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approches évaluatives et randomisées

Dans le document Quel accueil pour le jeune enfant (Page 109-114)

Les approches dites évaluatives que nous avons recensées, notamment dans le champ de la psychologie, présentent un intérêt certain mais obèrent aussi des aspects de la réalité qui ne permettent pas de saisir la complexité des situations de pauvreté des enfants et de leurs familles. Par ailleurs, l’hypothèse – souvent implicite – envisage la situation de pauvreté des enfants sous l’angle du manque, du déficit au regard d’une norme elle aussi implicite et au moyen d’approches randomisées qui comportent scientifiquement des questions et aussi des angles morts. Pour Guérin et Roubaud (2019) 85, « toute évaluation d’impact (d’un projet, d’une politique, d’un programme) se heurte à un défi récurrent : comment isoler l’impact de cette intervention des changements advenus par ailleurs ? De multiples méthodes existent, mais l’avantage des RCT (Randomized Control Trials) est en théorie incontestable du fait que la sélection aléatoire de grands échantillons garantit, en principe et en moyenne, que toutes les différences mesurées entre les deux groupes sont dues à l’intervention et à rien d’autre ». Prenant pour illustration les travaux menés par Duflo, Banerjee et Kremer, Guérin et Roubaud (2019) précisent que les résultats ne sont pas généralisables, ayant une validité externe faible mais aussi une validité interne peu solide : « Contrairement à ce qui est souvent asséné, la validité interne des RCT pose également problème. C’est-à-dire que leur capacité à mesurer l’impact de l’intervention évaluée est imparfaite… Or les impacts des politiques étudiées sont souvent hétérogènes, et cette hétérogénéité est déterminante en matière de politique publique. Par ailleurs, la mise en œuvre des protocoles d’enquête se heurte à de nombreuses difficultés d’ordre pratique et éthique, si bien que la comparaison entre population témoin et population traitée est sou-vent biaisée ». Les mêmes auteurs, dans un secteur différent de l’accueil du jeune enfant mais significatif tout de même, soulignent aussi que « le succès des RCT illustre également les transformations du secteur de l’aide au développement, où se multiplient les petits projets s’efforçant de corriger les comportements individuels plutôt que de mettre en place ou de maintenir des infrastructures et des politiques nationales de développement » (op. cit.).

Un autre exemple concernant la question de l’universalité est tiré de l’étude de Bierman et al. (2017b, 128) qui affirment : « Il est possible d’améliorer les programmes en classe (pre-school) et les programmes de visites à domicile pour les enfants à faible revenu grâce à l’utilisation d’un “evidence-based

85 https://urlr.me/QS9Rh

programming”, en réduisant les disparités et en promouvant des avantages complémentaires durables au primaire ». Ce genre d’affirmation suscite des questions. La première est de savoir en quoi ces programmes réduisent les disparités. L’étude valide l’idée qu’une intervention renforcée est efficace pour les enfants issus de familles à bas revenus. Cette affirmation est justifiée par le fait que l’étude a été réalisée auprès d’enfants qui fréquentent les classes Head Start, classes accessibles justement uniquement à ces enfants vivant dans des familles en situation précaire. C’est là que le bât blesse. En effet, peut-être qu’une intervention renforcée est favorable à tous les enfants ; mais aussi et surtout peut-être qu’une politique d’accueil préscolaire universelle avec une intervention renforcée pour des enfants en difficulté aurait des résultats tout aussi positifs, voire meilleurs si l’on suit d’autres études déjà exposées, que ce renforcement de l’accompagnement d’enfants sélectionnés sur le critère des bas revenus. D’une façon plus générale, cet article nous incite à la prudence face aux études « evidence based » qui généralisent parfois fortement des conclusions issues de recherches effectuées sur des échantillons présélectionnés selon des critères précis, induisant a priori les effets que l’on voudrait démontrer.

En effet, si les résultats issus des programmes mis en œuvre apparaissent, de prime abord, consistants, « à mesure que d’autres dispositifs étaient déployés, les effets de ces programmes se sont révélés de moins en moins importants et en tous cas loin de l’ampleur de l’efficacité initiale » (Heim, 2020, 41) 86. Cet auteur ajoute : « Malgré ces résultats généraux très favorables, des preuves claires sur la temporalité, la nature et l’intensité de l’intervention à mettre en place pour un impact maximal sont encore rares. Les interventions étudiées dans cette littérature ne permettent pas d’identifier les meilleures méthodes ou moments qui permettraient de maximiser les effets. Selon Almond et Currie (2011), la majorité des interventions précoces efficaces ont été observées entre 3 et 6 ans.

Toutefois, le lien entre les compétences cognitives, les fonctions socio-émotion-nelles, l’état de santé et le milieu socio-économique de l’enfant existe déjà à ses 3 ans, ce qui laisse penser que des programmes agissant plus tôt pourraient être encore plus utiles » (op. cit.).

