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cLôture du coLLoque

Dans le document actes du colloque (Page 88-93)

Jean-Paul DELEVOYE, médiateur de la République

J’ai en tout cas été très interpellé par l’exposé de Paul VIALLE sur la santé. C’est peut-être là où j’essaierai de croiser un peu ce que sont mes réflexions tirées de mon passage à l’association des maires de France, au Gouvernement et actuellement à la Médiature et mes relations avec quelques collègues internationaux.

En fin de compte, l’expertise pour l’expertise ne signifie rien : quelles sont ces expertises, au service de quoi sont-elles, et quels sont les défis que nous devons relever ? Je suis en même temps extrêmement préoccupé et extrêmement optimiste.

Nous sommes en train de changer complètement de société, je parle sur le plan mondial. Avant nous n’avions pas besoin d’expertises car il y avait des vérités toutes faites qui nous tombaient d’en haut, qu’elles soient de caractère religieux ou philosophique, et chaque individu devait accepter cette réalité sans même imaginer un seul instant de la contester.

Je vois bien qu’aujourd’hui nous avons une réflexion à mener par rapport à la vérité et par rapport au pouvoir : nous venons de basculer assez rapidement dans un monde de désenchantement par rapport aux idéologies politiques ou religieuses, avec l’acceptation d’une banalisation de la violence mais qui est en même temps un monde en train de faire exploser tous les doutes et incertitudes avec une facilité qui fait que quelquefois un mensonge bien médiatisé est plus puissant qu’une vérité bien analysée.

Cela pose d’ailleurs un premier problème à l’expertise : comment concilier le temps extrêmement fugace d’une émotion fabriquée par des médias avec le recul nécessaire d’un temps scientifique qui doit conforter une analyse ou une expertise? Nous avons un énorme défi devant nous : comment, dans un monde

qui vit en même temps un inconfort du quotidien et une incertitude de l’avenir, faire en sorte que ces angoisses, qui d’ailleurs semblent donner plus de puissance au pouvoir politique qu’il n’en a jamais eu, ne fassent pas de l’expertise un facteur d’alimentation de ces doutes et incertitudes, mais bien au contraire, un facteur de sécurisation et de réduction de ces derniers.

Le deuxième élément -je le dis souvent- est que je suis extrêmement frappé de voir que les miracles de la technologie ont aussi fait de nous des habitués d’une banalisation des technologies. Je suis très frappé par cette acceptation, que nous avons tous les uns et les autres, des prouesses qui ne suscitent plus la curiosité, l’enchantement et le rêve chez nos jeunes qui trouvent normal que l’on roule à 330 km par heure sur les TGV, que l’on puisse téléphoner à l’autre bout du monde, etc. Mais qui, paradoxalement, plus il y a une maîtrise technologique, scientifique, une maîtrise des risques mêmes, cohabitent avec une explosion de peurs et d’inquiétudes.

Dans le domaine des ordures ménagères : jamais il n’y a eu autant de capacités à maîtriser les risques. Jamais il n’y a eu un tel refus profond d’une population d’accepter de vivre à côté d’une décharge d’ordures ménagères. Moi qui ne suis pas expert, je voulais avoir une vision sur la politique nucléaire.

Je n’ai jamais vu une telle maîtrise des risques des déchets nucléaires par leur vitrification dans le centre de Cadarache, puisque j’avais demandé d’y passer quelques jours. En même temps, on voit bien aujourd’hui la capacité d’enflammer une population sur cette inquiétude.

Nous avons en même temps cette banalisation des techniques et cette explosion des peurs, et cette banalisation de la violence, ce désenchantement et cette explosion des doutes et des incertitudes. Et là, je pense que vous avez là un défi extrêmement important pour vous, que vous allez relever. Ce que vous avez évoqué, c’est comment éviter que vous ne soyez les instruments d’une manipulation collective.

Nous sommes aujourd’hui dans un recul de plus en plus rapide des convictions et, au moment où nous avons une explosion des choix, la capacité de chaque individu à gérer ses propres choix n’a jamais été aussi faible.

Nous avons donc des émotions, des opinions à fond plat, où les démocraties d’émotion créent quelquefois des pulsions bien plus redoutables que les démocraties de conviction qui étaient beaucoup plus stables parce que c’était plus difficile de clôtureducolloque

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basculer un camp de droite, de gauche, religieux ou pas. Aujourd’hui on voit bien que, en Espagne, une heure de mauvais discours et un attentat bouleversent les hommes politiques et on voit bien aujourd’hui ce qui s’est passé aux Etats-Unis.

