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II. L’appel à la peur

2. La peur dans les modèles de l’expectative et de l’autorégulation

2.3. Communication et interférence de l’émotion

Mais la peur n’est pas seulement consécutive au traitement. Elle l’influence. Pour

Chaiken, Giner-Sorolla et Chen (1996), une émotion négative telle que la peur est bien susceptible d’exercer une influence sur le traitement du message, conditionnant son appréhension par l’individu, sa probabilité d’élaboration, et biaisant chez lui les processus d’évaluation (Desrichard et al., 2001 ; Janis et Feshback, 1953 ; Miles et al., 2009 ; Milhabet

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et al., 2002 ; Priolo et Milhabet, 2008 ; Spitzenstetter, 2006). Le modèle est celui du système

biaisé défensif (Das et al., 2003). Il s’inspire des apports de l’appel à la peur (Janis, 1967 ;

Rogers, 1975 ; Witte, 1992) et des travaux sur la communication (Girandola, 2003 ; Lasswell, 1948 ; McGuire, 1999 ; Rohrmann, 2000), en particulier des approches duales de la

persuasion (Cacioppo et Petty ; 1984 ; Chaiken, 1980, 1987).

2.3.1. Les processus duaux de traitement de la communication

Les modèles de probabilité d’élaboration (Cacioppo et Petty, 1984 ; Petty et Cacioppo, 1986) et du traitement heuristique de l’information (Chaiken, 1980 ; 1987) postulent deux voies de traitement de l’information.

La voie centrale (ou systématique) permet une analyse approfondie du message, basée en cela sur des critères pertinents de la communication (contenu, qualité de l’argumentation). Un tel traitement requière un effort cognitif considérable, mais aboutit à un jugement plus fiable. La voie périphérique (ou heuristique) est à l’inverse la voie du traitement superficiel de l’information. Elle se fonde sur des scripts de pensée préétablis (théories implicites,

heuristiques) davantage accessibles, opérants et rentables en énergie, quand bien même ne

sont-ils pas objectivement pertinents pour accréditer la validité d’un message.

Lasswell (1948) organise ces indices à travers la mnémotechnie des 5Q (5W). Les variables incluent les caractéristiques de la source (Qui ?) (Homer et Kahle, 1990 ; Hovland et Weiss 1951 ; Husek, 1965 ; Shanab et O’Neill, 1979 ; Williams et Williams, 1989), du

message (Quoi ?) (Edward et al., 2002 ; Rothman et Kiviniemi, 1999), du vecteur

d’information (Quel canal ?) (Dignan et al., 1994 ; Hewitson, Ward, Heneghan, Halloran et

Mant, 2011 ; Legler et al., 2002), du récepteur (à Qui ?) (Leventhal et Watts, 1966 ;

Pornpitakpan, 2004 ) et de la réponse cible (Quels effets ?) (Hartge, 1999 ; Huver et al., 2006 ; Steele et al., 2010).

La motivation (implication, intérêt) et les capacités (ressources, attention) d’un individu accroissent sa probabilité d’élaboration, lui permettant de décrypter la communication par la voie systématique (Chaiken, 1980 ; Moorman et Maturlich, 1993 ; Petty et Cacioppo, 1979). Dès lors, l’individu n’est pas immunisé contre la persuasion. Il devient simplement moins sensible aux indices de traitement périphériques (expertise de la source, apparence physique,

46 et Chaiken, 1987). Et ce réciproquement. Voilà pourquoi le message doit idéalement manier des arguments à la fois centraux et heuristiques (Cacioppo, Petty et Wright, 1974 ; Cacioppo et Petty, 1984). Le recours à une source experte (Milgram, 1963 ; 1974 ; Shanab et O’Neill, 1979) convainc ainsi adéquatement quel que soit le degré d’élaboration du sujet (Homer et Kahle, 1990) sous réserve que le sujet ne dispose pas de connaissances spécifiques (Beauvois et Nick, 2010 ; Jackson, Hunter et Hodge, 1995), que l’expert soit légitime (Weeb et Sheeran, 2006), non pas une célébrité (Larson, Woloshin, Schwartz et Welch, 2005 ; Stein, Lewendon, Jenkins et Davis, 2005) et que son étiquette soit mentionnée en amont du message (Husek, 1965), guidant alors le jugement de l’individu (Rosenhan, 1973).

2.3.2. Biais et parasitage de l’émotion

L’élaboration est tributaire de la motivation et des capacités (Cacioppo et Petty, 1984),

lesquels sont, nous le constations, impactées par l’émotion (énergie, direction). Les émotions

négatives paralysent ainsi le traitement (Prochaska et DiClemente, 1982) comme peuvent le

motiver. C’est le cas de la tristesse, qui stimule les capacités de traitement de l’individu et lui

intime de ressortir du message les éléments positifs enclins à lui faire recouvrer un état de bien-être interne (Mackie et Worth, 1989 ; Ric et Alexopoulos, 2009).

