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L'instauration du dialogue entre les romans de Ducharme et les chansons de Vian nous incite à voir comment ces deux écrivains peuvent se rejoindre du point de vue biographique. Ducharme est né d'un chaueur de taxi et d'une  femme simple et douce1  du nom de Nina Lavallée, qui lui aurait appris,  sans faillir à l'amour ,

comme il l'écrivait lui-même en 1990,

les dures leçons de la liberté, et [lui] appren[ait] encore,

rien qu'en [lui] parlant comme elle parle,

qu'il faut être bien armé de mots pour se défendre, sinon conquérir2.

Le Québécois provient d'un milieu familial modeste, contrairement à Vian qui naît d'un père rentier et d'une mère mélomane, harpiste et pianiste amateur. La famille Vian ne jouira toutefois pas de cette aisance nancière très longtemps, en raison des crises importantes, notamment celles de 1929 et de 1940, qui contraignent Paul Vian à devenir placier en produits pharmaceutiques, puis démarcheur d'une agence immobilière. Il devint, comme l'écrit amicalement Noël Arnaud, un  grand bourgeois ruiné  qui se transforma en  aristocrate n de race contemplant les agitations du monde avec un scepticisme enjoué3 , ce qui t que Boris Vian fut élevé dans un  complet mépris de

la Trinité sociale : Armée, Église, Argent4.

Les repères biographiques chez Ducharme restent plus ous. Son enfance semble caractérisée par la lecture et l'écriture auxquelles il se serait adonné nuit et jour en suivant la devise que lui attribue son ami Serge Boutet en 1959 :  lire pour connaître

1. Michel Saint-Germain,  Réjean Ducharme par sa mère , dans L'actualité, 1er octobre 1994, www.lactualite.com/culture/rejean-ducharme-par-sa-mere, [site consulté le 26 septembre 2011].

2.  L'auteur Réjean Ducharme lauréat du prix Gilles-Corbeil , dans Le nouvelliste, mercredi 28 novembre 1990. Cet article reproduit le  mot de remerciements  écrit par Ducharme et prononcé par Claire Richard lors de la remise du prix Gilles-Corbeil. Ce texte est également reproduit dans Textes en hommage aux lauréats des prix triennaux. Prix Gilles-Corbeil, Prix Serge-Garant, Prix Ozias-Leduc, Montréal, Publication de la fondation Émile-Nelligan, 2005, p. 21-23.

3. Noël Arnaud, Les vies parallèles de Boris Vian, op. cit., p. 15-16. 4. Ibid., p. 16.

et poussé par l'ambition d' exprimer sa pensée en un coup de plume5 , alors que

paradoxalement, Ducharme prétendait, dans une entrevue accordée à Gérald Godin en 1966,  lire un peu  et  n'avoir pas de culture6 . Vian, au contraire, écrit dans

un commentaire à une ÷uvre inachevée qu'il a  tout lu  :  Racine, Corneille, les chnocks, même Molière, ils me barbent. À huit ans j'ai lu tout ça. Maupassant aussi. Je lisais tout. Je regrette pas. Je suis débarrassé7.  Faussement prétentieux, Vian prote

de ce moment de réexion autobiographique pour se moquer des classiques, alors que faussement inculte, Ducharme occulte sa bibliothèque personnelle. Dans les deux cas, ils se moquent d'eux-mêmes, de la littérature, de leur position au sein de celle-ci.

Des textes liminaires éloquents

L'entrée de ces deux écrivains dans le monde littéraire s'accompagne d'un désir de distanciation face au sérieux des conventions littéraires. Par l'auto-dérision et l'au- todénigrement qui caractérisent leur présentation aux éditeurs, ils achent leur refus d'adhérer aux conventions. Bien que leurs procédés soient diérents, nous pouvons ef- fectuer un parallèle entre l'autodénigrement d'apparence naïve de Ducharme et l'auto- dérision joyeuse de Vian et tenter de caractériser la prise de position qu'ils expriment. Nous prendrons pour appui une proposition de Dominique Maingueneau qui arme que l' on ne peut produire des énoncés reconnus comme littéraires sans se poser comme écrivain, sans se dénir par rapport aux représentations et aux comportements asso- ciés à ce statut8.  Ces textes d'autoprésentation étaient destinés à accompagner les

romans qui devaient être publiés chez l'un des éditeurs les plus prestigieux, Gallimard. Nous considérerons donc ces textes comme étant des énoncés littéraires produits par des écrivains qui font leur entrée dans l'institution.