Derrière chaque affirmation politique, il y a l’utilisation acceptée ou non acceptée d’une expertise. La valeur de l’expertise aujourd’hui doit être analysée au critère de sa valeur éthique et déontologique. Je crois que nous devrons être attentifs à ce que la banalisation des experts ne tue pas l’expertise. Nous avons des experts partout : chaque journaliste invite sur son plateau un expert tous les jours même si, aux yeux des vrais experts, cette personne n’y connaît pas grand-chose, elle affiche des opinions qui canalisent l’opinion (publique) et la fossilisent ou la mettent dans un courant de pensée qu’il est extrêmement difficile de combattre. Ce que vous évoquiez sur les inondations en baie de Somme était tout à fait évident, même si j’y rajouterais le bémol que l’opinion adhérait à certaines thèses, en fonction de considérations liées aux conséquences positives ou négatives sur sa capacité à faire jouer les assurances ou pas.

On voit bien qu’aujourd’hui nous sommes à un moment extrêmement important sur le plan politique. On estime qu’une institution comme la justice est bonne ou non, en fonction de la capacité qu’elle a de vous donner raison ou pas et on analyse une expertise en fonction du soutien qu’elle apporte à votre thèse ou pas.

Par exemple lorsque vous contestez une infrastructure, on appelle un expert qui conteste l’analyse acoustique d’un passage de TGV.

L’’homme politique est alors obligé de reconnaître brutalement qu’il n’est pas le plus compétent, ce qui le conduit à rechercher un transfert de ses incompétences sur les compétences des autres. Or cela nécessite un partage du savoir, qui, pour beaucoup de responsables politiques, est considéré comme une fragilisation de leur pouvoir. Il y a donc un problème, que vous évoquiez tout à l’heure, du rapport entre l’expertise et le pouvoir politique.

Autre élément : on voit bien que le politique est aujourd’hui extrêmement perturbé car il avait l’impression d’être un peu le chef sur un territoire et qu’aujourd’hui ce territoire lui échappe et que les problématiques sont internationales, européennes ou territorialisées à une échelle différente. A l’évidence, cette capacité de limiter territorialement son pouvoir lui pose un vrai problème. Nous voyons bien que la relation binaire est aujourd’hui plus facteur d’alimentation d’une confrontation que d’une adhésion. L’acteur tiers - l’expert - devient alors un élément très important.

La bonne respiration démocratique est une respiration à quatre temps : pédagogie des enjeux, organisation des débats, choix politiques, adhésion aux choix politiques. L’exigence de la réactivité, celle du temps, fait que souvent le pouvoir politique gomme ces deux premières étapes pour aller au choix politique qui est immédiatement contesté, pour donner lieu à un débat qui lui-même est contesté s’il n’est pas assis sur une pédagogie des enjeux.

La préparation à la décision politique qui, me semble-t-il, doit être le rôle majeur d’un expert, conduit probablement à une inversion des primautés et des priorités ; et au lieu d’avoir une capacité rapide d’exécution, il vaut mieux aujourd’hui s’interroger sur cette capacité de préparer la décision, de préparer l’opinion et de faire en sorte de maîtriser ces vagues émotionnelles qui peuvent remettre en cause quelquefois les plus belles théories scientifiques, les plus grands progrès. Regardez aujourd’hui le débat sur les OGM : est-ce un moyen de réduire la famine dans le monde entier au moment où on dit que le défi de la démographie va créer des besoins énergétiques et des besoins alimentaires deux ou trois fois plus importants qu’actuellement? Eh bien ! ce débat ne peut pas aujourd’hui être abordé d’une façon saine et stable car, probablement, nous avons laissé échappé la pédagogie des enjeux comme celui de la capacité d’alimentation d’une population croissante, etc.

J’ai entendu quelqu’un parler tout à l’heure d’une problématique de division d’expertise. Je crois effectivement que nous devons réfléchir à cette relation entre l’expertise et le pouvoir, éviter l’instrumentalisation, éviter la complaisance, et surtout éviter le procès souvent fait que, par peur de la vérité, vous soyez plutôt à la recherche d’une justification de ce qui existe et que, quelquefois, vous soyez vous-même prisonnier de la complaisance de vos propres corps. Défendre injustement vos amis lorsqu’ils ont tort est certes un facteur de camaraderie, mais est suicidaire pour l’histoire de l’institution elle-même. Aujourd’hui un politique qui a peur de la vérité, qui a peur de la transparence, est un politique qui va fragiliser son action politique.

Si nous devons faire une recherche dans laquelle la valeur éthique de l’expertise sera peut-être quelquefois plus importante que la valeur des analyses, la question suivante se pose : sommes-nous capables lorsque nous revendiquons notre indépendance, d’aller jusqu’au bout de l’indépendance la plus difficile à avoir ? Est-ce l’indépendance par rapport à nous-mêmes, par rapport à nos propres convictions, par rapport à notre propre corporatisme ? Sommes-nous capables

d’avoir une impertinence qui ne soit pas sanctionnée par un bris de carrière ou par une complaisance hiérarchique ?.

