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J. LA CHOSE JUGÉE ET SON AUTORITÉ

Le principe de la« chose jugée», que nous pensons ni présomp-tueux ni déplacé d'examiner dans ce Recueil d'hommages au maître éminent qui illustra à la fois la science juridique, le barreau, l'ensei-gnement et la magistrature et nous honora de sa confiance amicale durant tant d'années à l'Université et au Palais de Justice 1, est un principe essentiel de la procédure. Il est aussi simple qu'il est

1 Note liminaire: Au moment de s'associer à cet hommage d'estime et de reconnaissance à M. le professeur Paul CARRY que ce Recueil entend juste-ment honorer, une incertitude sur le choix du sujet peut saisir celui qui est appelé à y contribuer. Le professeur Carry est si réputé par ses publications et son enseignement sur le droit commercial, le droit des sociétés, le droit de la poursuite pour dettes et de la faillite, et le droit de change, qu'on s'attendra peut-être à trouver, dans les contributions de ses collègues, de ses élèves et de ses amis, avant tout ou exclusivement des études sur ces diverses branches.

Nous avions aussi pensé pouvoir étudier particulièrement, du point de vue de notre discipline fondamentale qui est le droit pénal, des problèmes tels que les infractions punissables propres au droit des sociétés, comme les faux renseignements sur les sociétés commerciales et la violation du secret com-mercial (art. 152 et 162 CP), ou les infractions dans la faillite et la poursuite, notamment la banqueroute frauduleuse, les fraudes dans la saisie, la décon-fiture, la violation de l'obligation de tenir une comptabilité, les avantages indftment accordés à certains créanciers, l'achat des voix de ceux-ci, le détournement d'objets saisis, séquestrés ou inventoriés sous main de.justice, et l'obtention frauduleuse d'un concordat judiciaire (art. 163 à 172 CP), ainsi que les contraventions prévues par le Code pénal en cas d'inobservation, par le débiteur ou par un tiers, des règles sur la poursuite pour dettes et la faillite (ait. 323 à 326). La trop vaste étendue d'un tel sujet, le temps, la place et la documentation qu'il requerrait, la compétence que sans doute i

strict: un jugement, régulièrement rendu selon les formes de la

exige à côté de la simple connaissance des principes du droit pénal, nous ont fait abandonner ce sujet trop ambitieux et nous aiguiller vers une autre voie.

Le professeur Paul Carry n'a pas été seulement notre collègue - et quel collègue ! - à la Faculté de droit, mais à la Cour de cassation de Genève où il nous accueillit et nous guida avec tant de bienveillante sympathie dès notre appel en 1943, alors qu'il y exerçait les fonctions de président, avant de présider aussi le Tribunal militaire fédéral de cassation. Combien de fois sa science profonde des problèmes de procédure, la justesse infaillible de ses vues et l'intérêt qu'il y portait ont eu l'occasion de se manifester aux col-lègues ayant le privilège de sa direction et du concours de ses lumières. Nous n'avons pas oublié, en particulier, nos échanges de vues et notre réserve commune à propos de l'interprétation jurisprudentielle et de l'application, par le Tribunal fédéral, de l'article de notre Code pénal sur la revision (art.

397, arrêt Bay c. Département militaire du canton de Schwyz, ATF 1943, IV, p. 134, JT 1944, p. 58), qui nous semblait heurterles garanties constitu-tionnelles de l'art. 64bis en faveur de la souveraineté cantonale en matière de poursuite, de procédure et d'exécution des jugements pénaux, et qui, effectivement, fit couler beaucoup d'encre et troubla les spécialistes de la procédure, aussi bien en matière de droit commun qu'en matière de droit militaire, en les obligeant à se reposer le problème tel qu'il se présentait devant la Cour de cassation du Tribunal fédéral et le Tribunal militaire de cassation. Voir les études et critiques de Clerc et de Maunoir, de Pfenninger, de Müller et de Desbiolles; cf. notre exposé sur Les principes de la revision pénale genevoise à. la lumière de la jurisprudence, Mémoires de la Faculté de droit de Genève, IIe Journée juridique (1962), N° 16, Georg & 0°, 1963, p. 18, spécialement note I.

