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Comme nous l’avons vu, les premiers contacts avec nos participants ont été établis par les

questionnaires. Ils nous ont servi à construire leur biographie linguistique, avant de faire plus

ample connaissance avec eux et afin d’avoir une première représentation de leurs répertoires

multilingues.

Dans une thèse sur les contacts de langues en Suède, Boyd (1985) privilégie aussi la méthode

par questionnaires s’appuyant sur l’autoévaluation. Doutant de l’existence de moyens plus

fiables pour évaluer les compétences, elle a recours à cette méthode et juge que les réponses

ainsi obtenues permettent d’effectuer une première esquisse des profils, tout en mettant

d’emblée au centre de la problématique le plurilinguisme, vu comme une compétence et non

comme un problème ; ce qui entraine la confiance des participants au sujet de leur

compétence dans les deux langues (la langue suédoise et la langue minoritaire ; Boyd, ibid :

141). Nous estimons qu’une telle approche est primordiale dans les premiers pas d’une

recherche sur les pratiques langagières dans un milieu plurilingue. Les participants sont

finalement les mieux placés pour évaluer leur usage des langues, confrontés qu’ils sont à

l’appropriation de nouveaux idiomes leur permettant d’agir et de se repérer dans leur vie

quotidienne. Edwards (2005 : 37-38) avalise également l’usage de l’autoévaluation, mais avec

certaines réserves. D’après lui, « relying upon self-rating has a lot to recommend it, but the

strengths here rest upon the capacity of an individual to be able to self-report accurately, a

roughly equivalent sense across individuals of what competence means, and a disinterested

and unbiased willingness to communicate proficiency levels ». Toujours selon lui, d’autres

facteurs tels que « attitude, age, sex, intelligence, memory, linguistic distance between the two

languages, and context of testing are all potentially confounding ». Nous sommes conscient

de ces facteurs et nous reconnaissons qu’ils peuvent entrainer des évaluations qui ne

correspondraient peut-être pas à celles que feraient des observateurs, et encore moins à celles

des correcteurs d’un test standardisé.

Le père de la

FAM C

est un bon exemple de « fairplay » en matière d’autoévaluation. Dans le

questionnaire, il ne mentionne pas la langue finnoise, ce qui nous surprend un peu, car il vit

en Finlande depuis à peu près six ans (en 2007). En effet, les langues qu’il a mentionnées et

autoévaluées sont l’hindi, l’ourdou, l’anglais et le malais. Nous lui avons alors envoyé un

courriel pour en savoir plus au sujet de sa compétence dans la langue finnoise et il répond

80

:

(16) You know it very well that I have no competency in Finnish language. You can put zero everywhere.

Notre échange de courriels nous révèle alors sa sincérité à l’égard de sa compétence

linguistique en finnois. En revanche, il a mis en avant sa compétence en malais, une langue

avec laquelle il n’est plus en contact depuis de nombreuses années. Voici son autoévaluation

dans la langue malaise :

Figure 17 : Autoévaluation du Bahasa Malaysia par

YAS

Je la comprends 4 Je la parle 3 Je la lis 4 Je l’écris 3

1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5

Son autoévaluation très positive (4,3,4,3) est peut-être excessive puisqu’il n’est plus en

contact avec cette langue depuis plus de huit ans au moment de l’entretien ; elle pourrait être

davantage le reflet des notes obtenues à l’école que celui de sa compétence à agir en malais au

quotidien. En plus de ses cours, ce séjour en Malaisie l’a peut-être confronté à une situation

d’apprentissage informel intensif, dans un milieu linguistique plutôt homogène, mais il est

probable aussi, comme le note Boyd (1985 : 141) que « the respondent is influenced in her/his

[self]rating by her/his grades in school subjects . . . ». On peut inférer que l’apprentissage

formel d’une langue est pris en considération par

YAS

pour se donner une notation élevée.

Dans le cas de la langue finnoise, à l’inverse, il refuse de l’évaluer faute d’un apprentissage

formel. C’est peut-être l’importance de l’institution scolaire et son rôle dans les

représentations, via ses évaluations notées des compétences linguistiques, qui se manifeste

avant tout dans les réponses de nos participants. L’évaluation de la compétence linguistique

est bien illustrée dans cet échange avec

KUL

, la mère de la

FAM D

, qui contextualise par un

récit son parcours scolaire en langue hindie à l’école, pendant son enfance à New Delhi :

ENQ : Je vous mets combien en hindi ?

(17) KUL : Tu me mets cinq sur cinq partout. Mon père et ma mère me disaient qu’il faut avoir une très belle écriture et donc j’ai toujours eu de très bonnes notes si l’on compare avec mon frère cadet, et mes parents me donnaient cinq roupies81 comme prix.

