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L’absence de volonté, un critère inopérant pour refuser la qualité d’usager du service public

Chapitre 1 – La fonction coercitive du service public pénitentiaire

Section 1 : La privation de liberté, une sanction pénale légitime

B) L’absence de volonté, un critère inopérant pour refuser la qualité d’usager du service public

117- Alors que plusieurs auteurs utilisent le caractère volontaire de la

démarche conduisant l’administré à entrer en relation avec le service public pour le qualifier d’usager, il convient de s’intéresser à la notion complexe qu’est la volonté. Omniprésente dans la relation entre le détenu et le système punitif étatique, elle n’est pas toujours utilisée aux mêmes fins. Elle est recherchée lors de l’examen du crime312, utilisée et considérée comme acquise lors du prononcé de la peine313, mais déniée lors de l’entrée en relation avec le service public pénitentiaire. Cette absence de volonté de la part du détenu lors de son incarcération a été utilisée par la doctrine pour le qualifier d’assujetti au service public plutôt que d’usager du service public. Une telle qualification ne peut toutefois pas reposer sur ce seul fait, la volonté n’étant qu’une simple modalité d’utilisation du service public (1) et son absence n’empêchant pas à elle seule, la qualification d’usager du service public (2).

312 Michel FOUCAULT écrit sur ce point qu’« on ne punit pas des agressions, mais à travers elles des agressivités, des viols, mais en même temps des perversions ; des meurtres qui sont aussi des pulsions et des désirs. On dira : ce ne sont pas eux qui sont jugés ; si on les invoque, c’est pour expliquer les faits à juger, et pour déterminer à quel point était impliquée dans le crime la volonté su sujet ». V. M. FOUCAULT, Surveiller et punir, op. cit., p. 25. Par ailleurs, la volonté est utilisée dans la qualification de certains crimes, tout comme la préméditation, pour aggraver les peines encourues.

313V. Partie 1 – Titre 1 – Chapitre 1 – Section 2 – Paragraphe 1 – B – 2. La création d’une fiction juridique pour préserver l’ordre social (105)

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1. La volonté, une simple modalité d’utilisation du service public

118- La volonté est communément admise comme le fait pour un sujet

d’exprimer un choix ; ainsi, comme l’écrit Léon DUGUIT, « pour qu’il y ait

volonté, il faut que le sujet ait conscience qu’il peut choisir, faire une de ces choses ou ne point la faire ». Dès lors, cela suppose que « l’acte volontaire est précédé de sa propre représentation »314. Mais, plus qu’une image, l’acte pour se concrétiser nécessite une décision. Ce qui implique, selon Paul RICOEUR « que le projet de l’action soit accompagné du pouvoir ou de la

capacité de mouvement qui réalise ce projet ». Cette décision permet alors

de distinguer « les intentions volontaires de celles qui ne le sont pas »315.

119- Par ailleurs, tout acte volontaire aura deux objets, un premier qui

caractérise le choix opéré, et un second qui découlera de l’impact de ce choix. Léon DUGUIT distingue de cette manière « l’objet immédiat,

mouvement corporel directement voulu, et l’objet médiat, modification dans le monde extérieur, qui n’est point un produit de la volonté du sujet »316. Ceci lui permet de rappeler avec justesse que « tout délit pénal ou civil ne

saurait être qualifié d’acte juridique », puisque « bien qu’il soit un acte volontaire, il n’a pas été accompli avec l’intention qu’il se produise un effet juridique ». Or, « est un acte juridique tout acte de volonté intervenant avec l’intention qu’il se produise une modification de l’ordonnancement juridique tel qu’il existe au moment où il se produit »317. Sera donc considéré comme volontaire uniquement l’objet médiat de l’acte réalisé. De ce fait, le délinquant a bien violé la loi de manière volontaire, mais n’a pas souhaité être par la suite condamné et entrer en relation avec le service public pénitentiaire. Si une fiction vient combler la lacune naissant du caractère involontaire de la soumission à la peine, la construction d’une telle

314 L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, Tome premier, La règle de droit – Le problème de l’État, op. cit., pp. 211-212.

