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Comme nous l’avons expliqué, les micro-organismes sont un outil de choix pour étudier l’évolution. Leur reproduction rapide permet d’observer leur évolution sur un grand nombre de générations à échelle humaine. Leur petite taille facilite leur manipulation, leur parallélisation et la possibilité de travailler avec un très grand nombre d’individus et donc avec des populations. Nous observons ainsi depuis quelques dizaines d’années une tendance de plus en plus forte à l’utilisation des bactéries pour comprendre les mécanismes évolutifs mais aussi pour des finalités plus pragmatiques : faire évoluer une souche vers un objectif bien précis. Nous présenterons ici deux exemples d’expériences réalisées avec E. coli dans chacune de ces optiques. Ces dernières présentent aussi des différences dans la manipulation des populations de bactéries, si celles-ci sont dans les deux cas cultivées et propagées en voie liquide, l’une des optiques est adaptée à la propagation par « serial transfer » et l’autre consistera plutôt en une culture en « chemostat ».

L’expérience moderne la plus connue et la plus documentée sur l’évolution à l’heure actuelle est celle lancée il y a exactement trente ans par Richard Lenski le 24 février 1988 et connue sous le nom de « E. coli long-term evolution experiment » (LTEE) [56][75][7][38]. Depuis cette date, 12 populations de E.

coli sont transférées indépendamment et quotidiennement dans un milieu « pauvre », nouvel

environnement auxquelles les populations doivent s’adapter. Ce que nous nommons ici « serial transfer » (figure I-7) concerne la préparation journalière des nouveaux échantillons : on prélève un petit échantillon (environ 5 millions de bactéries) de la population mère (100x plus grande que l’échantillon) que l’on dilue dans un milieu identique et laisse croître à 37°C jusqu’au transfert suivant. L’entretien d’une population de bactéries par serial transfer est donc caractérisé par un effet d’étranglement important mais ponctuel et une taille de population variable (pouvant induire des conditions chimiques du milieu variables, la population étant en régime de croissance exponentielle puis en régime de saturation) : il s’agit d’une croissance séquencée.

Figure I-7 : Principe du transfert en série (serial transfert) : une lignée de culture est maintenue en croissance en étant

propagée régulièrement dans un nouveau milieu à partir de la culture précédente. La taille de l’échantillon transféré est un goulot d’étranglement que subit la population à chaque cycle de culture.

Tout au long de la LTEE, Lenski a noté les évolutions phénotypiques et génotypiques des populations (figure I-8). Si certaines tendances adaptatives sont apparues dans tous les répliquas (comme une augmentation progressive du fitness au début de l’expérience, révélant l’adaptation des bactéries par l’augmentation de leur valeur sélective), d’autres ne sont apparues que dans certaines lignées. Il a ainsi pu

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remarquer que trois lignées avaient considérablement augmenté leur taux de mutation avant d’atteindre 10000 générations. En effet, l’expression d’un gène augmentant le taux de mutation génétique peut être favorable à l’adaptation à un nouvel environnement et donc sélectionnée. Cette augmentation du taux de mutation a favorisé l’apparition et la coexistence de deux phénotypes au sein d’un des échantillons. Un autre fait marquant est, une fois le fitness stabilisé, l’apparition dans un autre échantillon d’un mutant métabolisant le citrate, révélant donc la diversification de E. coli dans l’occupation de nouvelles niches, diversification devant impliquer la fixation de plusieurs mutations spécifiques, la lignée de ce mutant s’est par la suite éteinte, après l’émergence d’un mutateur dans cette même population.

Figure I-8 : « E. coli long-term evolution experiment » (LTEE) : Quelques résultats sont représentés sur le graphe de gauche.

Nous voyons en vert l’évolution du fitness des populations par rapport à celui de la population ancestrale. Les populations se sont très vite adaptées à ce nouveau milieu pendant les 1000 premières générations, leur fitness augmente, depuis, linéairement mais 10 fois moins vite. En bleu, nous noyons que les populations semblent accumuler des mutations linéairement avec le temps, sauf pour la lignée où un mutateur est apparu et qui se trouve dans l’encart [7]. Les 12 cultures sont représentées à droite, nous pouvons remarquer la culture A-3, plus trouble, où un mutant s’est spécialisé dans la métabolisation du citrate et qui a donc réussi à occuper une nouvelle niche écologique.