Nous avons donc pensé qu'en considération de cet intérêt et de ce débat, sur un problème combien complexe et mal connu de nos procédures, il pour-rait être opportun de reprendre en la présente occasion le problème de la chose jugée, en le portant sur le terrain de la procédure civile qui fit l'objet de notre enseignement à l'Université de Genève pendant plus de dix ans et qui touche au domaine d'action «principal» du professeur, du savant et de l'avocat très brillant dont les qualités se concentrent sur la rare personnalité du professeur Carry. Puisse-t-il donc agréer cet hommage, et puisse cette contribution ne pas paraître un corps étranger dans le Recueil qui lui est consacré au moment où il quitte, aux regrets de tous, cette Université qu'il a autant aimée qu'illustrée, et à laquelle il a donné autant de prestige que de talent et de dévouement.

opposés 1. Mais les problèmes qui découlent de ce schéma en apparence si simple sont bien loin de l'être, surtout dans un pays où il n'existe pas une doctrine et une jurisprudence sur la matière, mais autant qu'il y a de procédures, fédérales et cantonales; et c'est pourquoi nous pensons qu'un essai de clarification et de synthèse, où nous n'apporterons d'ailleurs, en dehors de cette ordonnance, que ce que nous avons emprunté à nos devanciers, mérite d'être fait et doit avoir quelque utilité.

r. Le principe, de nos jours et dans notre pays du moins, ne saurait être dérivé de ce que la procédure appelle le «contrat ii ou

cc quasi contrat ii judiciaire, par lequel les parties accepteraient à l'avance de se soumettre à la décision rendue. Car il est clair qu'elles ne l'acceptent que sous bénéfice d'inventaire, pourrait-on dire, et en se réservant toujours de la remettre en cause, comme le montre l'usage de l'appel ou du recours qui serait inutile si elles souscri-vaient d'avance au jugement en se soumettant à la juridiction, sans même relever l'habitude qu'a toute partie déboutée de maudire son juge, ni le phénomène de la névrose processuelle dans laquelle tombe si souvent le plaideur qui estime qu'on ne lui a pas fait droit.

L'autorité de la chose jugée n'est pas admise bénévolement par les parties en litige, en dehors de la procédure d'arbitrage qu'elles choisissent librement. Elle leur est imposée, avec la juridiction, les conditions, les formes et les délais du procès, lorsqu'elles recourent aux organes de l'Etat. L'autorité du jugement résulte en vérité directement du pouvoir donné au juge, qui statue au nom de l'Etat et n'est pas un simple arbitre se prononçant sur des prétentions opposées. Le respect dû à son jugement est une règle de droit public nécessaire à l'ordre et à la paix de la société, en ce qu'elle met fin aux procès non moins qu'elle empêche les jugements contradictoires 2 •

1 Pour les considérations générales, on peut se référer notamment à l'article de LANZ, p. 223 ss. loc. cit., qui les expose bien. Voir la Bibliographie à la fin de cette étude.

2 Nous schématisons naturellement pour poser le principe. En réalité, on le verra, les avis divergent grandement, en doctrine et en jurisprudence, sur le point de savoir si l'autorité de la chose jugée est d'ordre public, selon la doctrine dominante allemande, ou au contraire d'ordre privé (sauf naturelle-ment en matière criminelle), selon la doctrine classique française.

générale n'exige pas que, dans les cas où l'erreur d'un jugement serait reconnue, ce jugement soit néanmoins maintenu. » L'utilité générale peut au contraire exiger qu'un jugement erroné ne soit pas tenu pour immuable, et qu'on puisse lui faire échec. La conciliation des intérêts de la collectivité et de ceux d'une personne condamnée à tort peut le postuler, dans certains cas et sous certaines conditions précises, où le maintien de la chose jugée serait choquant. Au surplus, il n'y a pas là nécessairement une contradiction; car il ne serait pas faux de relever plutôt, avec Beling, qu'il s'agit moins en pareil cas d'un nouveau procès, que de la continuation et de la réparation de l'ancien. Quand le juge s'est trompé ou a été trompé en rendant une décision dont les bases sont ébranlées, la partie lésée a le droit de demander que l'injustice soit réparée, et qu'elle ait la possibilité d'assurer le meilleur résultat. de la procédure.

L'équité veut d'ailleurs que le moyen exceptionnel qui lui sera donné pour tendre à un résultat plus favorable ne se retourne pas contre elle : une reformatio in pef us serait directement contraire à sa démarche même, et par là inéquitable.

