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Catégoriser les groupes minoritaires, repenser la représentation

SECTION III. C ROISER LES ÉTUDES DE GENRE ET LES ÉTUDES POSTCOLONIALES : INTERROGER LES REPRÉSENTATIONS , DÉVOILER L ’ AGENCY

1. Catégoriser les groupes minoritaires, repenser la représentation

Au vu de notre objet de recherche, il semble plus juste de penser les populations immigrantes de France comme des groupes minoritaires plutôt que comme des subalternes. En effet, tandis que le vocable de « subalterne » tend à réifier les populations des Suds (Bayart, 2010), le terme de « minoritaire » renvoie à une situation d’oppression objective, à un « état de dépendance au groupe majoritaire » car minoritaires « ils sont, au sens propre du terme, en état de minorité. Minorité : être moins » (Guillaumin, 2002, pp. 119–120). Il convient alors de décrypter les mécanismes de catégorisation des groupes minoritaires. Les « minoritaires » le sont au niveau économique comme légal, ils ne bénéficient ni de la même position dans la division sociale du travail ni de la reconnaissance des mêmes droits que les « majoritaires ». Ils sont pensés comme « particuliers face à un général » (le groupe majoritaire).

« Différents, opprimés, mineurs, ils le sont tous. Le système de justification majoritaire se nourrit à ce cercle vicieux : mineurs parce que incapables, incapables parce que différents, différents parce que marqués des stigmates de la dépendance. Et ceci dans un système global qui refuse la dépendance et la méprise ; profondément égalitaire dans ses principes affirmés et ses utopies, il accompagne la dépendance de l’humiliation et de l’incapacité. (…) Les statuts majoritaires et minoritaires sont à la fois des statuts concrets et des statuts symboliques. Ils sont concrets pour autant qu'ils sont des statuts économiques, légaux, écologiques, qu’ils sont du rapport social objectif. Ils sont symboliques pour autant qu’ils sont justifiés idéologiquement et signifiants du système social, qu’ils sont partie de l’idéologie. » (Guillaumin, 2002, pp. 120–124)

La définition des « minoritaires » fait écho au processus de désignation dont ils font l’objet. Les catégories de sexe et de race qui conditionnent, matériellement et symboliquement, l’ordre social en sont une illustration toute particulière. La catégorisation étant la face visible du processus d’altérisation,

« Parler de catégorisation et d’altérité, c’est parler de la même chose. Sur le plan théorique, il y a coextensivité entre les deux. La catégorisation et l’altérisation naissent ensemble. La catégorisation est l’acte social qui correspond à l’altérité facteur d’identité personnelle ; elle est la constitution en groupe défini et clos de ce qui est codifié comme différent par la culture, elle désigne ce qui n’est pas le même. Mais qu’est-ce que le même ? L’altérité définit la condition de la minorité au sein de la société majoritaire et permet en retour l’identification de cette dernière. Si on tente de définir le fait d’être « autre », il faut aussi poser le point de référence qui est le moi, l’ego. Or cet ego est silencieux, nul ne le prononce jamais, au contraire de l’autre qui est toujours « nommé », catégorisé. » (Guillaumin, 2002, p. 265)

Ce processus renvoie ainsi les « minorités » aux marges qui leur sont assignées. Néanmoins, penser la représentation comme un continuum entre catégorisation et re- présentation politique, entre portraits dessinés par les « majoritaires » et négociations conduites par les « minoritaires », permet d’extraire le débat postcolonial des affrontements traditionnels qui le rendent selon certains « dangereux politiquement » (Bayart, 2010). En effet, la catégorisation performe l’identité des « minoritaires » tout autant qu’elle ouvre des espaces de dialogues sur la scène de la re-présentation.

« La catégorisation est une activité de connaissance et de reconnaissance. Elle entérine au sein des majorités l’existence de groupes réels ; elle est la manifestation de l’accès à la conscience majoritaire d’un certain nombre de faits sociaux. (…) Ce mécanisme, qui jette sur les autres le calcaire de l’irréversible, est aussi la constatation de la variété sociale et de l’existence des groupes réels. De là sans doute l’ambiguïté de la lutte contre les stéréotypes et les surprises qu’elle réserve. La catégorisation est enceinte de la connaissance comme de l’oppression. » (Guillaumin, 2002, pp. 251–252)

Le processus de catégorisation renvoie en ce sens à l’essence du « malaise global » qui lie le « problème des États dominants le monde » à celui des minorités (Bhabha, 2007, p. 18). En ce sens, H.Bhabha (2007, p. 20) propose une lecture alternative des Damnés de la terre (Fanon, 2002), de l’histoire moderne comme l’« histoire productive et créative de la minorité en tant qu’agent social ». En effet, la majorité des populations du monde sont selon lui des étranger-e-s, des réfugié-e-s, des déplacé-e-s, des immigrant-e-s. H.Bhabha soutient ainsi que

