• Aucun résultat trouvé

Aspects théoriques des mécanismes spéculatifs.

Dans le document La bulle foncière au Japon (Page 122-124)

Chapitre VIII. Les recherches sur la spéculation.

VIII.2. Aspects théoriques des mécanismes spéculatifs.

Qu'est-ce donc au juste qu'une "bulle" pour les théoriciens de l'économie ? Nous nous proposons donc ici de présenter les travaux théoriques et empiriques sur les mécanismes spéculatifs et les dynamiques de bulles.

VIII.2.1. La définition keynésienne de la spéculation

On trouve déjà posés les principes des comportements spéculatifs dans la "Théorie Générale" de John Maynard Keynes207. Au chapitre 12, la spéculation est définie comme "l'activité qui consiste à prévoir la psychologie du marché", par opposition à “l'entreprise", "(activité) qui consiste à prévoir le rendement escompté des actifs pendant leur vie entière". C'est l'existence, parmi les investisseurs, d'opérateurs mal informés sur la valeur fondamentale d'un actif qui est responsable de la divergence du cours de celui-ci.

Ces opérateurs "ignorants" modifient, selon Keynes, le comportement et les décisions des investisseurs rationnels et les conduit à se préoccuper, "non de la valeur véritable d'un investissement pour un homme qui l'acquiert afin de le mettre en portefeuille, mais de la valeur que le marché, sous l'influence de la psychologie de masse, lui attribuera trois mois ou un an plus tard". Keynes note en outre que les fluctuations au jour le jour de certaines données, bien qu'éphémères ou dépourvues de signification, "tendent à exercer sur le marché une influence tout à fait exagérée et même absurde". Il souligne également que l'opinion collective, de par sa nature même, est "exposée à subir des variations violentes (de telle sorte que) le marché se trouve exposé à des vagues d'optimisme et de pessimisme irraisonnées". Il s'ensuit que les cours, sous l'effet de ces logiques d'opinion, peuvent s'écarter durablement des valeurs fondamentales.

Au début des années quatre-vingts s'est manifesté un regain d'intérêt pour l'analyse des mécanismes spéculatifs selon les idées keynésiennes, qui a donné naissance à de nouvelles théories. Parmi ces travaux, la théorie des "bulles rationnelles" (rational growing bubbles) occupe une place centrale. Elle établit qu'on peut concevoir, sous certaines conditions, des dynamiques de bulles compatibles avec la rationalité des acteurs. En d'autres termes, si tous les acteurs partagent le sentiment que le cours d'un titre va s'accroître bien que les données fondamentales ne le justifient pas, il peut arriver que cette croyance fasse effectivement monter le cours du titre, validant à posteriori les anticipations.

VIII.2.2. Théorie des bulles rationnelles

Pour comprendre la logique qui sous-tend cette théorie, revenons aux deux types d'agents distingués par l'analyse keynésienne : les investisseurs rationnels et les investisseurs ignorants (noise traders). Ces derniers peuvent-ils peser sur les prix jusqu'à rendre le marché inefficient ? La théorie financière dominante des années soixante et soixante-dix (l'hypothèse d'efficience des marchés de Milton Friedman) n'admet pas une telle

207John Maynard KEYNES, 1936, The General Theory of Employment, Interest and Money, Londres :

éventualité: les investisseurs rationnels, informés sur la valeur fondamentale des titres, sont supposés arbitrer les marchés contre les anticipations erronées des investisseurs ignorants, c'est-à-dire vendre les titres quand ils sont sous-évalués, les acheter dans le cas contraire, de telle sorte que l'influence des noise traders ne puisse être durable.

Or André Orléan, dans un panorama des travaux théoriques sur la spéculation, insiste sur "les contraintes limitant les interventions des investisseurs rationnels, à savoir leur aversion pour le risque et leur horizon de décision très court. En conséquence, leur volonté de prendre des positions contre les investisseurs ignorants serait limitée"208.

Les investisseurs rationnels font face à deux types de risque. Le premier est un risque fondamental, exogène au marché, engendré par la volatilité des dividendes. Les investisseurs bien informés ont intérêt dans ce cas à peser par leurs arbitrages en faveur du retour à la valeur fondamentale. Le deuxième type de risque, qui porte sur le prix futur des titres, est moins aisé à appréhender car il tient à l'existence d'opérateurs ignorants dont les croyances fluctuantes sont difficilement prédictibles209.

