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Les différents types d’évolution des projets professionnels présentés ne sont pas pour autant étanches. Notre population d’enquête comporte en effet certains cas-limites dont la catégorisation dans un type plutôt qu’un autre pourrait faire l’objet de débat, venant ainsi interroger les limites de chacun des types ayant émergé. Dans une recherche privilégiant l’approche temporelle et longitudinale comme la nôtre, les effets de la temporalité même des éléments observés sur leur catégorisation méritent d’être questionnés. Si l’intervalle temporel entre les deux vagues d’entretiens avait été plus important, aurions-nous pu obtenir des résultats différents ? Si nous avions interrogé nos enquêtés plus tôt ou plus tard dans leur parcours, aurions-nous abouti à une autre typologie ? In fine, la vitesse d’évolution des projets est-elle un facteur exerçant une influence sur leur catégorisation typologique ?

Le cas d’Élise par exemple invite en effet à penser que les temporalités de l’enquête influent sur le résultat de la typologie. Elle connaît un projet professionnel majoritairement « itératif » mais, à la suite de son voyage effectué entre la première et la deuxième vague d’entretiens, pense sérieusement à donner une nouvelle orientation à son projet professionnel à venir. Perspective laissée dans l’ombre depuis son master 1, elle s’était intéressée à l’époque au droit international humanitaire. Expérimenté à Athènes, l’accompagnement de femmes réfugiées et son implication dans un projet à forte dimension sociale est une option qu’elle pourrait envisager à nouveau, pourquoi pas cette fois auprès de mineurs isolés. Le passage du droit de l’environnement au droit humanitaire pourrait alors se rapprocher d’une bifurcation et faire alors de son projet, un projet « réorienté » : d’un projet à dominante itérative jusque-là, une alternative suffisamment différente de celles qui se sont présentées précédemment pourrait ainsi faire changer de type la catégorisation de son projet professionnel. L’évolution récente de son projet professionnel remplit en effet certaines conditions qui permettrait de justifier ce changement de catégorie. Le moteur qui structure son projet professionnel s’organise autour d’axes suffisamment généraux pour pouvoir s’opérationnaliser dans un autre contexte que celui dans lequel elle a jusque-là évolué. Élise est en effet en quête du sens que peut revêtir son travail. Elle a « envie de savoir pourquoi [elle] travaille et avoir une utilité […] aller au fond des choses ». Sa plus grande crainte professionnelle est d’effectuer des missions « hors sol », déconnectées des personnes ou des territoires. Elle a besoin « d’être fière de ce qu[‘elle] fai[t] », de « faire avancer les gens et les choses, qu’il y ait du progrès », de travailler « pour une cause qui lui tient à cœur » et qui l’intéresse sur le plan professionnel. Lors de la dernière séquence de travail (avant son voyage), un décalage s’est créé entre ce moteur qui la guide dans son activité professionnelle et la réalité des missions qui lui étaient alors confiées, d’autant que la période a été difficile en termes de pression, de charge de travail et d’équilibre personnel. Cette période pourrait alors correspondre à la deuxième séquence d’évolution des projets « réorientés » lors de laquelle une dissonance projective apparaît. Alors que la dissonance projective observée jusque-là dans les projets « réorientés » concerne la forme « présent-futur » (c’est-à-dire l’anticipation subjective d’une faible probabilité de concrétisation), celle d’Élise relèverait plutôt de la forme « présent-passé » (c’est-à-dire une insatisfaction présente du projet préalablement formulé). Pour autant, il serait tout à fait envisageable théoriquement que la réorientation des projets ne se fasse pas uniquement par anticipation dans laquelle un futur imaginé apparaîtrait trop peu réalisable (c’est-à-dire les cas de dissonance projective « présent-futur ») : les projets peuvent avoir besoin d’être concrétisés et expérimentés afin de produire une insatisfaction qui engendra alors une réorientation (c’est-à-dire les cas où se produira une dissonance projective « présent-passé »). Dans le cas d’Élise, les doutes qui émergent sur la pertinence de poursuivre