80

Communication personnelle par courriel, du 16 mai 2007. Sujet : competency in Finnish language.

81

L’hindi étant sa deuxième langue, celle-ci n’est plus guère utilisée dans sa vie quotidienne

depuis 1986, soit depuis plus de 24 ans que

KUL

est installée en Suède. Comme nous l’avons

noté dans le chapitre précédent, elle parle uniquement en pendjabi avec son mari, alors que le

suédois fait son apparition dans les contacts quotidiens avec ses enfants et les habitants de sa

ville. De fait, la mère connaissant notre origine en Inde (Bihar), où l’hindi est dominant, elle a

essayé de nous parler en hindi standard tout au long de nos rencontres pendant notre enquête

de terrain. Nous ne doutons pas de sa compétence linguistique en hindi

82

du fait qu’elle a vécu

à New Delhi où l’hindi est plus présent que le pendjabi dans la plupart des domaines,

notamment dans les interactions quotidiennes. Or, nous sommes surpris de voir qu’elle

s’accorde la même compétence linguistique en langue suédoise qu’en langue hindie,

c’est-à-dire la note 5 dans les quatre compétences évaluées. Rappelons que son apprentissage du

suédois dans un cadre institutionnel a uniquement consisté en trois mois de cours. Ensuite,

elle continue de développer ses connaissances linguistiques en suédois par ses contacts avec

des habitants, en regardant des émissions à la télévision, en parlant avec ses enfants et ainsi de

suite. Une compétence élevée dans la langue suédoise, en particulier à l’écrit, ne cadre guère

avec la pratique habituelle de sa profession, où l’on observe peu ou pas de recours à l’écrit.

En plus, la lecture en suédois est limitée aux journaux et à quelques magazines, et elle ne lit

pas de romans, comme on l’a vu dans le cas des mères des

FAM B

et

C

. Néanmoins,

KUL

estime qu’elle possède une bonne compétence en suédois en dépit de l’absence d’un

apprentissage formel et assidu. Elle pense en revanche que sa compétence en anglais a baissé

depuis son séjour en Suède et se donne une note de 2 pour la production orale, alors que dans

les trois autres compétences, les notations sont 4,5,5. Nous sommes tentés de penser, au vu

des informations sur son parcours en Inde, que

KUL

n’utilisait pas plus l’anglais en Inde qu’en

Suède aujourd’hui. En Suède, elle n’a pas besoin de communiquer en anglais étant donné que

la langue suédoise domine dans tous les domaines principaux.

Il en va de même pour le père de cette même famille qui déclare une compétence élevée dans

la langue du pays d’accueil. Nous n’avons pas d’informations précises sur son apprentissage

de la langue suédoise qu’il a dû apprendre pendant quelques mois, comme sa femme, avant de

suivre une formation intensive en soins infirmiers. La première chose à souligner pour ce

couple est qu’ils considèrent avoir de meilleures compétences en suédois que dans leur langue

première. Mais, en contexte migratoire, il est fréquent que les migrants aient tendance à

surévaluer leur compétence linguistique dans les langues du pays d’accueil. Espenshade et Fu

82

KUL pense faire des erreurs syntaxiques et précise qu’il lui manque des mots en hindi pour mieux s’exprimer. Mais, nous avons remarqué que KUL emploie l’hindi de manière aussi fluide que la nôtre, ce qui nous permet de porter un jugement sur sa compétence en cette langue.

(1997 : 298) soulignent que les immigrants arabophones aux États-Unis déclarent une

compétence élevée en anglais, plus élevée que les immigrants originaires de pays où l’anglais

est une langue dominante. D’après ces auteurs, ce résultat étonnant s’explique par le fait que

les enquêtés surévaluent leur compétence, qui serait moins élevée avec des tests de langue. A

propos de la communauté hispanique aux État-Unis, Delgado et al. (1999) notent qu’elle a

tendance à surestimer ses compétences en anglais dans le but de mieux montrer son

intégration. Cette tendance observée dans la famille

D

ne se retrouve pas dans les autres

familles de notre étude.

KAM

, le père de la

FAM A

à Grenoble, qui a appris le français “sur le

tas”, se donne une note de 2 à l’écrit et de 3 pour la production orale.

ERA

, la mère de la

FAM C

, s’autoévalue à 1,1,3,3 (compréhension et production orales ; compréhension et production

écrites) après avoir suivi un an de cours de finnois et vivant depuis plus de six ans en

Finlande. Nous remarquons donc une certaine disparité dans la manière qu’ont nos

participants d’évaluer leurs compétences dans la langue du pays d’accueil.