Il y a là une vraie difficulté dans la gestion de l’administration française qui gère plus des carrières que des compétences et dans laquelle la promotion est quelquefois plus la sanction d’une ancienneté ou d’une complaisance que la sanction d’une compétence. Nous ne sommes souvent pas capables de mettre la compétence au bon endroit, au bon moment, car la mobilité qui serait importante et utile, par rapport au défi que nous devons relever, est généralement coupable par rapport à une gestion de carrière. Et là nous devons être extrêmement attentifs au fait que l’expertise publique, non pas parce qu’elle a le statut public, mais parce qu’elle est détachée des intérêts particuliers mêmes légitimes, doit avoir toute son importance.

J’attire votre attention sur le fait que, revenant d’un congrès des ombudsmans internationaux où j’y allais «petit garçon» car je viens d’être nommé médiateur, j’étais extrêmement frappé de voir que, sur l’ensemble des continents, le débat politique juridique était le débat entre les droits collectifs et les droits individuels.

A l’évidence nous sommes aujourd’hui non plus dans une politique de droite ou de gauche, mais par rapport aux forces politiques, financières, sociales, démographiques qui sont en train de se mettre en place, nous sommes dans l’obligation de mettre en place des outils de régulation, outils qui doivent redonner la perception de la puissance du pouvoir politique, appuyée sur des expertises indépendantes et non instrumentalisées au profit d’intérêts financiers et boursiers .

Je me souviens toujours du détournement des valeurs du PDG de Mercedes qui me disait : «dans les entreprises il y a les collaborateurs qui partagent les valeurs de l’entreprise et qui sont performants. Puis il y a ceux qui ne les partagent pas et qui sont performants. Il faut les virer». Pourquoi ? Je reviens sur la notion d’expertise et de primauté. La sortie de la classe A était programmée pour les actionnaires. Un des responsables les plus importants, expert, a estimé que le respect du calendrier boursier était plus important que le respect de l’expertise technique. On a anticipé la sortie du véhicule classe A, ce qui a entraîné ce que vous connaissez comme conséquences.

Ce qui veut donc dire qu’aujourd’hui la déontologie de l’expertise doit être un outil permettant de prendre des décisions par rapport à des valeurs. Je suis convaincu

qu’aujourd’hui, nos opinions vont se rendre compte qu’elles peuvent être manipulées par des grandes puissances industrielles : je connais de grands scientifiques qui appuient des thèses dont dépendent d’énormes enjeux industriels. Je ne vous parle pas des firmes agroalimentaires ou des médicaments... mais il y a tellement de milliards de dollars en jeu qu’à l’évidence on peut comprendre quelquefois qu’un certain nombre d’experts soutiennent certaines thèses consuméristes qui sont quelquefois une interprétation un peu limitée de la vérité scientifique.

C’est un sujet lourd parce que le poids de l’émotion médiatique s’appuie quelquefois sur des thèses peu crédibles scientifiquement, mais très acceptées émotionnellement par l’opinion. L’expertise publique doit échapper à ces forces émotionnelles comme aux intérêts privés légitimes. Elle doit être capable de prendre ses distances par rapport à l’événement, par rapport au lobby politique, et cela pose d’une façon très claire - et je suis tout à fait d’accord avec vous -l’indépendance de l’expertise par rapport à un pouvoir politique.

Pour éviter un monde sens dessus-dessous, avec une incapacité de réguler des politiques publiques, il faut se garder de vouloir que l’expert soit un instrument de pouvoir, car sinon nous tuons l’expertise et nous tuons le pouvoir.

Nous avons là un grand débat devant nous, avec aussi peut-être, effectivement, une différenciation entre les experts. Je crois que nous sommes devant un certain nombre d’interrogations : vous, experts, devez interpeller le pouvoir qui doit accepter le partage du savoir, mais cela pose un problème, comme celui sur lequel nous avons travaillé avec Claude MARTINAND : lorsqu’un homme politique doit décider ce qui est de son ressort, comment faire en sorte qu’il ne se sente pas trop dépendant, dans ces équilibres d’influence, d’une puissance d’expertise qui créerait une influence ou une dépendance intellectuelle, scientifique, trop lourde par rapport à ce que l’on peut considérer comme ses faiblesses d’analyse ? Comment parvenir à ce que le déséquilibre, non pas de l’expertise, mais de la capacité d’analyse des thèses et antithèses soit un élément de stabilisation de la prise de décision politique par rapport à l’influence que doit avoir légitimement un expert ?

