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le droit de la fonction publique

VI. Analyses et recommandations

Quelques constats marquants sont développés dans ce paragraphe, en rappelant qu'ils sont basés sur des publications récentes, sans toutefois résulter d'une recherche empirique ad hoc conduite sur le sujet.

Tout d'abord, il n'est pas inutile de rappeler que les statuts tradition-nels de la fonction publique suisse, en vigueur avant l'introduction de nouvelles lois concomitantes à la mise en œuvre de la nouvelle gestion publique, soit avant les années 1990, prévoyaient déjà une forme de rémunération à la prestation. En effet, les fonctions étaient alors collo-quées le plus souvent dans plusieurs classes de traitement successives', le passage d'une classe à l'autre étant dépendant d'une appréciation po-sitive de l'autorité d'engagement. Même si cette appréciation n'était pas systématiquement et objectivement basée sur les prestations fournies, elle en tenait compte, notamment dans le sens d'accélérer ce passage.

La mise en œuvre des systèmes de rémunération à la prestation s'est avérée souvent délicate, pour différentes raisons, de la même veine que celles, plus générales, relevées plus haut au niveau international. Les

7 Voir à ce sujet les pratiques de rémunération de l'Etat de Vaud, à titre d'exemple, avant l'introduction de la méthode DECFO, voir www.vd.ch!themesletat-droît-finances!personnel-de-letat!politique-salariale!remuneration-des-fonctions!

(consulté le 24 juillet 2012).

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principales difficultés sont liées à des restrictions budgétaires, à la qua-lité du dispositif d'évaluation des prestations et aux compétences des cadres à le mettre en œuvre, à la difficulté de fixer des objectifs et des critères d'évaluation des prestations suffisamment opérationnels, ainsi que plus généralement au changement culturel qu'un tel système intro-duit. Même s'il n'existe pas d'enquête systématique sur la question en Suisse, de nombreuses enquêtes internes aux administrations ont été réalisées, le plus souvent sous la forme d'enquêtes de satisfaction dont les résultats demeurent la plupart du temps confidentiels. A titre d'exemple, l'enquête effectuée au sein de l'Administration fédérale en 2011 (Gfk, 2011) montre que la question de la rémunération est plutôt mal évaluée en ce qui concerne la pertinence du cadre organisationnel en place, tout en n'ayant, selon les répondants, qu'un impact limité sur l'implication (affective') du personnel au sein de l'organisation. Le constat n'est donc guère enthousiasmant, quand bien même l'Administration fédérale a déjà une longue pratique de ce système, ce qui pourrait faire penser que celui-ci a trouvé ses marques et fonctionne à satisfaction. A noter que les premières évaluations internes effectuées au sein de l'Administration fédérale dès 2003, centrée sur ce thème, montraient déjà que la partie n'allait pas être gagnée facilement.

Un clivage assez net apparaît entre la Suisse allemande et la Suisse ro-mande, qui reflète celui, plus général, portant sur l'évolution de la ges-tion publique (SCHMIDT, 2007; GIAUQUE & EMERY, 2008). Alors que les cantons alémaniques ont introduit de manière beaucoup plus large les principes de la nouvelle gestion publique, ainsi que les pratiques de rémunération à la prestation, les cantons romands demeurent très prudents. Ainsi, dans les cantons de Genève, Vaud, Jura, Neuchâtel et Fribourg, le non-versement d'une annuité continue à être perçu comme une quasi-sanction, et demeure par conséquent l'exception. Si les dispo-sitifs de gestion et d'évaluation de la performance sont maintenant bien en place, leur exploitation aux fins de rémunération reste embryonnaire, et la réticence syndicale à ces pratiques 9 ne saurait en constituer la seule explication: la culture politico-administrative en place en général n'est guère réceptive à ces pratiques managériales dont la compatibilité avec

Au sens de la théorie de ALLEN & MEYER distinguant trois niveaux d'implication:

normative, affective et calculée, l'implication affective étant la plus importante dans le bon fonctionnement de l'organisation, voir ALLEN & MEYER (1990).

le service public n'est pas évidente à bien des égards, comme nous l'avons relevé plus haut.

A cet égard, une recherche récente conduite dans les administra-tions helvétiques et portant sur la motivation au service public (PSM) met en exergue une influence négative des systèmes de rémunération à la prestation sur la PSM, à quelques exceptions près (GIAUQUE, ANDERFUHREN-BIGET et al., 2012). C'est dire qu'en payant les agents publics en fonction de leurs prestations, la motivation (intrinsèque, et donc «gratuite» pour l'employeur) à s'investir dans leurs activités à tendance à diminuer, ce qui devrait être sérieusement considéré en in-troduisant une telle pratique. Les conclusions de cette recherche, qui tendent à confirmer le crowding out effect présenté plus haut, restent bien entendu à être confirmées.

Sur la base des modèles en vigueur et des évaluations disponibles, nous pouvons formuler quelques recommandations essentielles pour les pro-chaines années. A commencer par le fait que la rémunération en fonc-tion des prestafonc-tions constitue un défi permanent aux principes fonda-mentaux du droit public, notamment celui de l'égalité de traitement, et questionne les voies de recours possibles, interrogeant le pouvoir d'appréciation de la hiérarchie. En la matière, il revient à l'administra-tion d'être exemplaire pour ne pas, au nom d'une plus grande équité de reconnaissance des prestations fournies par le personnel, introduire un biais conduisant à des décisions inégalitaires. Pour y parvenir, une attention toute particulière devra être portée au système d'évaluation des prestations, non seulement en ce qui concerne la qualité de ce dispo-sitif (p. ex. choix et opérationnalisation des critères d'évaluation), mais également au niveau de sa mise en œuvre (par la hiérarchie avant tout).