Ainsi, par exemple, si des opérateurs ignorants se mettent à peser à la baisse sur le cours d'un titre par un pessimisme non justifié, les investisseurs rationnels resteront prudents dans ces achats de titres sous-évalués même s'ils sont parfaitement informés sur l'état réel des fondamentaux ; il se pourrait bien en effet que les opérateurs ignorants deviennent encore plus pessimistes par la suite et provoquent une nouvelle baisse injustifiée des cours.

A l'inverse, la volatilité des prix engendrée par les fluctuations des opinions des investisseurs ignorants crée un risque spécifique qui, à l'équilibre, est rémunéré par un rendement positif qu'Orléan appelle l'effet "boot-strap" : "c'est l'achat par les investisseurs ignorants qui produit le risque de prix, conduisant à un rendement positif qui valide à posteriori leurs décisions d'achat". De cette façon, les investisseurs ignorants peuvent obtenir des

rendements supérieurs à ceux des investisseurs rationnels. Ces derniers ont alors pour stratégie, non pas de s'opposer aux mouvements du marché, mais de les accompagner jusqu'à un certain point. Dans ce cas, la spéculation rationnelle n'est plus stabilisante : les investisseurs informés participent au mouvements d'enthousiasme irraisonnés, puis se retirent du marché quand la vague est à son point culminant pour ne pas être les “last fools”.

VIII.2.3. Les recherches empiriques sur la spéculation

208

La majeure partie des explications de ce chapitre sont empruntées à l'article d'André ORLEAN, novembre 1991, "Irrationalités, dynamique collective et fonctionnement des marchés financiers",

Rapports et documents de CREA, Centre de Recherches en Epistémologie Appliquée de l'Ecole

Polytechnique, 17 p. Pour une classification des bulles, voir également Colin CAMERER, 1989, "Bubbles and Fads in Asset Prices", Journal of Economic Surveys, vol 3, n°1, pp.2-41.

209Andrei SHLEIFER et Lawrence H. SUMMERS, printemps 1990, "The Noise Trader Approach to

L'importance de ces risques endogènes au marché oblige les investisseurs rationnels à s'intéresser prioritairement aux actions des autres. D'où le développement, en complément des travaux théoriques, des recherches empiriques sur le rôle des croyances populaires dans la formation des cours. Les plus couramment citées sont celles de Robert Schiller, qui mettent l'accent sur l'importance des relations interpersonnelles dans les choix stratégiques individuels.

Schiller a eu l'idée d'interroger des opérateurs boursiers américains et japonais sur leurs interprétations du krach d'octobre 1987 à Wall Street210. Il leur a proposé une liste d'explications sur les origines de la débâcle et demandé de choisir celle qui leur paraissait le plus vraisemblable. Dans cette liste étaient mélangées des explications d'ordre psychologique (liées à des comportements d'imitation) et d'autres en relation avec les fondamentaux. Le quart des investisseurs individuels et près de la moitié des investisseurs institutionnels ont reconnu avoir été contaminés par la peur des autres intervenants.

Une expérience du même ordre, tentée en 1988 sur le marché immobilier par Schiller et Case, a mis en évidence le rôle puissant des mythes dans les comportements d'achat des ménages. Ces auteurs ont choisi cinq villes dans trois régions au marché contrasté : la Californie en plein boom immobilier (Anaheim et San Fransisco), le Massachusetts (Boston) en proie à une sévère retombée de flambée foncière, et le Wisconsin (Milwaukee), où le marché était resté stable au cours des cinq années précédentes. Ils ont questionné des ménages propriétaires sur les raisons des récents changements du marché immobilier dans leurs villes respectives. Comme pour les cours boursiers, les réponses ont fait peu de cas des fondamentaux (équilibre offre-demande...). L'assertion suivante : "les prix immobiliers flambent ; si je n'achète pas maintenant je ne pourrai plus le faire plus tard" a recueilli 75% des suffrages dans les deux villes californiennes, et seulement 28% à Milwaukee. C'est donc sur les marchés "en surchauffe" qu'apparaissent les mythes : illusion de pénurie de logements, certitude que les valeurs immobilières ne peuvent qu'augmenter. Ces mythes s'auto-alimentent, puisqu'ils contribuent à leur tour à la hausse des prix.

Dans le document La bulle foncière au Japon (Page 122-124)