La maison d'édition parisienne a eu droit à des textes singuliers, globalement teintés d'une esthétique fantaisiste chez Vian et d'un ton naïf assumé chez Ducharme. Nous retenons pour analyse les deux textes que Vian glisse dans sa lettre du 20 juin 1946

5.  Réjean Ducharme par lui-même , extrait de l'album de nissant [consulté sur le site de radio-canada à l'occasion du 70e anniversaire de Ducharme, page devenue inaccessible].

6. Gérald Godin,  Gallimard publie un Québécois de 24 ans, inconnu , dans Le Magazine Ma- clean, septembre 1966, p. 57.

7. Noël Arnaud, Les vies parallèles de Boris Vian, op. cit., p. 205.

8. Dominique Maingueneau, Le contexte de l'÷uvre littéraire : énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p 27.

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destinée aux Éditions Gallimard9 et la notice biographique qui accompagne L'avalée

des avalés parue dans la collection blanche de Gallimard en 1966, ainsi que celle qui l'a immédiatement remplacée dans l'édition de poche10.

Vian présente ses  Éléments d'une biographie  et s'explique quant au fait qu'il en ore deux versions :

Je regrette que des scrupules tardifs me contraignent de vous remettre une se- conde biographie (la plus courte) que je désavoue formellement, vu son manque d'originalité (elle ne m'a rien appris que je ne sache déjà)11. 

La seconde notice autobiographique, plus terre à terre que la première, emprunte un ton saccadé, voire télégraphique. La première nous intéressera davantage, car, tout comme celle de Ducharme, elle semble relever de l'autoction, soit d'une  forme de littérature personnelle qui met en évidence la porosité des frontières entre l'imagination et la vie privée12. Y créant eux-mêmes leur propre gure d'auteur, ils semblent utiliser

d'entrée de jeu les masques du bouon pour Vian et du sot pour Ducharme, gures qui permettent, selon Bakhtine, de  participer à la vie sans y prendre part13.

Même si Bakhtine utilise ces images pour dénir des personnages de romans, nous tenterons de les appliquer aux deux auteurs an de voir comment ces images traduisent une revendication de marginalité. Nous verrons, dans la deuxième partie, comment Du- charme et Vian mettent tous deux en scène des personnages de bouon dans leurs romans. Pour l'instant, il convient de souligner que, selon Bakhtine, ces gures in- uencent d'abord  le statut de l'auteur  et dénissent tant sa position  par rapport à la vie qu'il évoque [. . .] que sa position vis-à-vis du public, de la part de qui il se présente pour dénoncer" la vie14. 

9. Boris Vian,  Éléments d'une biographie de Boris Vian (avantageusement connu sous le nom de Bison Ravi, suivi de  Éléments d'une biographie (sans intérêt) , dans ×uvres, Paris, Fayard, t. 14, p. 319-322.

10. Les textes analysés sont reproduits en annexe.

11. Boris Vian,  Éléments d'une biographie de Boris Vian (avantageusement connu sous le nom de Bison Ravi, suivi de  Éléments d'une biographie (sans intérêt) , loc. cit., p. 315.

12. Paul Aron,  Autoction , dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir], Le dic- tionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2010, p. 45.

13. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 307. 14. Ibid., p. 307.

Le sot et le bouon, deux gures qui  ne sont pas de ce monde 

Dans son texte d'autoprésentation, Ducharme arme avoir toujours été le premier à partir de l'école et avoue avoir  souert six mois à la Polytechnique de Montréal . Ainsi, il se présente, comme le souligne Élisabeth Haghebaert, sous le topos du cancre15,

dont la fonction se rapproche de celle du sot. Ce sot fait rire de lui par les gens qui  ne veulent pas le croire , qui ne veulent pas le prendre pour un commis de bureau ni pour un employé de l'Aviation canadienne. Il reste que, comme le prouve l'intertextualité présente dans son ÷uvre, c'est un cancre qui détient une immense culture littéraire et philosophique16. En ce sens, la gure qu'il revendique tend à tromper, car au lieu

d'exhiber un savoir, il semble opter pour un  parti pris aché de pauvreté17 . Il se

présente ainsi comme un exemple parfait de l'écrivain autodidacte tel que le dénit la sociologue Claude F. Poliak, c'est-à-dire un écrivain qui  trouve ses maîtres en dehors du système scolaire18.

