• Aucun résultat trouvé

PREMIÈRE PARTIE CHAPITRE 2 L’AXE DU RÉFLÉCHI

1. Les mots autour du réfléchi

2.6 Composantes de l’œuvre

Les composantes de l’œuvre ciblent les qualités matérielles physiques : le format, les dimensions, la ou les couleurs, les matières utilisées (leur transparence, leur épaisseur, leur fluidité ou leur pesanteur), le support, la lumière, (intérieur, extérieur). Peuvent ensuite s’inscrire à l’intérieur de ces composantes la composition, l’espace, le cadrage, les formes… L’analyse de l’œuvre déconstruit à partir de ces composantes les œuvres, pour les utiliser ensuite dans une interprétation.

2.7 Intention

C’est toujours cette interprétation qui est délicate, d’ailleurs est-elle nécessaire, puisque l’intention de leurs créateurs, ne leur vient pas qu’au cours de l’évolution de leur travail. Cette manière de voir emprunte à ce que l’on appelle la théorie de l’esprit (Carruthers, Smith, 1996) et au concept d’intentionnalité :

Nous ne sommes pas conscients de la complexité des intentions que nous prêtons à l’artiste lorsque nous faisons l’expérience d’une œuvre, ni des principes qui guident cette attribution d’intentions. […] De plus, […] les intentions que nous attribuons à l’artiste ne sont pas seulement des projets conscients et délibérés. Nous lui attribuons avec la même facilité des émotions, des intuitions, des traits de caractère, des goûts, des envies et, plus généralement, n’importe quel type d’état mental, y compris inconscient, qui a pu contribuer causalement au processus de production de l’œuvre (Pignocchi, 2012 : 169-174).

Il faut noter que ce modèle ne concerne que des intentions supposées, et non des intentions attestées, qui détermineraient le processus de création du point de vue de l’artiste. On est loin d’une critique des intentions qui chercherait à savoir « ce que l’auteur a voulu dire ».

2.8 Attention

L’attention correspond à l’action de concentrer son esprit sur quelque chose. La question d’attention se définit dans les liaisons entre relation cognitive et relation esthétique aux choses. Gérard Genette évoque l’attention esthétique qui s’ancre dans des modes de relations spécifiques entretenues par le sujet avec les objets du monde. On en revient aux changements dans les modes de pensée dans les recherches actuelles qui associent les processus cognitifs engagés dans la connaissance du monde et la relation esthétique à ce monde.

2.9 Le beau

Le beau est, selon Kant, ce qui suscite comme tel un plaisir désintéressé, produit par la contemplation d’un objet ou d’un être. C’est un concept normatif fondamental de l’esthétique s’appliquant au jugement d’appréciation sur les choses ou les êtres qui provoquent l’émotion ou le sentiment esthétique, soit dans leur état de nature (un beau paysage) soit comme produit de l’art (peinture, sculpture, musique, poésie, etc.)

Le beau donne le plaisir d’une libre contemplation (Kant, 1790 : §5). Le beau est ce qui plait

universellement sans concept, c'est-à-dire que le beau l’objet d’un jugement de goût relevant

de la sensibilité esthétique non de l’intelligence conceptuelle, portant sur un cas particulier donné mais déterminant un accord universel des sujets

Le beau suscite un plaisir qui n’est pas seulement de l’ordre de la sensation agréable mais qui est un plaisir pour l’esprit, sans toutefois pouvoir être déterminé de manière conceptuelle. Adorno et sa théorie esthétique sur le rôle du laid dans l’art, reprend l’analyse d’Hegel et montre comment le laid, sous la forme de la dissonance et de la disharmonie, a permis à l’art d’aller chercher la tension, l’intensité, au-delà du beau. L’apport original dans ses analyses est sa théorie du kitsch, qui est ce qui reste du beau, lorsque le laid est devenu primordial pour l’art, le beau étant devenu laid, devenu ce que l’art repousse comme ce qui ne l’intéresse plus (Adorno, 1970 : 140-142).

Les théories esthétiques contemporaines montrent que les définitions de l’art se sont détachées d’une référence au beau, lequel a subi aussi les redéfinitions de la sociologie critique (Heinich, 1990). Mais paradoxalement, si on conteste la possibilité de définir le Beau et d’en instituer des critères universels ou objectifs, jamais la question du beau ne disparait de nos interrogations et de nos pratiques de l’art, comme le rappelle (Chateau, 1999 : 53-59).

