1.4. Vers le concept du Trouble du deuil persistant (TDP)
2.1.1. Les approches théoriques du deuil
Elles sont nombreuses. Parfois, elles s’opposent, parfois elles se complètent. Notre
démarche est de donner à chacune d’elles sa place car il nous semble fondamental de toutes
les décrire, chacune apportant des éléments précieux de compréhension.
2.1.1.1. Approche psychiatrique
La psychiatrie descriptive s’attache essentiellement aux symptômes et aux
syndromes induits par le deuil. Elle utilise diverses classifications telles que le DSM
(Diagnostic and statistical Manual of Mental Disorders) et la CIM (Classification
Internationale des Troubles Mentaux) et leurs critères diagnostiques opérationnalisés, ainsi
que des échelles d’évaluation propres à la psychopathologie quantitative. Dans la CIM‐10, le
deuil est répertorié dans les « troubles de l’adaptation » (cf. F43.2, p133‐135), et, dans le
DSM‐IV, noté en « comportement antisocial de l’adulte » (cf. Z63.4 [V62.82], p799‐800). Le
« normalité » psychologique. La psychiatrie clinique s’appuie en grande partie, en ce qui
concerne le deuil, sur divers modèles psychopathologiques tels que l’épisode dépressif
majeur, le trouble de l’anxiété, le syndrome de stress post‐traumatique et le deuil
psychiatrique. Cependant, elle se heurte à la difficulté de dégager la symptomatologie
propre du deuil. Devons‐nous forcément parler de symptômes pour le deuil, alors réaction
« normale » consécutive à la perte d’un être cher ?
2.1.1.2. Approche psychodynamique et clinique
L’essentiel du « travail de deuil » réside en une souffrance liée au détachement des
liens entretenus avec le défunt. Dans Deuil et mélancolie (1917), Freud introduit l’expression
« travail de deuil » renvoyant à l’acceptation de la réalité de l’objet perdu par un
détachement progressif et douloureux des liens d’avec le défunt. Ce travail permet de
désinvestir l’objet perdu. Il n’est pas simple à accomplir car, comme le souligne Hagman
(1995), le deuil suscite un accablement douloureux, une perte d’intérêt pour le monde, une
perte de la capacité à aimer et une inhibition de toute activité. Pour Lacan, rapprochant
deuil et « douleur d’exister », le manque est l'auteur du désir. La perte ébranle le désir et
réinstaure l’objet perdu, essentiel pour combler le manque. Dans sa conception, le deuil fait
appel à la notion de perte d’objet consécutive au développement de l’être humain.
Widlöcher (1994) fait le rapprochement entre « travail de deuil » et « travail
d’interprétation », réévaluant ainsi le modèle psychanalytique freudien.
Beaucoup d’auteurs mettent en avant qu’une absence de tout signe de chagrin lors
du deuil est un indicatif psychopathologique (Bowlby, 1984 ; Jacobs, 1993 ; Osterweis,
Solomon & Green, 1984 ; Worden, 1991). Certains chercheurs appuient même le fait que
cette absence de chagrin s’exprimerait dans des formes particulières de personnalités
pathologiques (Osterweis et al., 1984). Cependant, dépression mélancolique, auto‐
accusation, effondrement de l’estime de soi, ambivalence vis à vis de l’objet perdu et
identification à cet objet, permettant un éventuel abandon, ne sont que des formes
possibles du deuil. Ce dernier revêt en réalité plus de variétés — il est multiforme —. De
plus, il n’y aurait ni universalité de l’effondrement dépressive ni indispensabilité. La
personne en deuil serait alors encore capable d’amour et d’investir de nouveaux objets.
Bonanno (2004) avance l’idée selon laquelle l’absence de douleur, de peine lors du deuil
particulière de l’individu et un déploiement, de ce dernier, de stratégies de coping d’une
singulière efficience.
2.1.1.3. Approche théorique de l’attachement
Nous devons ce modèle essentiellement à Bowlby (1978, 1984). Selon lui,
l’attachement est un instinct humain fondamental, une pulsion autonome permettant
d’instaurer des liens forts et durables. Les premiers liens avec la mère et leurs qualités sont
essentiels dans le développement du « petit d’homme ». Cette qualité de la relation
d’attachement prend racine dans la qualité de la figure d’attachement (qui peut être la
mère, le père ou un pair) que se sera constitué l’enfant comme une source de
sécurité/d’insécurité. Toujours selon Bowlby (1978), la qualité du processus de deuil à l’âge
adulte résulte directement du comportement d’attachement et des circonstances de
séparation d’avec la mère dans la petite enfance. L’intensité du deuil serait fonction de
l’intensité de l’attachement éprouvé vis à vis de la personne défunte.
A la frontière entre la théorie de l’attachement et celle cognitiviste du deuil,
Bartholomew (1990) ainsi que Griffin et Bartholomew (1994) soutiennent l’idée de
« prototypes » théoriques à deux dimensions concernant l’attachement : l’anxiété relative à
l’attachement et l’évitement relatif à l’attachement. Fraley et Shaver (2000) mettent en
avant que le système de vigilance impliqué dans le processus d’attachement (système sous
influence de la dimension d’anxiété) peut provoquer, chez l’individu, des réponses
inadaptées au deuil. Théoriquement, les personnes, présentant un haut degré d’anxiété,
sont plus vigilantes et ont développé un style d’attachement de type insécure à l’égard le
leur disponibilité et de leur accessibilité psychologique pour les personnes aimées. A
contrario, les individus « évitants » présentent des difficultés d’ajustement à la perte qui
transparaissent à travers un haut degré d’anxiété (Fraley et al., 1998). Ce modèle implique
que les effets de l’anxiété relative à l’attachement sont prédictifs de certains modèles de
deuil et non les effets de l’évitement relatif à l’attachement. Fraley et Bonanno (2004)
concluent, dans une de leur recherche, par le postulat qu’une personne dont le style
d’attachement est hautement sécure peut puiser largement dans ses ressources
psychologiques pour minimiser, à la fois, la détresse de séparation induite par la perte et
pour réguler l’anxiété générée par cette expérience.
