (Scarantino, 2007 ; Walton, 1992). Mais la manipulation ne renvoie pas uniquement à la dimension émotionnelle des discours. Pour Van Dijk (2006), si les médias fournissent une information incomplète ou biai-sée et que cela sert des intérêts d’un groupe social déterminé, il s’agit d’une si-tuation de manipulation. Le « diagnostic » de manipulation s’évalue par consé-quent non seulement en termes intrinsèques (le contenu du message lui-même) mais aussi en termes extrinsèques (les conséquences sociétales induites). Van Dijk (2006) met notamment en avant le critère du droit des citoyens à recevoir une information équilibrée, pertinente et aussi complète que possible. Cela ne signifie pas que les médias ont un devoir de neutralité, mais que leurs prises de position normatives pour persuader le public de donner ses organes de-vraient s’appuyer sur des arguments et des faits avérés, sans occulter des infor-mations importantes ou les déformer. L’appel aux émotions, l’exploitation des passions et la rhétorique dramatique dans le discours médiatique représentent par conséquent un moyen parmi d’autres de manipulation, mais leur seule présence ne peut, en soi, être associée à une stratégie de manipulation.

Cette exigence d’une éthique de l’information revêt une importance accrue dans la perspective de la constitution d’un espace public démocratique fondé sur une rationalité délibérative (Habermas, 1978). Pour le philosophe alle-mand, c’est là une condition déterminante de la formation de la volonté indi-viduelle sur une base argumentative. Dans cette perspective, s’agissant de se

déterminer sur sa propre mort et le devenir de son corps, le consentement au don devrait être un consentement éclairé qui résulte d’une évaluation critique, d’une connaissance de données objectives et d’un débat, au moins intime, de valeurs. Dans le cadre de la rationalité délibérative de Habermas, l’opposition entre «émotions » et « raison » perd de sa substance à partir du moment où l’on considère que les savoirs, arguments et représentations mis à disposition du public permettent effectivement à chacun de se forger une opinion et de déci-der en toute connaissance de cause. En effet, dans la version idéale du para-digme délibératif, on peut s’attendre à ce que la mise en place d’un espace de discussion ouvert à tous les citoyens fasse émerger un débat sur le don d’or-ganes qui aille au-delà des arguments émotionnels et logiques, et qui s’organise autour des valeurs profondes qui les sous-tendent.

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