Tous les interviewés abordent la question du beau sans exception, parce que toutes les questions autour de cette notion se retrouvent dans les classes face aux élèves. Les enseignants les abordent, systématiquement lors des rencontres d’œuvres dans des lieux d’art ou même dans la classe. La question du beau croise une autre notion, sollicitée dans nos interviews, celle qui travaille la problématique de l’œuvre finie. En effet, on rencontre cette idée qu'un beau travail est un travail abouti, fini, terminé qui manifeste une maîtrise technique. L’art interroge cette conception depuis au moins la fin du XIXe siècle, et peut-être déjà avant quand on reprochait à Delacroix de ne pas « finir » ses a-plats et de proposer comme œuvres achevées des esquisses, selon le goût du temps. Mais elle persiste dans les représentations sociales : on peut la condamner, mais aussi chercher à comprendre ce dont elle est le symptôme. En outre, elle pose la question récurrente du jugement de gout et de la valeur dans la pratique artistique : sans doute, la théorie de l’art le conteste, et la doxa affirme qu’on ne peut juger des goûts et des couleurs, mais paradoxalement, nous passons notre temps à faire comme si c’était le cas (Rehault, 2013) et nous prononçons en permanence des jugements de gout en fonction desquels nous agissons, ne serait-ce que quand nous choisissons un vêtement ou la couleur de la nappe.

Nous pensons au travail de Robert Filliou, plein d’humour et de signification par rapport à ce concept du beau, Principe d’équivalence, où le bien fait comme le mal fait et le pas fait sont en équivalents et se complètent.

Le beau ou le laid, le vrai ou le faux, le bon et le mauvais, sont des notions qui perturbent la rencontre avec l’œuvre d’art, parfois en institutionnalisant un questionnaire sur l’œuvre

auquel il faudrait répondre : quelles sont les œuvres les plus belles parmi celles qui ont été produites ? Que faut-il surjuger de l’œuvre ? Tel tableau est-il plus beau que tel autre ? Pourquoi vaut-il plus cher ? Etc.

A en lire l’article d’Elizabeth A. Kowalchuk et de Denise L. Stone, sur les cours d’éducation à l’art, pour les professeurs des écoles : que s’est-il vraiment passé ? (Kowalchuk, Stone, 2003). Elles semblent rapporter que les conceptions du beau, bien et fini, sont ancrées chez les enseignants et que la modification de ces conceptions nécessite un engagement et un investissement dans les formations spécifiquement tourner vers l’éducation à l’art, mais également un engagement de la personne, une implication décisive dans la volonté de changer.

Robert FILLIOU Principe d'Équivalence, Bien fait, mal fait, pas fait, 1968 Installation. Bois, fer, laiton, laine et feutrine, 200 x 1000 cm, propriété Marianne Filliou26, Centre Georges Pompidou, Paris.

L’espace, le lieu matériel où l’œuvre est mise en scène, ont une importance capitale. Pour les médiateurs (et collectionneurs comme Layla Moget) le lieu est un moyen de prendre en compte une dimension inattendue de l’œuvre, parce qu’il joue un rôle dans la réception. La rencontre directe, réelle, singulière se construit et se construit là où est l’œuvre. Le lieu de l’œuvre et son installation dans le lieu, doivent également être considérés comme partie prenante de la rencontre, ce que Marianne Massin propose comme une réconciliation : le lieu, l’espace du lieu, sont extraordinairement liés à l’œuvre. Ce sont des conditions concrètes,

particulières (et parfois contingentes) de sa mise à disposition ou de sa mise en exposition.

Marianne Massin donne l’exemple de l’écoute d’une œuvre musicale, qui donne plus clairement la justification de l’intérêt à porter au lieu de l’œuvre :

Ce n’est pas la même expérience d’écouter l’Oratorio de Haydn, La création, dans une abbatiale pleine de monde, ou une répétition dans la même abbatiale vide (les résonnances sont modifiées) ; ni l’une ni l’autre ne sont semblables à la réécoute que j’en fais en musique compressée sur mon lecteur MP3 (Massin, 2013 : 36).