Les programmes présentés dans La revue de la littérature et/ou cités en annexe ont été élaborés principalement aux États-Unis et, pour la majorité d’entre eux, dans les années 1960. Il semble que « les dispositifs développés à plus grande échelle depuis produisent des effets bien moins importants » (op. cit.). Duncan et Magnuson (2013), à partir de l’analyse de 84 programmes à destination de la petite enfance aux États-Unis sur une longue période, évoquent bien l’impact décroissant de ces programmes des années 1960 à 2005. Récemment, dans un ouvrage reprenant 50 ans d’expérimentation, Tarabulsy, Poissant, Saïas et Delawarde (2019, 5) mentionnent aussi : « même lorsque ces programmes démontrent une certaine efficacité, il y a un décalage notable entre les résultats obtenus en comparaison avec les travaux des chercheurs qui les ont développés à l’origine » et, ajoutent-ils, « les conditions d’implantation correspondent rarement aux contextes dans lesquelles les programmes ont été développés et validés » (op. cit., 6). Selon Cicchetti et Toth (2006), plusieurs conditions

86 https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-comite-evaluation-strategie-pauvrete-note-etape-annexes-mars-2020_0.pdf

s’avèrent nécessaires pour qu’un programme atteigne les objectifs escomptés : les modalités d’implantation, l’organisation des services, la formation du per-sonnel intervenant, et les connaissances des gestionnaires de programmes et des décideurs politiques.

Nous pouvons ici reprendre ce qui a été souligné dans le précédent « état des savoirs » réalisé par Martin et al. (2017), à propos des études « evidence based », et qui reste pertinent pour notre rapport : « Sans mener parallèlement une réflexion sur la légitimité, l’éthique et les méthodes, les contextes et les références conceptuelles, l’évidence peut être davantage un argument pour imposer un type de preuve qu’une avancée vers plus de pertinence. Là encore des travaux visant à construire, analyser et valider des méthodes raisonnées d’observation des effets sont nécessaires, travaux qui se devront parallèlement de penser à la manière dont les cultures et les pratiques professionnelles dans le champ de la famille, de la parentalité et de l’enfance évoluent » (op. cit., 124).

Formation des professionnel.le.s, normes et valeurs institutionnelles

Un élément que nous pointons dans les travaux évaluatifs réfère à l’omniprésence de la « culture des résultats », qui vise la performance de l’enfant voire l’excellence de ses compétences. L’on peut ainsi s’interroger sur les recherches menées pour examiner les performances en calcul, en écriture, en aptitudes verbales, etc., des jeunes enfants accueillis dans les structures de la petite enfance, ce qui relèverait, en somme, non plus d’un projet éducatif mais plutôt de l’évaluation d’apprentis-sages cadrés. Or, savons-nous, in fine, si telle ou telle crèche propose des projets éducatifs ou plutôt des projets liés au développement des apprentissages, voire un mélange des deux ? Cette culture des résultats peut entraver la prise en compte de la singularité de l’enfant et contraindre les pratiques des professionnel.le.s à être contenues dans un carcan normatif. « De la norme, on observe ensuite que nos sociétés glissent de façon imperturbable vers une forme de normalisation » (Turmel, 2012, 32). Les travaux menés apportent peu d’éléments de discussion susceptibles d’éclairer ce point. Or, pour les enfants issus de foyers défavorisés, il semble que ce sont davantage ces axes de recherche qui sont développés : pour illustration, nous n’avons pas trouvé dans la littérature de travaux explorant les activités ludiques des jeunes enfants en situation de pauvreté quand ils sont accueillis dans les structures d’accueil. Les conceptions antagonistes de l’appren-tissage semblent évitées dans les débats et de ce fait donnent lieu à des programmes d’actions qui en restent à des intentions généreuses mais qui ne cherchent pas à débattre des modalités d’action à développer en formation initiale et continue.

Les évaluations expérimentales, procédant par groupes témoin, ne sont pas adap-tées pour analyser l’ajustement des activités proposées à la singularité de chaque enfant. Ce manque conduit sans doute à invisibiliser des actions réalisées alors que « localement », elles sont souvent menées. Des études qui recenseraient les actions locales pour agir sur ces situations et les objectifs qu’elles poursuivent

obéreraient une part de la compréhension des multiples configurations des situa-tions de pauvreté et des modes d’acsitua-tions proposés.

La différence fondamentale entre familles et institutions à propos des valeurs à transmettre s’exprime dès la maternelle entre professionnel.le.s et familles (Darmon, 2001) et se manifeste par la forte distance ou réticence aux modes d’accueil collectifs par les familles populaires (Geay, 2017). Sans sous-estimer les raisons économiques qui interviennent dans le choix de garder soi-même son enfant, cet auteur souligne « la normativité propre à chaque milieu social, notamment pour mieux comprendre les relations avec les professionnels. » (op. cit., 310). La mobilisation de modèles éducatifs propres fait « l’objet, de part et d’autre, de prescriptions, de jugements et de perceptions des jugements explicites ou implicites que l’autre porte sur vos propres compétences ». Les rapports à la crèche peuvent donc être particulièrement bouleversants pour les familles de milieux populaires. Celles rencontrées par Widmer et al. (2016, 60) disent leur méfiance à l’égard des institutions qui disqualifient leurs pratiques éducatives, leurs « loisirs et goûts alimentaires ou vestimentaires, expression orale, etc., d’où une mise en retrait très fréquente » de la part de ces parents, et une prise de distance vis-à-vis des services publics notamment. On imagine sans peine que les parents de milieux populaires sont conscients de ces jugements et de leur impuissance à les contourner, de même qu’ils sont sans doute également conscients que la honte est aussi ressentie par leurs enfants (Hédon, 2019), ce qui peut constituer au moment de choisir un mode d’accueil, une raison de trouver d’autres solutions.

Pistes pour la recherche

Dans le document Quel accueil pour le jeune enfant (Page 109-114)