Il faut que le pouvoir accepte d’être remis en cause par l’expert. En tant que politique, je n’ai cessé de cultiver le devoir d’impertinence de la part de mes collaborateurs ou de mes fonctionnaires. Rien n’est pire que de vivre dans un océan de complaisances : nous sommes dans un monde où l’on saura de plus en plus de choses et où l’on se posera en réalité de plus en plus de questions.

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Il faut être extrêmement prudent vis-à-vis de celles et ceux qui détiennent la vérité, ce qui pose d’ailleurs le problème de la non-stabilisation de vos parcours car au bout de quinze ans d’expertise, vous risquez quelquefois d’être enfermé dans vos propres certitudes avec des conflits scientifiques bien plus redoutables quelquefois pour les luttes de pouvoirs que les conflits politiques.

Il faut accepter de se remettre en cause car vous mettez parfois plus d’intelligence à défendre vos structures qu’à défendre les analyses que vous devriez accepter pour modifier vos structures. Donc, nous ne devons pas nous imputer des défauts en justifiant des vertus que nous n’avons pas. C’est là aussi un débat difficile parce que, si l’expertise montre que l’on est inutile, est-ce que l’on accepte de se remettre en cause en tant que pouvoir politique ? Est-ce que l’on accepte de se remettre en cause en terme de pouvoir d’administration ? C’est ce que vous évoquiez tout à l’heure sur la présence des agences qui ont du mal à imaginer de fusionner, de disparaître, parce que tout simplement elles existent et que, derrière, il y a une carrière, etc.

Deuxième élément : c’est aussi le droit à l’erreur et à la prise de risques. Comment faire en sorte que, dans une société, la gestion des risques, l’analyse des risques, ne neutralisent pas la prise de décision, mais au contraire la sécurisent ? Nous allons avoir ainsi un pouvoir d’influence de plus en plus fort - je crois à la montée rapide du pouvoir consumériste - qu’il ne faut pas craindre, car il a poussé à la qualité des produits. Je voudrais simplement vous dire que nous sommes en train de changer de perception collective de la société par rapport à l’époque où notre société, par l’extraordinaire progrès technologique des XIXe et XXe siècles, a pu croire que la puissance de l’homme se manifestait par sa capacité de domination, de la nature.

Aujourd’hui, brutalement, nous sommes en train de découvrir un sentiment de finitude et de fragilisation par rapport à cette nature que l’on exploitait. Il faut revenir à la vertu de la nature matrice, nous ne devons pas mettre notre intelligence au service de la domination mais à celui de la protection, de la gestion, etc. Ce qui renforce totalement le besoin d’expertise et va engendrer de formidables batailles d’experts. Nous allons assister à des conflits armés : ceux qui s’annoncent au XXIe siècle seront des conflits d’expertise avec ce que vous évoquiez pour la régulation de l’OMC. Regardez les batailles des experts du FMI, des scientifiques de la santé, la problématique de l’environnement. A partir du moment où les questions juridiques et la régulation par le droit vont s’imposer au XXIe siècle, ce droit sera nourri par des capacités d’expertise.

Comment faire en sorte de développer le pouvoir d’analyse dans cette bataille d’experts ? Nous sommes là autour de l’homme politique en train d’imaginer un nouveau métier de synthèse de toutes les expertises permettant d’établir une synthèse responsable par rapport aux thèses et aux antithèses.

Souvent l’homme politique est très frileux lorsqu’il se sent dépendant d’une mono-thèse, d’une mono-expertise et cette angoisse de la mauvaise décision, soit lui interdit de prendre la décision, soit le pousse à fuir ses responsabilités ou à se défausser sur l’expert, ce qui est la pire des choses. Nous devons donc être attentifs, au moment où la déresponsabilisation individuelle cohabite avec une prise de conscience d’une responsabilité collective en matière de destruction de l’environnement et de fragilisation des liens sociaux, avec une prise de conscience de l’utopie du collectivisme et d’une absence générale de sens et d’humanité. Un champ nouveau semble s’offrir à vous, experts : vous allez raviver notre intérêt pour la philosophie politique. En effet, de votre constat d’expertises scientifiques déshumanisées, naîtront des questions relatives au sens de la vie et des débats politiques majeurs. La prolongation de la vie va poser une question à un moment donné -on pourra très naturellement prolonger la vie jusqu’à cent-dix, cent-vingt ans- , mais pourra-t-on prolonger de la même façon le plaisir de vouloir continuer à vivre si c’est dans des conditions dégradées ?

On voit bien que nous sommes là, non pas sur une expertise unique, mais sur tout un champ d’expertise nouvelle, sur lequel il faudra mettre en place des formations

On voit bien que nous sommes là, non pas sur une expertise unique, mais sur tout un champ d’expertise nouvelle, sur lequel il faudra mettre en place des formations

Dans le document actes du colloque (Page 88-93)