315 P. RICOEUR, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l’Involontaire, Points, Essais, Paris, 2009, p. 62.

316 L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, Tome premier, La règle de droit – Le problème de l’État, op. cit., p. 212.

103 fiction n’est pas apparue nécessaire pour redessiner la relation instaurée entre le détenu et le service public pénitentiaire. Il est alors possible d’en déduire qu’une relation personnelle entre un sujet et un service public peut être imposée ou subie sans que cela n’affecte la construction de l’ordre juridique et, donc, de facto, que toute démarche engendrant une relation personnelle avec le service public n’est pas nécessairement volontaire.

120- Pourtant, la volonté a pu être admise par certains comme un critère

déterminant la qualité d’usager et utilisée pour qualifier la démarche de l’administré envers le service public. Elle lui permettrait d’acquérir le statut particulier d’usager. Jean DU BOIS DE GAUDUSSON rappelait déjà que « l’administré n’est pas ipso facto usager d’un service public déterminé », estimant que « l’administré n’est utilisateur du service public que s’il entre

en relation avec l’administration afin de recevoir les prestations prévues par les textes », laissant sous-entendre l’expression d’une volonté de la part

de l’administré318. Plus récemment, Seydou TRAORE reprend cette idée en considérant que « pour user du service public, le particulier est tenu

d’engager une démarche volontaire » et, que « cette exigence explique l’absence de toute automaticité de l’acquisition de la qualité d’usager »319.

121- Cependant, si le caractère volontaire de la démarche entreprise par

l’administré peut être utilisé en faveur de la reconnaissance du statut d’usager, après un examen approfondi, ce critère s’avère facultatif voire même emprunté. C’est pourquoi la doctrine affirme aujourd’hui que « pour

devenir un usager effectif du service, l’administré doit avoir accepté une démarche spécifique, volontaire ou involontaire »320, ou encore que « désormais, que l’usage apparaisse normal ou anormal, licite ou illicite,

gratuit ou payant, habituel ou occasionnel, volontaire ou involontaire, la qualité d’usager n’est pas déniée »321. Mais, déjà, Jean DU BOIS DE

GAUDUSSON avait nuancé ses propos, en écrivant que « ce qui importe ce

318 J. DU BOIS DE GAUDUSSON, L’usager du service public administratif, op. cit., pp. 11-12.

319 S. TRAORE, L’usager du service public, op. cit., p. 80.

320 G. J. GUGLIELMI, G. KOUBI, Droit du service public, op. cit., p. 691.

321 Y. DURMARQUE, Contribution à une définition de la notion d’usager en droit administratif français, Thèse, Lille II, 1997, p. 20.

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n’est, effectivement, pas tant le caractère volontaire ou non du rapport spécial existant entre l’administré et l’administration, mais l’existence ou non d’un rapport d’utilisation ». Il en conclut que « le caractère volontaire ou non de l’utilisation du service public apparaît beaucoup plus comme l’une des modalités de l’utilisation que comme un élément permettant de le définir [l’usager] »322. C’est à une conclusion similaire que parvient Yann DURMARQUE, vingt ans plus tard. Accordant à l’usage le caractère de

« pierre angulaire de la notion d’usager », il ajoute « qu’il apparaît comme tel, quelles que puissent être ses modalités »323.

122- S’intéressant plus particulièrement au service public pénitentiaire, Éric

MASSAT et Éric PECHILLON abondent dans le même sens. Élargissant le propos à la construction même de l’État, le premier souligne qu’« il est

illusoire de croire que l’intégration à la multitude des institutions s’interposant entre l’individu et la structure administrative est toujours volontaire » et qu’« en ce sens, la distinction doctrinale traditionnelle entre usager volontaire et usager contraint est artificielle »324. De manière complémentaire, selon le second, « l’important n’est pas de savoir comment

l’individu est entré en relation avec le service public, mais quelle est la nature de la relation administré-usager »325. Ces propos ont été confirmés par la reconnaissance progressive du statut d’usagers du service public à certains usagers involontaires.