« Dans le sillage de ces voix, nous en arrivons à la responsabilité philosophique et politique de concevoir la minoritisation et la globalisation comme le quasi-colonial, une situation à la fois ancienne et nouvelle, une relation dynamique, voire dialectique, qui dépasse les polarisations du local et du global, du centre et de la périphérie – en fait du « citoyen » et de l’« étranger ». (…) Quand nous parlons des frontières et des territoires en expansion constante du monde global, nous ne devons pas manquer à voir comment nos propres paysages intimes, indigènes, doivent être redessinés pour inclure ceux qui sont leurs nouveaux citoyens, ou ceux dont la présence citoyenne a été annihilée ou marginalisée. » (Bhabha, 2007, p. 21)

Dans le prolongement des réflexions d’H.Bhabha, nous considérons la dialectique majoritaire-minoritaire comme une situation globale véhiculant certes une histoire et des représentations majoritaires mais dont les interstices laissent place à une narration alternative, un investissement créatif par les « minoritaires » qui produisent une autre version de l’histoire nationale. Nous rejoignons ainsi le point de vue de M.Smouts (2007, p. 66).

« L’approche postcoloniale pratiquée par les sciences sociales françaises (…) ne conduit pas à la crispation sur le passé et la réinvention des oppositions négatives. Tout au contraire, en ouvrant la discussion sur le legs de l’histoire, elle invite à examiner les interactions mutuellement constitutives des mondes sociaux ».

Le projet critique des études postcoloniales, à l’instar des théories du care, est de repenser, dans le prolongement de M.Foucault (1999a), cette configuration particulière du rapport entre savoir et pouvoir et les problèmes politiques de la représentation qui en procèdent (Pouchepadass, 2007).

L’un des enjeux centraux des débats autour du postcolonial est celui de la re- présentation des minoritaires à la fois au prisme des catégorisations, des portraits élaborés par les majoritaires qui assignent les minoritaires à certains rôles et positions sociales ; mais également, en prêtant attention aux manières des minoritaires de se re-présenter sur la scène politique, de faire entendre leur voix et de négocier les principes de ces assignations sociales. G.Spivak (1999) a, en ce sens, identifié deux manières principales de « représenter » : la représentation par portrait (darstellung) – correspondant aux représentations que les majoritaires véhiculent des minoritaires – et la représentation par procuration (vertretung) – le fait que certaines personnes issues des groupes minoritaires soient désignées pour parler au nom du collectif. La « représentation » apparaît, grâce aux réflexions de G.Spivak (1988, 1999), comme un phénomène complexe pensé dans toute son ambivalence, depuis la position des majoritaires comme des minoritaires eux-mêmes, ou du moins de la frange des minoritaires qui

a pour rôle de re-présenter ses pairs. Au même titre que la vulnérabilité, la représentation doit ici être pensée comme un continuum. Les travaux de F.Fanon (1971, 2001, 2002) tout comme ceux de d’E.Said (2008, 2013), d’H.Bhabha (2007) ou encore d’A.Memmi (2007), soulignent clairement dans quelle mesure les discours sur l’autre et de l’autre sur lui-même agissent l’un sur l’autre de manière consubstantielle, donnant lieu à un continuum de procédures de reconstruction et de déconstruction, ouvrant des espaces indéniables d’assignations mais également d’agir créateur pour ceux-celles qui sont identifié-e-s comme les « subalternes » (Spivak, 1988; Tronto, 1993). La préoccupation de la philosophe porte cependant ici sur la possibilité effective qu’ont les « subalternes » de parler en leur nom propre.

« Ces « autres » du discours dominant n’ont pas de mots, ni de voix pour élaborer leur propre terrain ; ils sont réduits à être ceux « pour qui on parle », pour qui parlent ceux qui possèdent le pouvoir et les moyens de parler. (…) L’histoire a prouvé qu’il était possible de fonder sur ces représentations des politiques qui ont un effet considérable sur les vies de personnes réelles. (…) La célèbre articulation foucaldienne entre savoir et pouvoir apparaît clairement dans le champs des rapports coloniaux comme des rapports de genre. (…) Ceux qui possèdent le pouvoir de représenter et de décrire les autres contrôlent manifestement la manière dont ces derniers seront vus. Le pouvoir de la représentation en tant qu’outil idéologique en a traditionnellement fait un objet de contestation. » (Deepikha, 2010, p. 34)

En effet, nombre des féministes des pays des Suds regrettent le peu de voix accordée aux femmes des groupes minoritaires dans les sphères académiques, tout comme politique, économique ou encore juridique.

Consciente de cette réalité, notre objectif dans cette thèse est de porter une voix différente des femmes d’Afrique Subsaharienne de France. Bien qu’une fois encore, il puisse nous être reproché de représenter depuis le groupe majoritaire la réalité des femmes d’un groupe minoritaire, l’ancrage empirique de notre recherche ainsi que la place accordée aux discours des femmes rencontrées sur le terrain tout au long de la thèse visent à rendre leur voix audible, une voix différente peu entendue dans l’univers académique. En effet, l’analyse du travail du

care opéré par les femmes d’Afrique Subsaharienne au sein des associations communautaires

de lutte contre le VIH/sida réactualise un ensemble de réflexions autour de l’agency des femmes des groupes minoritaires, en (ré)interrogeant les mécanismes de reconnaissance et d’agir créateur, les possibilités comme les impossibilités de négociation des assignations, la manière dont les femmes résistent ou « habitent » les normes qui les constituent comme sujets de leur existence.

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