2. En partant des considérations qui précèdent et pour la clarté des notions et de l'exposé, il convient d'abord de distinguer et de préciser les termes de« chose jugée», de cc force exécutoire», et d'cc autorité de la chose jugée >> 1

a) La force de chose jugée est la propriété attachée à la décision qui devient inattaquable eu égard à son contenu. C'est-à-dire

1 BRUMANN, dans sa thèse (1928), étudie à fond "l'institut de la chose jugée », p. 4 ss., tant en ce qui concerne l'autorité " formelle >>, sa notion et sa nature juridique (chap. 1, p. 11 ss.), le moment où elle se produit (chap. 2, p. 31 ss.), son sens et ses conséquences (p. 38 ss.), qu'en ce qui concerne l'autorité <<matérielle» et sa nature (chap. 3, p. 46 ss.), avec les nombreuses références au droit suisse. Voir aussi HEUSLER, p. 150 ss., GuLDENER, vol. I, p. 253 ss., LANZ, p. 226 ss., LEUCH (Commentaires de l'art. r92 du Code de procédure bernois, p. 184 ss.), PIGUET, p. 20 ss., et p. ex., en matière inter-nationale, PETITPIERRE, p. 164 et 168 s. Piguet donne une classification de l'entrée en force de chose jugée des jugements contradictoires et des juge-ments par défaut, qu'il emprunte à RosENBERG, en l'estimant valable pour tous les droits. MATILE (dans son étude sur la chose jugée en droit administra-tif), p. 14 à 22, résume les théories générales de la chose jugée en procédure civile, avec de nombreuses références à la doctrime étrangère (allemande surtout) et suisse; quant à la Suisse, cf. les opinions de Fleiner, de Burckhardt et de Beetschen, p. 26 à 34, et pour la jurisprudence des autorités fédérales et cantonales, p. 36 à 40.

qu'elle ne peut plus être modifiée, ni par le juge qui l'a rendue, ni par une autre juridiction; la force de chose jugée consiste précisément dans l'immuabilité du jugement: c'est ce que la doctrine de langue allemande appelle la «force formelle» du jugement en tant que tel, la« formelle Rechtskraft » (Urteilskraft). Le terme même indique qu'il s'agit de rapports de procédure. Tous les jugements au sens matériel sont d'ailleurs susceptibles de «passer en force», qu'il s'agisse de jugements au fond ou à la forme, et même, nous le verrons, de sentences arbitrales. Cette force de chose jugée

« formelle » ou externe existe dès le moment où les parties ne peuvent plus attaquer la décision par une voie ordinaire dans la procédure dont il s'agit, les recours n'ayant pas été utilisés à temps ou ayant été épuisés.

b) La force exécutoire de la chose jugée exige que non seulement l'existence et le contenu du jugement soient assurés, ce qui a lieu par la <l procédure» proprement dite, comme ci-dessus; il faut de plus que la décision devienne «exécutoire», c'est-à-dire que celui qui en est au bénéfice puisse recourir à la force publique pour en obtenir l'exécution forcée afin de la rendre effectivement applicable, de lui donner ses effets «matériels», sa « materielle Rechtskraft ».

Le terme indique aussi qu'il s'agira de ses dispositions, de son contenu internes. L'effet simplement «abstrait» et «négatif»

qui s'attache au jugement en soi et empêche qu'il soit remis en question, devient par là «concret » et «positif >>. Cette qualité

«exécutoire» (la « Vollstreckbarkeit » ou « Vollziebarkeit » de la terminologie allemande) sera rendue effective par la «procédure d'exécution».

On doit cependant observer qu'il est parfois possible d'obtenir l'exécution provisoire d'un jugement avant l'expiration des délais de recours ordinaires ou malgré les effets suspensifs d'un recours ou d'un appel régulièrement exercé, moyennant des garanties, une caution ou des sûretés à fournir préalablement. C'est par exemple le cas, en procédure genevoise, de manière obligatoire (même sans caution), nonobstant l'appel, «lorsqu'il y aura titre authentique, promesse reconnue ou qu'il s'agit du possessoire» (art. 350), ou encore, de manière facultative, moyennant caution, cc dans tous les autres cas où l'exécution provisoire ne serait pas irréparable ou