2.1.1.4. Approche cognitive
Les évènements de vie stressants tels que le deuil et la façon d’y faire face relèvent
de réactions d’ajustement relatives aux processus d’évaluations subjectives et objectives de
l’individu. Lazarus et Folkman (1984) se sont penchés sur les mécanismes cognitifs à l’œuvre
lorsqu’un individu est confronté à un stress induit par son environnement. Les ressources
mobilisées par l’individu pour s’adapter à ces situations sont les fruits de divers facteurs
psychologiques. Lors de réactions au deuil, toute l’importance réside dans le système de
croyances des sujets, dans leur vision du monde et dans le schéma qu’ils ont de soi (Parkes,
1997). Les notions de vulnérabilité et d’insécurité prennent alors tout leurs sens lorsque
l’individu est ébranlé dans ses croyances durant un événement de vie traumatique (Janoff‐
Bulman, 1992). Nous comprenons mieux pourquoi certains endeuillés adoptent une vision
du monde comme étant injuste, incontrôlable et perdant toute sa signification. Pour Stroebe
et ses collaborateurs (2005), les individus, engagés dans un travail de deuil, amorcent une
« recherche de signification » (« search for meaning »). La fonction de ce travail de deuil est
d’apporter l’aide nécessaire au travail de sens relatif à leur perte. De plus, le fait de
percevoir des bénéfices peut aider à réduire les dissonances cognitives qu’un évènement
traumatique crée dans les visions qu’a l’individu d’un monde prédicable, contrôlable et
bienveillant ; ce qui n’implique pas que ces bénéfices sont nécessairement illusoires.
Les individus possèdent des représentations internes du monde, utilisées pour
appréhender la réalité et projeter leurs comportements. Dans cette acceptation, la perte se
définit comme étant ce qui manque dans l’univers du sujet. Le deuil n’est alors pas considéré
comme un phénomène unitaire, car l’expérience (interne et externe) de la perte, son
intensité et ses conséquences ont leur singularité dans chaque individu. Les mondes, interne
et externe, se trouvent modifiés par la disparition d’un être « signifiant ». De nouvelles
représentations stables du monde et une adaptation à un nouveau monde interne sont
nécessaires pour servir une meilleure réorganisation du modèle intrapsychique. Cependant,
il y a souvent des résistances aux changements. Le sujet connaît à ce moment‐là une période
de transition où il a besoin de support émotionnel, de protection pendant la phase de
vulnérabilité et d’une assistance pour expérimenter de nouveaux modèles mentaux.
2.1.1.5. Autres approches théoriques
Ces dernières décennies, des recherches en psychologie sociale ont mis en lumière le
concept de Soi (Self Concept). Ce dernier serait une instance psychique ni stable ni unitaire
mais plutôt une instance multifaciale, qui posséderait une collection flexible d’expériences,
étant anticipatrice et possédant les souvenirs d’autres manifestations du Soi. Dans cette
acceptation, le Soi serait pluriel (Singer & Salovey, 1993). Les Soi définissent notre identité
en tant qu’elle est l’ensemble des informations que nous disposons de nous‐mêmes. Chaque
individu serait pourvu de différents Soi possibles et multiples. Selon Linville (1985), l’estime
de soi est une composante affective et évaluative du concept que l’on a de soi‐même. Cette
complexité du Soi revêt un caractère dynamique permettant à l’individu de mieux faire face
aux contingences de la vie. Dans nos relations d’attachement intime, nous expérimentons
nos Soi (selves) au cours de diverses situations, et, dans de nombreux rôles différents. Notre
Soi, dans divers contextes (pensées privées, ressentis, mémoires, rôles de carrière et de
relation, d’appartenance à un groupe social), varierait considérablement d’heure en heure,
de jour en jour, de situation en situation. Le Soi tend à fluctuer lors de relations entre ses
aspects concrets et actuels, et, des traits plus idéalisés, redoutés ou désirés ; entre un Soi
personnel et un Soi social (Reid & Deauz, 1996) ; entre une accentuation de ses attributs et
de ses qualités, et, les aspects les plus dynamiques de ses rôles et de ses activités (Zirkel &
Cantor, 1990). Ce concept de Soi est de nature donc multidimensionnelle. Dans le contexte
spécifique de la perte, cette considération impliquerait que plus la structure du Soi serait
développée et élaborée, et, plus le Soi résisterait à l’impact émotionnel de la mort d’un être
cher. Les conceptions narratives du Soi vont également dans ce sens : lors de la mise en mots
de situations, le Soi montre une identité changeante, lieu de révisions et de reconfigurations
des réponses dans un contexte situationnel (Bauer & Bonanno, 2001a ; Neimeyer & Lévitt,
2001). Le construit fluide du Soi suggère une implication importante lorsque nous
considérons la capacité de résilience que possède l’homme face au deuil. Il y aurait ainsi
continuité de l’identité sans qu’elle soit affectée par des processus d’effort et de peine. Lors
du deuil, cette continuité se maintient et se restaure à travers la vision que nous avons du
monde, la valorisation du Soi, ses aspects concrets et une régulation émotionnelle (Bonanno,
Dans le document
Le Trouble du Deuil Persistant chez la Personne Âgée : évaluation et Étude des Effets de la Personnalité
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