Mais le lieu de l’art est aussi ou plutôt le lieu de sa conception, l’atelier. C’est tout le reproche que fait ici, Heidegger, sur l’exploitation organisée de l’art ; il dénonce le fait que les œuvres d’art ne se rencontrent plus que dans des lieux où elles ont été entassées et arrachées au contexte de leur création, musées, expositions, reproduction technique, etc., serait une des manifestations de l’incapacité à ressentir de manière authentique l’art et sa nécessité.

L’espace nécessaire pour voir, apercevoir, entendre, rencontrer, observer l‘œuvre est aujourd’hui particulièrement étudié dans l’exposition de l’œuvre ; on assiste à de véritables mises en scène, auxquels les artistes eux-mêmes se prêtent. La scénographie est une des composantes du curatoriship ou commissariat d’exposition, et donne lieu à des travaux de recherche (Rodney Graham, Barcelone27 2010). Il donne à l’environnement de l’œuvre une

26

« Avec le Principe d’Équivalence, développé en 1968, Filliou inscrit « toute progression, toute idée, toute pensée » dans le réseau très vaste de The Eternal Network et dans le temps étendu de la Création. Ce principe, tel un outil conceptuel qu’il utilise dans une prolifération d’œuvres, propose de considérer, en termes de Création Permanente, trois propositions comme équivalentes : « bien fait », « mal fait » et « pas fait ». L’équivalence n’est pas l’égalité, une valeur ne se substitue pas à l’autre ; au contraire, les trois propositions se complètent et le « bien fait », le « mal fait » et le « pas fait » se manifestent, selon Filliou, comme un tout naturel et spontané. La Création Permanente envisagée dans sa spontanéité renvoie à la Création divine, à l’idéal et à la beauté de la Nature qui, comme le dit Karl Heisenberg, l’un des pères de la physique quantique, assure « la conformité des parties les unes avec les autres et avec le Tout ». » Marianne Filliou,

http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-filliou/

27

Le Musée Picasso a accueilli une exposition intitulée « Possible Abstractions » et le Musée d’Art Contemporain (le MACBA) propose à ses visiteurs « A travers bois » 2010, où le travail de Rodney Graham est exposé.

place importante à prendre en compte dans la rencontre. Les artistes rivalisent d’ingéniosité pour trouver de nouveaux lieux ou encore des lieux singuliers, extravagants ou extraordinaires, qui donnent tout leur caractère aux œuvres. La dernière biennale de Lyon, démontre la judicieuse exploitation de nouveaux lieux : une chaufferie, la chaufferie de l’Antiquaille, une ancienne église, Eglise St Just. Dans cette idée, à Montpellier, la transformation de l’église St. Anne en Carré St. Anne, a vu naitre des expositions très spécifiques, où l’artiste donne les pleins pouvoirs à l’espace : celle de Chiharu Shiota, After

the Dream en 2013.

Les enseignants soignent cette mise en scène de l’œuvre et proposent des modalités de rencontre avec l’œuvre qui tiennent compte de cette nouvelle dimension.

2.10 Réception

Dans son sens général, la réception est l’action de recevoir et par extension, l’accueil fait à une œuvre et les effets qu’elle exerce. C’est l’école de Constance, autour de la littérature et de la lecture, qui s’est donné pour tâche de théoriser une esthétique de la réception, proposant deux points de vue différents, qui ne semble pas antinomiques. Cette dimension a longtemps était minorée, voir séparée de la poïesis, coupant la réception de la dynamique de création. La théorie porte sur la lecture en particulier mais peut se développer sur l’œuvre au sens large. Chaque récepteur individuellement a un rôle à jouer en faisant un acte de lecture, qui est comparé à un voyage fait d’attentes, de points de vue partiels et de reconfigurations, vers l’avant et vers l’arrière de l’œuvre, pour y construire une cohérence (Iser, 1976, 1985).

L’autre point de vue, est celui de Jauss (1978) qui privilégie la dimension historique de l’acte de réception et une dimension collective, opposée dans ce cas à celle individuelle d’Iser.

Cela suppose de prendre en compte les effets produits sur le public, quand l’œuvre modifie "l’horizon d’attente" par son "écart esthétique" vis-à-vis des normes admises. […] Il faut dès lors savoir lire à rebours, revenir à sa réception originelle et retracer la "chaîne des réceptions" ; la compréhension est alors le processus de "fusion des horizons". Une telle théorie donne, la précellence aux écarts, ce qui en limite sans doute la portée, mais elle a le mérite de vérifier le sens de l’expérience