A cet égard, il n'est pas inutile de rappeler que la hiérarchie n'a pas été nécessairement formée à l'évaluation, ni à la gestion du personnel en particulier; de plus, le processus d'évaluation agit souvent en révélateur des jeux de pouvoir qui se développent au sein d'une unité administra-tive. C'est dire que l'objectivité de l'évaluation est loin d'être garantie, pour ne pas dire qu'elle constitue un objectif inaccessible. Dans ce sens, le système d'évaluation propre à la hiérarchie est fondamental, jusqu'au

Voir à ce sujet les positions très réfractaires des syndicats actifs dans les services publics, tels que le syndicat des services publics (SSP-VPOD).

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sommet de l'organigramme, et en amont bien évidemment la sélection et la formation des cadres.

En deuxième lieu, nous aimerions relever l'importance de prévoir une intégration verticale et horizontale de la rémunération à la prestation dans le dispositif plus général de gestion des ressources humaines en vigueur, au sens de BARRETTE (BARRETTE, 2005). Par intégration verti-cale, il faut entendre que ce système de rémunération devrait soutenir les objectifs plus généraux poursuivis par l'administration qui l'introduit, avec en particulier un lien entre les prestations convenues au niveau in-dividuel, et celles plus générales, de l'unité administrative concernée, ce qui n'est pas une mince affaire. D'autre part, l'intégration horizontale de cette pratique fait référence à la cohérence entre les différents pro-cessus de GRH. Pour ce faire, l'administration concernée devrait inté-grer ce principe de rémunération dans sa politique du personnel (EMERY

& GONIN, 2009), puis veiller à ce que les autres processus centraux

de GRH mettent également l'accent sur la performance (ou les presta-tions fournies): le recrutement et la sélection du personnel, la formation continue, l'évolution professionnelle, etc. devraient soutenir, chacun dans leur registre, cette logique de prestations. Cette adaptation des processus de GRH «collatéraux" n'a pas toujours été effectuée, produi-sant de l'incohérence entre le dispositif de rémunération à la prestation, et les autres pratiques de GRH.

La question du financement doit également être réglée de manière claire.

S'agit-il de déterminer une enveloppe budgétaire affectée aux augmenta-tions de salaire liées aux prestaaugmenta-tions? Ou de déterminer une enveloppe globale qui inclut d'autres types d'augmentations, telles que l'indexa-tion, les primes spécifiques dues à d'autres circonstances, etc. ? Lorsque ce système est introduit avec une volonté de neutralité des coûts, cela signifie que les personnes bénéficiant d'augmentations à la prestation seront «financées" par les personnes dont les augmentations salariales auront été diminuées, voire supprimées. Outre les impacts potentielle-ment négatifs d'une telle règle sur le climat interpersonnel, il se trouve que ce système est délicat dans la mesure où le nombre de personnes aux prestations «excellentes" est le plus souvent très supérieur au nombre de personnes aux prestations insuffisantes. Ce que nous appelons la

« courbe de Gauss humaine ".

Last but not !east, et même si les études sur la rémunération en fonction des prestations sont fort nombreuses, rappelons qu'il est très difficile d'évaluer l'impact précis de telles pratiques. L'introduction de ce système devrait conduire à améliorer les performances des agents publics, tout en agissant positivement sur leur motivation et leur satisfaction au tra-vail. Les premières études de l'OCDE, dans le courant des années 1990 (OCDE/PUMA, 1993 ), soulignaient déjà le lien ténu entre l'introduction de ces pratiques, et le fait que le personnel soit plus satisfait et souhaite moins quitter l'organisation qui l'emploie. Plus de 10 ans après, cette même institution souligne, sur la base d'une méta-évaluation, que les effets positifs sur le personnel semblent moins liés à la rémunération à la prestation qu'au système de gestion et d'évaluation des performances en tant que tel (OCDE, 2005b). Quant à l'impact sur la productivité, il s'avère également très difficile à démontrer. Outre le fait que les effets positifs de cette pratique de rémunération sur le personnel ne soient pas partagés par la communauté scientifique, déjà au niveau théorique, il faut relever que l'évaluation s'avère très complexe du fait des nombreux autres aspects qui évoluent simultanément au sein des services publics : nouveaux principes de management (plus ou moins orientés vers la per-formance de l'organisation), réorganisations internes, autres change-ments touchant la GRH (nouveaux statuts, formations du personnel, etc.). Dans ces conditions, la mise en œuvre d'un design méthodolo-gique solide, avec le contrôle des variables non directement touchées par l'évaluation, s'avère quasiment impossible.

En considérant la dissémination élevée de la rémunération en fonction des prestations dans les administrations publiques en Suisse, c'est un sujet qui n'a pas fini de mobiliser chercheurs et praticiens. Chercheurs pour tenter de définir plus concrètement les conditions de succès et les limites d'une pratique aux effets contrastés, mais qu'il ne faudrait pas bannir du répertoire des processus de GRH publique au motif des nom-breuses difficultés relevées. Et praticiens pour contribuer à éviter les écueils majeurs de cette pratique, souvent appréhendée de manière sté-réotypée par les acteurs politiques et administratifs, qui lui attribuent des vertus ou des tares exagérées, en fonction de positions doctrinaires par trop inflexibles. Ils contribueront ainsi à soutenir les progrès réalisés par les administrations publiques en matière d'efficacité et d'efficience au service des citoyens.

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