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LE CADRE MÉTHODOLOGIQUE

3.1. Stratégies d’investigation

3.1.2. Le choix de la démarche d’investigation

Les théories organisationnelles qui fondent la sociologie de l’action publique ont en commun un projet épistémologique compréhensif, oscillant entre rationalisation et subjectivation (Rouleau, 2010) et une démarche analytique inductive. Pour répondre aux questions spécifiques de notre recherche, nous avons privilégié une approche mixte qui associe l’entrevue semi-structurée et l’enquête par questionnaire. L’analyse documentaire a été envisagée comme démarche d’appoint.

3.1.2.1. L’entrevue semi-structurée

Dans l’entrevue, les paroles des acteurs sont « obtenues dans une situation d’interaction entre le chercheur et les [acteurs], données dont le format dépend tant de l’un que des autres » (Van der Maren, 1996, p. 89). Selon le nombre d’acteurs engagés dans l’interaction, l’entretien sera dit individuel ou collectif. Du point de vue du chercheur, les modalités de son implication durant l’interaction vont donner une configuration particulière aux résultats de l’entretien et une plus ou moins grande liberté discursive à l’interviewé. On distingue de ce fait l’entretien structuré (ou encore dirigé), l’entretien semi-structuré (semi-dirigé) et l’entretien non structuré (non dirigé). Selon Pinson et Sala Pala (2007), l’entretien semi-dirigé est beaucoup plus souvent mobilisé que les entretiens ethnographiques1 et non directifs en sociologie de l’action publique.

Parmi les auteurs qui contestent l’usage de l’entretien en sociologie de l’action publique ou veulent le restreindre à certaines formes, on peut citer Bongrand et Laborier (2005) et Peneff (1990) qui, dans leurs analyses, ont en vue de manière tacite l’entretien dans son usage informatif et rétrospectif. Les critiques se réfèrent aux deux aspects (diachronique et synchronique) de l’action publique. Pour Peneff (1990) par exemple, les discours des acteurs seraient peu fiables en raison de leur mémoire défaillante et de la reconstruction possible du passé en fonction de leurs perceptions du moment. Parmi les autres griefs retenus, on peut citer : un risque de mensonge ou de dissimulation ; une

1 Même si l’entretien ethnographique a une part de semi-directivité, les deux auteurs le considèrent comme

un type d’entretien à part, à distinguer de l’entretien directif, semi-directif classique ou non directif à cause de sa posture méthodologique (Pinson et Sala Pala, 2007)

incapacité pour les acteurs à verbaliser certaines pratiques ; des biais dus au contexte de l’entretien ; et enfin l’influence des subjectivités de l’interviewé et du chercheur sur le résultat de l’entretien (Pinson et Sala Pala, 2007).

Sans nier l’existence de biais possibles, nous partageons l’avis de ceux qui soulignent la pertinence de l’entretien comme procédé adéquat pour recueillir des informations détaillées et plus personnelles sur les représentations, les valeurs, les normes, les significations et les manières de penser (Albarello et al., 1995). De même, les processus historiques constitutifs de l’action publique sont accessibles par l’entretien, au même titre que les documents écrits. En effet, pour Pala et Sala Pala (2007), tout accès au passé serait impossible sans la médiation des récits dont les documents écrits ne seraient qu’une forme particulière. À la différence des documents historiques archivés, certains documents écrits de l’action publique sont moins accessibles et parfois les témoignages oraux sont les seuls qui soient disponibles. La confrontation et le recoupement systématique des données suscitées restent toutefois nécessaires pour en assurer la validité.

L’entretien permet également de connaître et de comprendre les stratégies et les représentations des acteurs en partant de leurs points de vue, s’il est utilisé dans une perspective compréhensive plutôt que narrative. Dans la démarche compréhensive, la posture du chercheur n’est pas une posture de méfiance devant la parole des acteurs (Demazière et Dubar, 1997) en arguant d’un écart entre les pratiques et les représentations d’une part et les discours d’autre part. Durant la phase d’entretien, il cherche provisoirement à savoir non pas si les acteurs disent la vérité, mais à comprendre leur vérité (Pala et Sala Pala, 2007). La distanciation nécessaire à la découverte de la vérité ou de la réalité s’opère durant la phase subséquente d’analyse du matériau. L’entretien est l’outil méthodologique privilégié que Crozier et Friedberg (1977) proposent comme démarche de recherche en analyse stratégique.