Dans son premier texte, Vian aborde également le sujet de l'école. Il dit être sorti de l'École Centrale  complètement aolé par l'hydrodynamisme du cours de Monsieur Bergeron19 . Il raconte aussi les éléments entourant sa naissance, sa formation et sa

vie en général, avec une sorte de bouonnerie, tout en s'adonnant à l'autodérision. Sa naissance rappelle celle de Gargantua20 :

Je suis né par hasard [. . .] Ma mère, enceinte des ÷uvres de Paul Claudel (c'est depuis ce temps-là que je ne peux plus le blairer), en était au treizième mois et ne pouvait attendre le Concordat. Un saint homme de prêtre qui passait par là me ramassa et me reposa : j'étais eectivement très laid [. . .] Je grandis en force et en sagesse, mais je restais toujours aussi laid21.

Si Vian dit être né  par hasard , Ducharme, quant à lui, prétend n'être né  qu'une seule fois  et vouloir mourir d'une manière carnavalesque,  la tête en bas et les pieds

15. Élisabeth Haghebaert, Une marginalité paradoxale, op. cit., p. 38. 16. Ibid., p. 39.

17. Marie-Andrée Beaudet,  Entre mutinerie et désertion. Lecture des épigraphes de L'hiver de force et du Nez qui voque comme prises de position exemplaires de l'écrivain périphérique , dans Voix et images, vol. XXVII, n1 (79), automne 2001, p. 104.

18. Citée dans Michel Biron,  Portrait de l'écrivain québécois en autodidacte , dans La conscience du désert : essai sur la littérature au Québec et ailleurs, Boréal, Montréal, 2010, p. 45.

19. Boris Vian,  Éléments d'une biographie de Boris Vian (avantageusement connu sous le nom de Bison Ravi, suivi de  Éléments d'une biographie (sans intérêt) , loc. cit., p. 319.

20. François Rabelais, Gargantua, Paris, Seuil, 1996, 387 p.

21. Boris Vian,  Éléments d'une biographie de Boris Vian (avantageusement connu sous le nom de Bison Ravi, suivi de  Éléments d'une biographie (sans intérêt) , loc. cit., p. 319.

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en haut , sorte de fantaisie inversant la verticalité chrétienne.

Dans le second texte que Vian prétend désavouer, l'auteur se donne trois étiquettes, ingénieur, musicien et écrivain, alors que Ducharme s'y refuse, préférant relater vague- ment quelques moments-clés de sa jeune existence. Si le Parisien est bel et bien consa- cré dans ses trois premiers rôles, c'est le statut d'écrivain qu'il semble privilégier, car, comme il l'écrit, il n'a  encore rien eu de publié parce que c'est pas pour dire, mais ça va pas vite22. Vian joue la transparence, alors que Ducharme s'auréole d'un mystère.

Toutefois, dans la première notice biographique de Vian, la plus longue, cette trans- parence disparaît au prot d'un univers fantaisiste où ction et réalité se confondent. Vian en prote pour évoquer le fait qu'il  cherche un appartement de cinq pièces, tout confort23. Quant à Ducharme, dans la notice de l'édition de poche de L'avalée des

avalés qui a suivi celle de la collection blanche, il écrit qu'  il a fait du stop, du taxi, de la marche, du surplace [et qu'] il cherche du travail.  (AA, 8) Énonçant une sorte de quête du quotidien, ces propos terre-à-terre évoquent des recherches hors du champ littéraire et qui sont propres à l'homme ordinaire auquel ils font appel.