La durée, la stabilité et les données de la LTEE font la richesse de cette expérience et explique pourquoi elle s’est vite imposée comme l’expérience d’évolution expérimentale de référence. Les stratégies, associées aux bonnes mutations, librement choisies par le biais de la sélection naturelle et de la dérive génétique ont permis d’y mettre en évidence des tendances universelles de l’évolution telles que l’adaptation de la valeur sélective, l’évolution du génome, la spécialisation écologique ou encore l’équilibre polymorphique. Mais s’il s’agit d’une expérience sur l’évolution, il ne s’agit pas d’une expérience d’évolution dirigée : la pression de sélection reste naturelle, seules les conditions initiales sont artificielles, mais ni les individus ni les populations n’ont été sélectionnés afin de les faire tendre vers un objectif précis.

La seconde expérience que nous avons choisie de présenter est tout à fait différente, par ses objectifs, sa méthode et sa durée. Un chemostat peut être défini comme une culture continue de micro-organismes en bioréacteur où la taille de la population et les conditions du milieu sont maintenue constante [31]. A la différence du serial transfer où la population est périodiquement transférée de milieux en milieux, la population d’un chemostat est fixe tandis que du milieu neuf arrive à flux constant, remplaçant le milieu contenant les bactéries qui est prélevé au même débit (figure II-3). Ce débit de bactéries sortantes conditionne la taille de la population qui doit produire un nombre équivalent de bactéries. Dans les faits, il n’est intéressant de maintenir une population en chemostat que si l’on veut conserver une population homogène adaptée à son milieu, par exemple pour la production de molécules d’intérêt ou de biomasse. Les stratégies adoptées pour faire évoluer une population de bactéries sont plutôt, soit de modifier graduellement le milieu afin de modifier les conditions de la sélection naturelle

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sans trop brusquer la population et lui laisser de nombreux chemins adaptatifs, soit d’imposer des conditions oscillantes (alternant des périodes stressantes et relaxantes) de forte amplitude lorsque l’on veut spécifiquement sélectionner les individus les plus adaptés. La pression de sélection varie aussi au long de l’expérience dans ce dernier cas afin d’augmenter le stress au fur et à mesure que les bactéries s’adaptent.

C’est ce dernier cas de figure qui a été choisi par Philippe Marlière et son équipe pour réaliser leur « machine à évoluer » GM3 [63]. L’objectif de leur expérience était de remplacer l’une des bases de l’ADN de E. coli, la thymine, par un composant artificiel assez proche, le 5-chloro-uracile, et donc de changer la manière dont le vivant code ses gènes. Pour cela, ils ont cultivé une population de E. coli dans un milieu pouvant contenir de la thymine (milieu relaxant) ou du chloro-uracile (milieu stressant). L’alternance entre l’arrivée de ces deux milieux était contrôlée par une mesure dynamique de la turbidité de la population (la turbidité du milieu étant corrélée à la concentration en bactérie) : si la population passait en dessous d’un seuil fixé, on laissait relaxer la population avec de la thymine, au contraire, tant que la population se maintenait au-dessus du seuil, la pression de sélection était maintenue. Une adaptation à la chloro-uracile (normalement toxique) a ainsi été très vite observée (figure I-9) [64], après six mois, la population n’avait plus besoin d’apport en thymine et au contraire était devenue tributaire de la chloro-uracile. Les analyses génétiques ont montré que les bactéries avaient effectivement échangé ces deux bases nucléiques dans la constitution des nucléotides de leur ADN.

Figure I-9 : Evolution de la proportion de milieu stressant injecté dans le chemostat. La quantité de milieu stressant ajouté

est fonction de la réponse de la culture au stress précédent : en cas de diminution de la population, le stress est diminué, si elle est au-dessus d’un certain seuil, le stress est augmenté. Ainsi, la mesure de cette proportion nous informe sur la réponse de la culture au stress. Nous voyons alors que la culture tolère de plus en plus le chloro-uracile et a de moins en moins besoin de thymine. L’évolution de cette culture est donc dirigée vers l’utilisation du chloro-uracile[64].

Si cette expérience d’évolution ouvre des perspectives intéressantes dans le domaine de la xénobiologie, elle n’est néanmoins pas classique dans ses objectifs. Une approche beaucoup plus classique, beaucoup plus documentée et correspondant aux choix effectués dans cette thèse, est l’étude de la résistance des bactéries aux antibiotiques.

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