Quant à la deuxième génération, l’autoévaluation parait plus réaliste et convergente en

comparaison avec celle de la première génération. Notons que les enfants sont scolarisés, et

que les évaluations scolaires leur donnent des points de repère. Nous ne prendrons pas en

compte les réponses des enfants de moins de 9 ans, celles-ci ayant été fournies par leurs

parents (

ZAR

et

ZAN

de la

FAM B

, et

ASH

de la

FAM C

). Pour les autres, à l’exception d’

ARI

en

Finlande, tous les enfants déclarent de bonnes compétences dans les langues du pays

d’accueil, langues dominantes dans lesquelles ils sont scolarisés. Les enfants de la

FAM A

et

de la

FAM B

déclarent leur aisance à communiquer dans les langues premières des parents

(entre 4 et 3 pour la compréhension et production orale). Nous trouvons intéressante la fiche

de

RAF

, premier enfant de la

FAM B

, qui essaie d’écrire en hindi dans le questionnaire. En

voici un extrait reproduit :

Figure 18 : Autoévaluation de la langue hindie par RAF

Remarquons en premier lieu que

RAF

indique la langue française comme 4

e

langue, puis qu’il

l’efface et la remplace par la langue hindie. Nous ne comprenons pas la raison pour laquelle le

français a été barré, ni pourquoi il ne l’a pas déclaré comme cinquième langue, à la suite de

l’ourdou, du norvégien et de l’anglais déclarés respectivement comme première, deuxième et

troisième langue.

En second lieu, nous voyons dans cet extrait quelques graphèmes dévanagari de la langue

hindie. Le premier signifie ba et le deuxième ra. La troisième lettre n’est pas claire. Il est fort

probable que

RAF

essaie d’écrire quelques lettres en hindi pour tester sa compétence

linguistique, notamment à l’écrit. Il est aussi probable qu’il n’a pas réussi à écrire un mot en

hindi, et c’est la raison pour laquelle il met les notes de 0 et 0 pour la compétence en

production et compréhension écrite. Signalons encore une fois que

RAF

a suivi deux ans de

scolarisation en Inde avant de rejoindre son père en Norvège. Durant son programme scolaire,

il y apprend l’hindi et l’anglais. À la suite de son arrivée en Norvège, il n’apprendra plus

l’hindi, mais il continue à apprendre l’ourdou, l’anglais et le norvégien. En revanche, son

frère

MUS

, qui avait un an et demi lors de son arrivée à Trondheim, s’attribue une notation de

1 et 1 pour les mêmes compétences dans lesquelles

RAF

a mis 0 et 0. Comme nous le verrons

1. ba

2. ra

plus loin dans le chapitre traitant de la transmission langagière à l’intérieur de la maison, la

mère de la

FAM B

prétend avoir donné des cours de langue hindie et ourdoue à ses enfants. La

divergence dans les notations des deux frères signale en tout cas que

RAF

n’a pas reçu

d’enseignement dans la langue hindie alors que

MUS

en a eu un peu.

Nous avons observé à peu près la même tendance chez d’autres enfants qui ne déclarent pas la

langue étrangère apprise à l’école. C’est le cas pour

ARI

qui apprend le français et

JES

l’espagnol. Rappelons également que la langue religieuse, l’arabe coranique, n’a pas été non

plus déclarée dans le cas de

RAF

,

MUS

et

ARI

qui auraient pu signaler cette compétence

linguistique. Peut-être que ces langues auraient été mentionnées si nous avions prévu des

tableaux identiques pour les cinquième et sixième langues. Il est probable que les enfants ont

interprété la consigne comme leurs parents, à savoir qu’il fallait déclarer les quatre langues les

mieux connues.

ARI

, dont la formation en hindi et en ourdou se fait à la maison, se donne une note de 2 pour

toutes les compétences interrogées. On est un peu surpris par les notations de

JES

de la

FAM D

,

qui déclare une très bonne compréhension orale en pendjabi et en hindi alors qu’elle ne les

parle pas du tout. Toutefois, ces notations peuvent être conformes à la réalité, du fait qu’elle

est l’ainée et qu’elle a eu des cours de pendjabi pendant quelques temps à l’école et que, de

plus, qu’elle s’en est servi lors de ses contacts avec sa grand-mère.

L’autoévaluation des participants quant à leurs compétences langagières dans les langues de

leurs répertoires verbaux ont permis de mettre en évidence un aperçu de leur connaissance

dans chacune des langues, et de témoigner de leurs attitudes vis-à-vis d’elles.

3.2 Répertoires multilingues segmentés - (Truncated multilingual