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le projet professionnel initial en l’état ne concernent pas la faible probabilité de le voir se concrétiser (dissonance projective « présent-futur ») mais du manque de capacité du projet professionnel préalablement établi à la satisfaire dans le temps présent (dissonance projective « présent-passé »). Or, impossible encore de dire si Élise a entamé la troisième séquence des projets « réorientés » lors de la deuxième vague d’entretiens. Le point de rupture pourrait être son voyage mais la réorientation et la consolidation du projet en aval n’a pas (encore ?) eu lieu. En effet, elle travaille à nouveau pour son établissement public d’origine sur les projets européens qu’elle connaît déjà. Ce travail s’inscrit dans la continuité de celui qu’elle occupait avant son départ en voyage. En revanche, le récit qu’elle nous livre des missions et tâches qui lui sont confiées laissent clairement transparaître un manque d’enthousiasme et la crainte de connaître à nouveau la surcharge de travail et l’éloignement avec les problématiques concrètes de terrain avec lequel elle cherche à être plus en prise. Occupant un emploi à durée déterminée dont la fin est proche au moment de la deuxième vague, elle explore les multiples options qui se présentent à elle pour la suite : retour à Athènes, post-doc, consultations juridiques, missions ponctuelles pour l’organisation internationale… le choix reste à ce stade encore largement ouvert. Mais la faveur semble se diriger vers Athènes et un travail associatif à un échelon plus local, dans l’objectif d’en connaître les rouages de fonctionnement et ainsi, être en mesure de monter une association d’accueil de mineurs isolés à Marseille. Si c’est le projet professionnel qui retient son intention et qu’elle poursuit, alors et à ce moment-là seulement, nous pourrons penser à une classification en tant que projet « réorienté » où les considérations environnementales laisseront place à des considérations plus sociales et humanitaires dans sa recherche d’utilité et de contribution à la société. Mais en deuxième vague d’entretiens, rien n’est encore décidé. Si cette deuxième vague d’entretiens avait été reportée de six mois, peut-être que la réorientation aurait eu lieu ?

L’évolution du projet professionnel de Marceau constitue également un cas-limite de classification dans le type des projets « en poursuite » et qui, à certains égards, pourrait se rapprocher d’un projet « constant ». Avant de poursuivre le projet d’une carrière académique, Marceau souhaitait de longue date avoir une expérience de vie et de travail à l’étranger, telle qu’il a eu l’occasion de l’expérimenter avec ses parents durant son enfance. Après leur bac+5, sa conjointe veut effectuer un doctorat ; il en débute un également afin notamment de synchroniser leur calendrier mais aussi pour pouvoir prétendre aux post-doctorats. Ainsi, la palette des emplois qu’il lui est possible d’occuper à l’étranger sera plus large que ceux auxquels peut prétendre un ingénieur non-docteur. Il maintiendra son souhait de travailler à l’étranger tout au long de son parcours ; ce projet trouvera une place certaine dans celui à l’échéance plus lointaine et qui vise l’accession à une carrière académique, née au contact du monde de la recherche. Son projet « constant » (vivre et travailler à l’étranger) s’est finalement retrouvé englobé par la poursuite du projet d’accéder à une carrière académique stable.

L’évolution du projet professionnel de Jacques constitue aussi un cas-limite de classification, cette fois dans le type des projets « réorientés ». Ses transformations comportent en effet quelques caractéristiques des projets « en poursuite », voire des projets « itératifs ». Durant la majeure partie de son doctorat ainsi que durant les premiers mois qui ont suivi sa soutenance Jacques ambitionne d’accéder au poste de chargé de recherche au CNRS en sciences politiques. Alors qu’il peine à trouver un post-doctorat et des financements pour effectuer sa recherche une fois sa thèse soutenue, il cherche alors une autre source de revenus, immédiatement rémunératrice. Le renoncement au post-doctorat et aux financements de