Pour saisir les représentations des acteurs et les « bonnes raisons » de leurs stratégies, l’entretien se révèle plus fécond que l’observation et offre plus que le questionnaire des possibilités d’explicitations et d’ajustements des significations (Morrissette, 2012). La forme d’entretien que nous avons retenue est l’entretien individuel1 semi-structuré, de type compréhensif. Inspirée par la sociologie compréhensive de Max Weber (2006), cette méthode, selon Kaufmann (2011, p. 24),

s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures, mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus ; elle commence donc par l’intropathie. Le travail sociologique toutefois ne se limite pas à cette phase : il consiste au contraire pour le chercheur à être capable d’interpréter et d’expliquer à partir des données recueillies. La compréhension de la personne n’est qu’un instrument : le but est l’explication compréhensive du social.

Les critiques formulées contre l’usage de l’entretien ont tout de même eu le mérite d’attirer notre attention sur les précautions2 à prendre en compte dans la phase préparatoire à l’entretien, pendant celui-ci et à l’étape de traitement du matériau, pour atténuer les biais et créer un climat d’entretien conforme aux objectifs de la recherche. La démarche d’entretien a été toutefois complétée par une enquête par questionnaire.

3.1.2.2. L’enquête par questionnaire

L’enquête par questionnaire consiste à poser à un ensemble de répondants des questions précodées relatives à leurs opinions, attitudes ou attentes sur une situation donnée (Van Campenhoudt et Quivy, 2011). Elle a donc l’avantage de permettre une mesure des attitudes et de renseigner sur les significations et les manières de penser d’un nombre de participants plus important que dans l’entrevue. Les informations recueillies sur les individus dans un sentiment d’anonymat permettent de mieux cerner le phénomène social analysé. Les limites reconnues à cette méthode de recueil d’informations concernent

1 L’entretien collectif aurait été plus pertinent pour appréhender les interactions et les jeux de pouvoir entre

acteurs. Il était toutefois difficilement réalisable à cause du défi de compréhension mutuelle qu’il exige (Morrissette, 2012) et du contexte de vives tensions sociopolitiques qui sont en cours sur la réforme. En outre, l’objet de notre recherche n’est pas de favoriser une négociation de significations par la confrontation des représentations de divers acteurs n’ayant pas le même champ de pratiques et d’intérêts, mais de saisir ces représentations au plan individuel.

2 Étant donné le niveau d’éducation et de responsabilité politique ou administrative de certains acteurs,

nous avons été particulièrement attentif aux aspects de « l’art d’interviewer les dirigeants » (Cohen, 1999), ou de « s’imposer aux imposants » (Chamboredon, Pavis, Surdez et Willemez, 1994).

entre autres la lourdeur et le coût élevé de son dispositif, l’exigence de rigueur dans le choix de l’échantillon et la formulation des questions pour assurer la fiabilité et la validité du dispositif.

3.1.2.3. L’analyse documentaire comme démarche d’appoint

La réflexion méthodologique sur l’usage des rapports administratifs est embryonnaire, regrettent Dupuy et Pollard (2009), même si ces documents sont souvent disséminés dans les références bibliographiques ; ils sont souvent valorisés à titre exploratoire dans la recherche sur un sujet donné. Certaines critiques adressées à l’usage de l’entretien restent fréquentes pour le cas des rapports administratifs : sélectivité, subjectivité, reconstruction a posteriori, instrumentalisation (Lagadec et Laroche, 2005). Mais l’utilisation des rapports administratifs dans la sociologie de l’action publique est pertinente à travers l’analyse de leurs dimensions internes (contenu) et externes (conditions de production et de réception). L’analyse du contenu des rapports administratifs permet de reconstituer la genèse d’une politique (Charvolin, 2003), de tracer la circulation d’une idée (Palier, 2005) et de documenter les rapports de pouvoir (Bezes, 2009).

L’examen du contexte politique, économique et social de production des rapports administratifs permet de comprendre les intérêts, les stratégies, les ressources et les contraintes des commanditaires, les trajectoires et les réseaux professionnels des auteurs (Dupuy et Pollard, 2009). L’analyse des conditions de circulation et de réception des documents administratifs permet également de comprendre les modalités de circulation et de diffusion des idées et le traitement du contenu de ces rapports dans les stratégies des acteurs politiques. Si l’analyse documentaire a l’avantage de réduire partiellement l’éventualité d’une influence du chercheur sur la qualité des données colligées, des précautions méthodologiques sont nécessaires pour s’assurer de l’authenticité et de la fiabilité des documents (Cellard, 1997).

Pour conclure l’exposé des approches méthodologiques choisies pour répondre aux questions de notre recherche, nous retenons l’entrevue, l’analyse documentaire et l’enquête par questionnaire comme démarches privilégiées. Elles constituent des stratégies complémentaires que nous avons utilisées de façon concomitante durant la phase de collecte des données. Avant d’expliciter les aspects opérationnels de chacune des approches, nous allons circonscrire le champ d’investigation de notre étude.