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Paragraphe 1. Essai de définition des adoptions de fait

B. Approche juridique comparative

258 - Comparaison de l'adoption de fait avec les institutions légales voisines. Nonobstant

l'existence de formes légales de transfert d'enfant, la pratique traditionnelle des adoptions de fait n'a pas disparu; au contraire elle est la forme d'adoption dominante. La question est cependant de savoir si cette pratique n'est pas tout simplement une anticipation des formes légales de transfert d'enfant que connaît le droit écrit. En d'autres termes, l'adoption de fait se distingue-t-elle réellement d'autres institutions légales de transfert d'enfant? Cette question est importante dans la mesure où elle nous permet non seulement d'identifier la notion mais également de montrer la corrélation entre les différents modes de transfert d'enfant et la conception de la parenté ou de la famille. A partir de l'examen de catégories juridiques voisines du droit moderne, il sera plus aisé d'analyser la notion d'adoption de fait. Cette approche comparative est d'autant plus intéressante qu'on observe, aujourd'hui en France, un regain d'intérêt pour ce qu'il convient d'appeler les formes alternatives à l'adoption. La comparaison portera d'une part, sur l'adoption légale (l'adoption-protection et l'adoption filiation du droit malien, les adoptions plénière et simple du droit sénégalais) (1) et, d'autre part, sur la kafala maghrébine (2).

1. L'adoption de fait et l'adoption légale

259 - Similitudes et différences. L'adoption " naît de la volonté d'adultes de prendre un

enfant en charge et de considérer un enfant qui n'est pas le leur naturellement comme leur fils ou leur fille "393. Etant définie ainsi, l'adoption de fait et l'adoption légale ne se distinguent pas. Cependant, au sens du droit moderne, l'adoption légale se distingue sur plusieurs points de l'adoption de fait.

260 - Quant aux fondements. L'adoption légale est une construction des civilisations

occidentales394, reposant non sur une filiation biologique mais sur la réalité affective395. Elle ne correspond pas à la mentalité africaine quand bien même elle présenterait quelques traits communs avec l'adoption de fait. En outre, en tant que " symbole de solidarité et d'affection, le don d'enfant suppose toujours un rapport de consanguinité ou d'alliance entre la famille

393 MATTEI (J-F.), Rapport précité, op.cit., p. 31.

394 Selon les pays occidentaux, les visions de l'adoption diffèrent: certaines législations, comme celle de l'Angletterre, ne connaissent qu'un type d'adoption, en l'occurrence l'adoption simple, alors que d'autres, à l'instar de la France, admettent un dualisme de l'institution.

initiale et la famille d'accueil "396, alors que l'adoption légale, qu'elle soit plénière ou simple, n'implique pas nécessairement des liens de parenté.

261 - Quant aux modes de réalisation. L'adoption légale ne peut se réaliser sans

l'intervention des pouvoirs publics. Elle est marquée par la juridicité, alors que l'adoption de fait s'opère en dehors de toutes formalités administratives et judiciaires. Certes, il est vrai que, comme l'adoption de fait, l'adoption légale repose sur l'accord de volonté de ceux qui adoptent l'enfant et de ceux qui consentent à l'adoption397 ; mais, là encore, une distinction s'impose : dans le premier cas, seule la famille par le sang est habilitée à consentir à la pratique, alors que dans le second cas, ces personnes peuvent être aussi bien les parents d'origine que le conseil de famille. La différence formelle entre adoption de fait et adoption légale réside dans le fait que dans le premier cas la situation de l’enfant est évolutive. Cela veut dire que l’adopté peut demeurer chez ses parents d’accueil comme retourner chez ses parents biologiques à l’adolescence ou encore transiter entre différents foyers.

262 - Quant aux effets. L’adoption de fait telle que pratiquée dans les coutumes négro-africaines n’a pas pour préoccupation première l’établissement d’un lien de filiation. Même chez les Diolas du Sénégal, l’adoption appelée « Buheken » ne crée pas un lien absolu de parenté398.

Par ailleurs, l’adoption de fait, à l’instar de l’adoption légale, entraîne un certain nombre de conséquences telle que la création d’un lien de famille, fut-il symbolique, entre adoptant de fait et adopté. Même si ce lien est beaucoup plus limité que celui existant dans l’adoption légale, il faut reconnaître que l’adopté de fait est sans conteste un membre de la famille d’accueil.

L’adoption de fait implique aussi pour l’adoptant, l’obligation alimentaire en faveur de l’adopté. En effet, dans la plupart des cas, l’adoptant de fait prend l’engagement de subvenir aux besoins alimentaires de l’adopté. Toutefois, il faut reconnaître que cette obligation n’est ni légale, ni conventionnelle. Elle ne peut être qualifiée que d’obligation naturelle c'est-à-dire une obligation dont l’inexécution n’est pas juridiquement sanctionnée et qui ne contraint qu’en conscience. Il ne s’agit en fait que d’un devoir moral. Par conséquent, il est impossible

396 GIBIRILA (D.), art. préc., in L'enfant et les familles nourricières, op.cit., p.112.

397 RUBELLIN-DEVICHI (J.), Droit de la famille, (Ouvrage collectif), Dalloz action, 2000, p.493.

pour l’adoptant et pour l’adopté de demander l’exécution forcée de l’obligation alimentaire réciproque qui leur incombe moralement.