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recherche qu’il opère à ce moment-là pour s’installer en tant qu’auto-entrepreneur, dans un premier temps à la recherche de vacations d’enseignement puis de coaching sous formes de prestations de services auprès d’entreprises, semble bien indiquer une réorientation et donc l’inscription de son projet dans le type « réorientés » ; c’est l’interprétation que nous avons choisie de retenir. Cette interprétation se justifie en outre par le récit qu’il nous rapporte de ce virage et l’impression subjective d’un éloignement avec le milieu académique public. Pour autant, le projet et le parcours qu’il construit alors n’est peut-être qu’une solution transitoire et d’attente qui pourrait relever des projets professionnels « en poursuite » : Jacques entame en effet une activité de recherche, non rémunérée, peu compatible avec la conception du projet professionnel qu’il poursuit alors et pour lequel son rapport au travail est devenu plus instrumental (l’activité professionnelle doit d’abord être une source de revenus). S’inscrivant dans l’axe de son projet relatif à l’évolution intellectuelle et d’apprentissage continu, cette activité de recherche pourrait ainsi relever de cette autre stratégie professionnelle et personnelle. Centré sur les politiques publiques maritimes, son projet de recherche est en accord avec son souhait de vivre à proximité de la mer. De plus et au regard des programmes de recherche des universités proches du littoral qui privilégient plus fréquemment cette thématique en comparaison avec celles éloignées des côtes, cette activité spécifique nous indique qu’il n’a peut-être pas totalement renoncé à accéder à un poste d’enseignant-chercheur dans une université publique, à conditions que celle-ci soit située à proximité de la mer. En effet, Jacques n’exclut pas de postuler éventuellement et à nouveau à un poste de maître de conférences, d’autant plus au regard de sa qualification qui le lui permet statutairement. Son activité en tant qu’autoentrepreneur pourrait alors relever du projet d’attente ; cette attente correspondrait alors à celle d’accéder à un poste d’enseignant-chercheur. De la sorte, Jacques maintient ainsi deux options ouvertes, celle d’une activité libérale et celle de la maîtrise de conférences. La phase d’évaluation et l’arbitrage - spécifique aux projets « itératifs » - entre ces deux possibilités professionnelles ne semble pas pour autant avoir abouti. À une échelle temporelle plus grande, le projet professionnel de Jacques pourrait en effet s’inscrire dans ce type « itératif » : Jacques a poursuivi de nombreux projets au cours de sa vie professionnelle antérieure à son entrée en thèse. Il a été facilitateur d’affaires et interprète, a travaillé à la mission économique d’une ambassade, a repris des études, a écrit plusieurs romans en voyage, a monté des plateformes d’enseignement. Sur les sept années de sa vie professionnelle à l’issue de sa formation initiale, l’évolution de son projet professionnel relève d’une démarche itérative. Mais sur une échelle temporelle plus restreinte débutant l’année avant son entrée en doctorat, avancer une telle affirmation serait abusif puisque le cycle itératif ne s’est pas reproduit de multiples fois. La « fenêtre temporelle » sur laquelle porte l’analyse de l’évolution des projets professionnels, située entre l’année qui précède l’entrée en thèse jusque-là deuxième vague d’entretiens, ne permet peut-être pas une classification ferme dans l’un des types : peut-être est-ce encore prématuré.

L’évolution du projet professionnel de Lucas constitue également un cas-limite de sa classification dans le type des projets « fluctuants ». De manière synthétique, les trois types constitués des projets « fluctuants », projets « réorientés » et projets « itératifs » se positionnent les uns par rapport aux autres en fonction de l’amplitude et de la fréquence des transformations que connaît le projet professionnel sur la période temporelle considérée. La question réside donc dans la détermination de l’amplitude et de la fréquence des transformations à partir de laquelle la classification de l’évolution des projets professionnels dans l’un ou l’autre des types peut se faire. Des transformations dont les amplitudes sont moyennes et les

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fréquences régulières relèvent des projets « itératifs » ; une forte amplitude à fréquence unique relève des projets « réorientés » ; de faibles amplitudes dont les fréquences sont éparses relèvent des projets « fluctuants ». Une fois cet étalon théorique posé, la classification du matériau empirique n’en reste pas moins délicate. Elle résulte d’une activité interprétative dans laquelle la subjectivité du chercheur doit être confrontée à l’interprétation, elle-même subjective, de l’enquêté. L’amplitude de la fluctuation du projet professionnel de Lucas, passant du secteur de l’aéronautique à celui de l’incendie n’est pas considérée par lui-même comme étant importante et s’inscrit plutôt dans une continuité d’apprentissage. Selon nous, elle relève en effet plus de la saisie de l’opportunité de se spécialiser dans un « secteur de niche » en plein essor scientifique, venant ainsi augmenter les chances d’insertion professionnelle optimales du fait du faible nombre de formés hautement qualifiés comparativement aux jeunes ingénieurs spécialisés en aéronautique plus nombreux. La fréquence des fluctuations que son projet connaît lors de sa recherche d’emploi pour l’après-thèse est également importante : il délaisse l’enseignement et la recherche pour envisager de rechercher un emploi dans le secteur privé, puis dans le secteur public, puis se dirige vers la fonction publique d’état avant de postuler dans des établissements publics. Si la fréquence de ces fluctuations est importante, chacune de ses amplitudes est néanmoins toujours plus faible que la précédente. L’évolution du projet professionnel de Lucas se situe donc à l’intersection des projets « fluctuants » en ce que les amplitudes des variations restent modérées voire très modérées mais se rapproche des projets « itératifs » en ce que la fréquence des variations observées et des choix opérés se répète souvent.