La fonction de la peur est semblable. Tantôt motivante, tantôt interférente selon le dosage

de menace (Janis, 1967 ; Janis et Feshback, 1954). Lorsque son induction dépasse le seuil de

tolérance de l’organisme, le besoin de réduction mobilise une part importante des ressources (capacités) pour analyser et solutionner la situation d’inconfort. La canalisation du traitement interfère dès lors avec les autres processus, perturbant les capacités d’apprentissage (Duke, 1967) et réduisant le potentiel attentionnel de l’individu (Leventhal et Trembly, 1968). Un rapport inversé entre ressenti de stress et cognition est ainsi rapporté par Azoulaï dans une discussion sur les bénéfices de l’empathie dans la relation thérapeutique (2006).

2.3.3. La théorie du système biaisé défensif

Dès lors, il est possible d’imaginer qu’une peur intense conditionne chez l’individu une probabilité d’élaboration basse et donc un traitement préférentiellement heuristique. En réalité, l’émotion entraîne un traitement systématique faussé de la communication. Le système devient alors biaisé défensif (Chaiken, Giner-Sorolla et Chen, 1996 ; Das, De Wit et Stroebe, 2003). Le traitement central y est emprunté de manière dysfonctionnelle, impacté par des

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stratégies de distorsion, de déni et d’évitement œuvrant à la protection du Soi. Il s’agit des mêmes mécanismes éprouvés par le modèle de Rogers (1975).

L’analyse systématique biaisée défensive agit tel un filtre cognitif. Elle sélectionne ou surévalue les indices pertinents avec l’opinion initiale du sujet de sorte à lui permettre de réduire l’inconfort généré par la peur. Un individu se sachant très vulnérable peut ainsi décrypter la communication dans le sens de ses attentes, confirmant ses doutes sur l’efficacité

de la recommandation. Il peut également minimiser la gravité du risque (Desrichard, Verlhiac

et Milhabet, 2001 ; Spitzenstetter, 2006) et/ou développer une attitude critique et réactante envers le message (Marchioli, 2006). Une peur trop intense peut également contraindre par contraste l’individu à dénigrer son sentiment d’efficacité personnelle ; la contingence lui étant si oppressante qu’il doute de savoir la surmonter (Bagozzi et al., 1998 ; Bandura, 1977).

Chu distingue de sorte deux formes de régulation de l’angoisse (1966). La peur évitée et la peur réduite. La première qualifie une résolution de l’affect motivée par la distraction, c'est- à-dire la cessation de l’exposition à la stimulation menaçante par l’usage de stratégies de détournement attentionnel (tabou, politique de l’autruche). La seconde implique une régulation motivée par la déformation ou la distorsion, laquelle est à l’œuvre lorsque le système devient biaisé défensif. L’individu minimise ou maximise certaines évaluations de sorte à ne plus témoigner de peur en surévaluant par exemple ses comportements pro-santé et

en relativisant ses conduites néfastes (Rothman et Kiviniemi, 1999).

Pour De Hoog et collaborateurs (2007), l’emprunt d’un traitement faussé n’est pas nécessairement préjudiciable à l’adoption de la recommandation de santé. Les stratégies de défense régies par le contrôle de la peur distordent certes l’évaluation de la menace (minimisation, optimisme comparatif) mais aussi celle du contrôle, y compris dans le sens d’une surévaluation de l’efficacité perçue (immunisation contre le risque). Les chercheurs ne peuvent donc plus admettre l’indépendance de traitement entre les deux jugements, la menace (sévérité perçue, susceptibilité perçue) amenant l’individu à reconsidérer son appréciation des bénéfices de la recommandation.

Pour Marchioli (2006), le traitement systématique devient biaisé lorsque la personne, certes impliquée, fait montre de suspicion vis-à-vis du message. Lorsque la cible est critique, elle n’est plus en mesure d’opérer un traitement systématique objectif de l’information. Dans le cadre de la prévention, la communication est souvent ambiguë (polysémies, imprécisions,

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contradictions entre experts) (Miles et al., 2009). Elle alimente l’équivoque, la méfiance au

sein de la population (Meszaros et al., 1996 ; Sitbon et Maresca, 2002). Les multiples tentatives de sensibilisation submergent alors les ressources de l’individu (capacités), lequel opère un traitement faussé de la communication (Courbet, 2003). Le récepteur minimise son

risque par rapport aux autres (Desrichard et al., 2001 ; Milhabet et al., 2002 ; Spitzenstetter,

2006 ; Verlhiac et Milhabet, 2001). Il interprète dans le sens de ses doutes les informations

lacunaires ou tendancieuses de la communication (Miles et al., 2009).