263 - Quant aux différentes formes d'adoption légale. La marge de distinction entre

l'adoption de fait et l'adoption légale diffère selon que la première est comparée avec une adoption simple ou une adoption plénière. Dans la première comparaison, l'adoption de fait est assimilable à une adoption simple en ce sens que les deux figures permettent à l'enfant d'avoir deux familles qui ne se concurrencent pas. Une différence demeure : l'adoption simple exige des formalités administratives et judiciaires pour sa réalisation et crée également un lien de filiation qui vient s'ajouter au lien de filiation d'origine de l'enfant. Dans la seconde comparaison, l'adoption de fait se différencie profondément de l'adoption plénière en ce sens que cette dernière crée une parenté de substitution qui efface la vérité biologique au profit de la réalité sociologique, ce qui n'est pas le but de l'adoption de fait. La conception même de l'adoption plénière est étrangère à la mentalité africaine. C'est la raison principale pour laquelle, malgré son existence dans les droits malien et sénégalais, les familles ont très rarement recours à cette forme d'adoption qui nie toute coexistence entre les droits des géniteurs et ceux des adoptants.

Par ailleurs, l’adoption de fait n’ouvre droit à aucune conséquence successorale. L’enfant adopté de fait ne peut pas hériter même s’il a la possibilité de recevoir des donations de l’adoptant. En somme, l’adoption de fait crée une situation de fait qui, en soi, n’a pas d’existence juridique. Elle n’est donc pas protégée par le droit qui ne consacre que l’adoption légale.

264 - Une observation. L’adoption de fait n’est pas totalement étrangère au droit. Comme nous le fait comprendre le Doyen CARBONNIER, « les phénomènes de droit créent une atmosphère juridique, qui se diffuse dans les intervalles où nous apercevons le non droit »399. Selon cette hypothèse, un droit serait latent derrière les phénomènes de non droit, et seul il les rendrait tolérables400 . Ainsi, le droit fera sa réapparition toutes les fois que la pratique de l’adoption de fait aura conduit à des excès néfastes et intolérables. Au demeurant, on peut dire que l'adoption légale relève du droit reçu, du droit écrit, du droit applicable mais inappliqué, tandis que l'adoption de fait appartient au fait local, au fait coutumier, au fait appliqué. La pratique de l’adoption de fait au Mali et au Sénégal, en particulier et, en Afrique noire

399 CARBONNIER (J.), cité par SIDIBE (A.-Sow), op.cit., p. 146

francophone en général, éveille notre curiosité à s'interroger, à titre de comparaison, sur l’adoption de fait et la kafala du droit maghrébin.

2. L'adoption de fait et la kafala du droit maghrébin

265 - Généralités. Au Maghreb, la question de l’adoption révèle un contraste entre le droit et la pratique. En effet, en dépit de l’interdiction de l’adoption dans la plupart des législations des pays du Maghreb, ceux-ci ont connu dans la période précèdant la révélation coranique, une pratique courante de l’adoption (Tabanni)401. Elle avait « l’avantage de faire entrer, d’une manière absolue et définitive, dans la famille de l’adoptant celui qui en est l’objet et de

lui assurer au sein de cette famille un traitement juridique égal à celui dont bénéficient les

enfants légitimes de l’adoptant »402. L'enfant pouvait ainsi porter le nom de ses parents et hériter de leurs biens. Ce traitement entraînait alors les mêmes empêchements au mariage que pour les liens de consanguinité et leur traduction dans l’ordre symbolique de l’interdit de l’inceste.

Selon ce système de parenté, qui impose pour principe essentiel de ne pas rompre la chaîne, on mesure l’importance de la fécondité, le caractère éminemment social du désir d’enfants, qui s’entend comme un devoir tant de descendance que d’accomplissement, et la menace envers cet équilibre social, voire l’offense à la collectivité, que constituent tant le célibat que la stérilité. Si la fécondité est l’une des principales préoccupations des populations soucieuses de perpétuer les lignages, la stérilité est vécue comme un drame annonciateur de rejet et de honte, notamment pour la femme (car la stérilité est considérée comme essentiellement féminine). La femme stérile faillit à son rôle. Inutile, elle marginalise son couple. Pour se conformer à cette norme incontournable qu’est la fécondité en enfants mâles, pour ne pas subir le regard accusateur de la société, pour éviter répudiation, divorce et remariage, les couples frappés de stérilité ont continuellement eu recours à une diversité de moyens palliatifs dont l’adoption. Autrement dit, les règles prohibitives ont toujours été subtilement contournées, au Maghreb, par des familles soucieuses de se conformer au modèle normatif403.