L’évolution du projet professionnel de Fabien est également à l’intersection de deux, voire trois types. Il s’inscrit dans le type des projets « en poursuite » du fait de son souhait de monter une micro-ferme à moyen terme et son occupation, à plus court terme, de postes en recherche qui augmentent ses chances de réalisation grâce à l’épargne qu’il pourra accumuler avant de lancer son activité. Mais à la différence de ses camarades relevant des projets « en poursuite » et qui s’inscrivent dans une continuité de projets dans le temps, il y a une rupture marquée entre son projet d’attente (post-doctorat) et son projet primaire (micro-ferme) et dont l’analyse pourrait alors indiquer un changement de classification à la faveur des projets « réorientés ». Pour autant, son projet de micro-ferme n’est encore qu’au stade de la conceptualisation. Nous avons posé en préalable introductif à ce chapitre qu’un projet se compose de deux phases : une première lors de laquelle il est conceptualisé puis une seconde lors de laquelle il est mis en œuvre. Or, Fabien n’en est encore qu’au stade de conceptualisation de son projet de micro-ferme : il se renseigne sur le rapport de productivité des surfaces et activités agricoles avec le temps de travail annuel nécessaire, sa répartition saisonnière, l’investissement financier de départ, et, en fonction de ses facteurs, de la capacité de ce projet à générer des revenus. A la différence de ses camarades dont les projets primaires ont fait l’objet de tentative de concrétisation, Fabien n’a pas (encore) tenté de mettre en place sa micro-ferme : pour le moment, il « poursuit » donc ce projet au stade de sa conceptualisation. Pour que son projet soit classé parmi les projets « réorientés », il faudrait que les étapes concrètes de sa mise en œuvre voient le jour. Mais dans ce cas, une autre limite à sa classification dans le type des projets « réorientés » apparait : Fabien sait, dès le départ, que son activité professionnelle actuelle (la recherche dans le cadre de post-doctorats) n’est que temporaire et qu’elle est amenée à changer (pour une activité agricole). La potentielle bifurcation à venir n’est donc pas aussi imprévisible que celle survenue dans chacun des projets « réorientés » (ce n’est peut-être pas une bifurcation dans ce cas), mais elle est au

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contraire planifiée, anticipée stratégiquement : son activité de recherche d’aujourd’hui lui sert à accumuler l’investissement nécessaire demain au démarrage de son activité agricole. Les priorités sont donc établies. Finalement, le maintien de l’évolution de son projet dans le type des projets « en poursuite » paraît justifié puisque la logique avec laquelle il mène son projet professionnel se rapproche alors plus de celle des autres projets « en poursuite » que celle d’un autre type. Même si ce cas vient interroger l’intégration des projets primaires en rupture avec les projets d’attente au sein des projets « en poursuite » puisque ses camarades s’inscrivent tous dans une continuité de projets primaires et d’attente, cette seule caractéristique ne nous semble pas suffisamment importante pour créer un nouveau type de projet (qui serait de toute évidence et à ce stade trop proche des projets « en poursuite » et dont il serait le seul représentant).

Enfin, l’évolution du projet professionnel de Richard se situe quant à lui au croisement des types « réorientés » et « itératifs ». La bifurcation et la réorientation auxquelles il a d’abord opéré dans son projet professionnel sont encore en deuxième vague d’entretiens dans une phase de stabilisation où il explore, dans une démarche itérative cette fois, différentes opportunités d’activités professionnelles pour le temps présent et à venir et qui pourraient lui correspondre sur le plan des valeurs écologiques qu’il porte. Il se situe clairement dans une logique de subjectivation, c’est-à-dire de critique et d’affirmation de soi (Dubet, 1994) à travers la prise de distance avec le monde universitaire et capitaliste et son adhésion à un mode de vie autonome dans laquelle il affine progressivement la place qu’il pourrait alors adopter.

Ces six cas-limites sont riches d’enseignements méthodologiques et théoriques. Le cas de Lucas nous apprend finalement que la classification dans l’un ou l’autre type est éminemment interprétative et soumise à discussion : l’appréciation et la qualification de la fréquence et de l’amplitude des variations dans son projet professionnel vont avoir une incidence directe sur sa classification dans un type plutôt qu’un autre. Le cas de Jacques nous apprend quant à lui que la question de l’échelle est centrale : les bornes temporelles entre lesquelles l’évolution du projet professionnel est observée conditionnent également la classification dans un type plutôt qu’un autre. Le cas de Marceau nous indique que la classification dépend de l’endroit où l’analyse porte la focale afin d’en apprécier l’évolution : est-ce la durée d’inscription dans un type qui détermine sa classification ? Est-ce le type le plus récent observé ? Le plus ancien ? Quant aux cas de Fabien et Élise, ils font état de la dynamique perpétuelle dans laquelle l’évolution des projets est prise : leur classification à un instant n’est que provisoire. De plus, ils soulignent l’importance du moment d’interrogation choisie par la méthodologie d’enquête longitudinale puisque celui-ci va déterminer directement le matériau récolté et donc les résultats qui en seront retirés. Le cas de Richard, qui s’est détourné de la carrière académique et cherche la (les) déclinaison(s) d’un projet professionnel empreint de valeurs fortement politiques (écologie, autonomie alimentaire, énergétique, salariale…) nous incite à augmenter l’intervalle entre les deux vagues d’interrogations afin que les projets professionnels les plus politiques et reliés à l’identité sociale puissent avoir le temps de trouver une voie de réalisation.