Claude Roy, un des premiers lecteurs de Ducharme, et qui aura d'ailleurs le rare privilège de le rencontrer, arme que l'auteur se réclame d'un seul métier, celui de livreur :

La seule  profession  que Réjean Ducharme envisage de pouvoir accepter, et qu'il a déjà exercée, c'est  me conait-il  celle de livreur.  Au moins on se promène , dit-il doucement. Il peut à la rigueur livrer pour gagner sa vie. Il se délivre dans l'écriture pour ne pas la perdre24.

S'il livre des réexions sur la littérature par l'entremise de son ÷uvre, il reste que cette armation de ne vouloir être reconnu professionnellement que comme livreur le rattache au domaine du quotidien où l'on se promène, où l'on ne gagne rien en prestige ni en fortune, où l'on est comme tout le monde. D'autre part, les professions que Vian nira par adopter pour gagner sa vie, après avoir été ingénieur, sont celles de traducteur, qui fait connaître les romans américains en France, et de directeur artistique, qui lance des chanteurs sur la scène parisienne. Ils restent, dans les deux cas, toujours dans l'ombre et au service d'autrui.

Comme le souligne Dominique Maingueneau,  à travers la manière dont les écri-

22. Ibid., p. 322. 23. Ibid., p. 321.

vains gèrent leur insertion dans le champ, ils indiquent la position qu'ils y occupent25. 

En s'attaquant à l'esprit de sérieux de la biographie d'écrivain, Vian vise  l'extrême anité qui a pu exister en France entre le parasitisme de la mondanité et celui de la littérature26. Cette attaque prend pour arme un trop-plein d'éléments personnels et

grossiers :

J'ai un mètre quatre-vingt-six pieds nus, je pèse assez lourd, et je place avant tout, les ÷uvres d'Alfred Jarry, la fornication, et mon épouse bien-aimée. [. . .] J'aime pas non plus les poitrines plates (pour les femmes), les endives, la merde, sauf quand elles sont bien accommodées27. 

En prenant de telles libertés dès leur entrée dans le monde littéraire, celle de trop en dire chez Vian et celle de tout dissimuler chez Ducharme, ils traversent les frontières du convenu. Ainsi, ils risquent de tromper le lecteur distrait ou de fâcher le bien-pensant, mais surtout, ils inscrivent leur ÷uvre dans le champ littéraire en se donnant, dès le début,

le droit de ne pas comprendre, d'embrouiller, de dénigrer, d'hypertrophier ; le droit de parodier la vie en paroles, de donner dans l'à-peu-près, de n'être pas soi-même [. . .] le droit d'arracher le masque d'autrui, de proférer de gros jurons28,

ce à quoi ils s'adonneront avec plaisir et qui façonnera leur gure d'auteur.

Si ces textes d'autoprésentation semblent originaux, ceux qui ont pu permettre aux auteurs de maintenir une relation avec leur éditeur sont tout aussi étonnants. En eet, Ducharme a notamment envoyé une lettre en vers à Odette Laigle, la secrétaire de Gaston Gallimard29. Vian, quant à lui, a écrit une lettre sous forme de partition

musicale à Raymond Queneau30, alors qu'il lui envoyait Vercoquin et le plancton31

accompagné des Cent sonnets. Empreintes de créativité, ces audaces témoignent de l'inscription de l'artiste jusque dans les éléments du quotidien que sont les lettres et démontrent que la vie ne se sépare plus de l'÷uvre ou l'÷uvre de la vie.

25. Dominique Maingueneau, Le contexte de l'÷uvre littéraire : énonciation, écrivain, société, op. cit., p. 31.

26. Ibid., p. 33.

27. Boris Vian,  Éléments d'une biographie de Boris Vian (avantageusement connu sous le nom de Bison Ravi, suivi de  Éléments d'une biographie (sans intérêt) , loc. cit., p.320-321.

28. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 308-309. 29. Roger Grenier,  Éditer Ducharme , loc. cit., p. 15.

30. Reproduite dans Noël Arnaud [dir], Boris Vian de A à Z. Obliques, n 8-9, Numéro spécial (juin 1976), p. 160-161.

31. Boris Vian, Vercoquin et le plancton, dans ×uvres romanesques complètes, op. cit., t. 1, p. 105-238.

4. La vision de l'homme de lettres : esthétique de la désertion