401 Voir supra, p.18 et S., note 10.

402 PESLE (O.), L’Adoption en droit musulman, thèse pour le doctorat ès-sciences juridiques, Alger, 1919, p. 17,

cité in CHABIB ZIDANI (F.), L’Enfant né hors mariage en Algérie, Alger, Éd. ENAP, 1992, p. 81.

403 DUJARDIN (L.)1985, cité par Émilie Barraud, « Adoption et kafala dans l’espace migratoire franco-maghrébin », L'Année du Maghreb [En ligne], IV | 2008, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 23 avril 2012. URL : http://anneemaghreb.revues.org/476.

266 - Diverses sortes de pratiques adoptives au Maghreb. En Algérie et au Maroc, en dépit

de l’interdiction, l'accueil d'un enfant au foyer d'une personne existait sous deux formes principales. Il ya d’abord la coutume du don intrafamilial d’enfant. Une femme aux multiples grossesses cède généreusement l’un de ses enfants à une proche parente frappée de stérilité. Dans ce cas précis, cette cession informelle relève plus de l’ordre du fosterage404 que de l’adoption, car l’identité objective de l’enfant demeure inchangée. Il en résulte des rapports de pluri-parentalité (l’exercice des rôles de la parenté relève de plusieurs personnes). L’enfant qui est connu et qui est du même sang, est celui de la « grande famille» étendue et hiérarchisée. Si cette coutume demeure en milieu rural, dans le cadre des familles citadines en revanche, où le modèle élargi n’est plus opérant, les couples stériles s’en remettent aujourd’hui à d’autres procédés palliatifs comme la kafala ou les procréations médicalement assistées.

L’autre pratique adoptive consiste en un arrangement discret entre deux parties au terme duquel un couple déclare un enfant remis par ses géniteurs comme le sien. Il s’agit d’adoptions pleines passant outre à l’interdiction. La complicité de certains professionnels, l’usage du secret et de la simulation (par exemple, par le biais d’une simulation de grossesse) sont nécessaires pour que puisse se jouer la fiction d’une famille naturelle. Ces « fraudes à

l’état civil » sont un phénomène prospère qui éclaire crûment l’écart existant entre le droit et

les aspirations sociales. Elles révèlent le stigmate porté sur les couples stériles. L'impérieuse

404 Selon MAUSS (M.) (1969 : 343) le terme « fosterage » est un « vieux nom normand » qui évoque « l’accaparement d’un enfant par son éducateur » et que l’on peut traduire par une « mise en nourriture » ou « une mise en éducation » (CORBIER, 1999 : 6). Très généralement, le fosterage désigne une parenté nourricière et définit le fait de fournir à un enfant tout ce qui est nécessaire à sa croissance, mais appliqué à une autre personne que le parent biologique, une personne qui « élève » (BELMONT, 1980 : 13). PORTIER (B.) définit le fosterage, tel qu’il l’a observé en Indonésie, comme étant un « transfert d’enfant de la ou les personnes qui en assure la garde à une ou plusieurs autres personnes. Ce transfert n’est pas clairement défini. Il peut être volontaire ou imposé, explicite ou non, d’une durée déterminée ou indéterminée. Il ne modifie ni la filiation, ni l’identité de l’enfant déplacé, ni les droits et les devoirs qui le lient à ses consanguins » (2004 : 147). Le fosterage, qui ne porte pas atteinte au statut initial de l’enfant, ne s’apparente en aucun cas à l’adoption qui s’inscrit dans le registre de la filiation et qui suppose un changement d’identité de l’adopté. Auteur : Émilie Barraud, « Adoption et kafala dans l’espace migratoire franco-maghrébin », L'Année du Maghreb [En ligne], IV | 2008, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 23 avril 2012.

nécessité de ne pas s’écarter du système normatif oblige à la transgression des lois pour mieux se conformer au modèle dominant.

267 - Similitudes et différences entre adoption de fait et kafala. Au Maghreb, le droit

coranique prévoit l’accueil des enfants privés de parents à travers une forme de tutelle légale : la kafala. Cette dernière est une forme de garde gratuite, ou de recueil légal, par lequel un adulte s’engage à prendre bénévolement en charge l’entretien, l’éducation et la protection d’un enfant mineur, au même titre que le ferait un père pour son fils.

268 - Quant à leur nature. La kafala peut être judiciaire ou adoulaire. La kafala judiciaire

équivaut à une tutelle, dont l’effet est limité dans le temps, à la minorité de l’enfant, même si, le plus souvent, les liens affectifs qui se créent demeurent permanents. A ce titre, la kafala et l'adoption de fait visent le même objectif. Mais il y a une différence fondamentale entre les deux. La kafala est prévue par le droit, l'adoption de fait s'opère en dehors de toute réglementation.

269 - Quant à leur mode de réalisation. La kafala est prononcée par un juge ou constatée

par un adoul, alors que l'adoption de fait s'opère sans l'intervention d'un juge, ni d'aucune autre autorité publique.

Outre la tentative de définir l'adoption de fait, l'identification de cette institution traditionnelle africaine nécessite également une analyse de ses modalités d'organisation.