322 J. DU BOIS DE GAUDUSSON, L’usager du service public administratif, op. cit., p. 20.

323 Y. DURMARQUE, Contribution à une définition de la notion d’usager en droit administratif français, op. cit., p. 20.

324 E. MASSAT, Servir et discipliner – Essai sur les relations des usagers aux services publics, Thèse, L’Harmattan, Logiques juridiques, Paris, 2006, p. 109.

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2. La reconnaissance du statut d’usager du service public à certains « usagers involontaires »

123- Le caractère non volontaire de la démarche de l’administré entrant en

relation avec le service public a souvent été utilisé pour requalifier ces administrés en « assujettis au service public », car l’absence de volonté symboliserait des « rapports de dépendance et de subordination », « des

relations de contrainte qu’ils [les assujettis] sont obligés d’entretenir avec l’administration »326. Cette distinction conduit régulièrement à qualifier les détenus, mais aussi les écoliers, les personnes vaccinées ou encore les contribuables d’assujettis au service public. Leur assujettissement serait tiré du caractère involontaire de leur soumission au pouvoir disciplinaire de l’administration, pouvoir relativement développé dans les exemples cités. D’ailleurs, Éric MASSAT observe que « l’association de l’usager au pouvoir

disciplinaire administratif concerne uniquement des catégories d’usagers jugées spéciales, à l’image des contribuables et des détenus, du reste classés volontiers au rang d’assujettis plus que d’usagers ». Or, il ajoute

que si ces catégories particulières sont mises en avant « ce n’est pas qu’elles

sont les seules visées, mais parce que ces catégories constituent simplement une loupe, un effet grossissant du sort que connaît l’ensemble des usagers »327. Les détenus font donc partie des exemples topiques de soumission au pouvoir disciplinaire administratif, mais ce pouvoir disciplinaire ne serait qu’« un analogon de tout service »328, « le plus petit

commun dénominateur des multiples usagers »329. En effet, le pouvoir disciplinaire est nécessaire à tout service public étant « une force, un moyen

de coercition nécessaire à la vie de tout groupe », mais aussi « un

326 S. TRAORE, L’usager du service public, op. cit., p. 41.

327 E. MASSAT, Servir et discipliner – Essai sur les relations des usagers aux services publics, op. cit., p. 65.

328Ibid., p. 66.

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instrument de formation, une puissance constructive, afin que ce collectif fonctionne efficacement »330.

124- De ce fait, tout rapport usager – service public, au nom de l’intérêt

général défendu par l’administration, est toujours un rapport déséquilibré en faveur de cette dernière. Elle dispose d’ailleurs la plupart du temps de prérogatives de puissance publique lui permettant d’imposer ses décisions331. C’est ce même intérêt général qui conduit à soumettre certains individus au service public alors qu’ils ne seraient pas consentants. Si les écoliers doivent aller à l’école au moins jusqu’à seize ans, si certains vaccins et les impôts sont obligatoires, si les criminels doivent répondre de leurs actes et accepter leur peine sans opposer de résistance, c’est au nom d’un objectif supérieur, permettre le bonheur du plus grand nombre et la stabilité de la société332. Ce caractère “non volontaire” voire “contraint” de la relation instaurée entre l’individu et le service public n’empêche pas la poursuite d’un but similaire et ne devrait donc pas empêcher l’accès à la qualité d’usager, plus protectrice, de l’individu entrant de cette manière en

330Ibid., p. 39.

331 En l’absence de qualification textuelle, comme l’affirme le Conseil d’État dans sa jurisprudence Narcy en 1963, trois critères sont utilisés pour qualifier une activité de service public : la présence d’une mission d’intérêt général, la tutelle de l’administration et la possession de prérogatives de puissance publique. Celles-ci ne sont toutefois plus obligatoires depuis la jurisprudence APREI selon laquelle, « même en l’absence de telles prérogatives, une personne privée doit également être regardée, dans le silence de la loi, comme assurant une mission de service public, lorsque, eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle mission ». V. CE, Sect., 28 juin 1963, req. n°43834, Sieur Narcy, Rec. Lebon, p. 401 ; CE, 22 février 2007, req. n°264541, APREI, Rec. Lebon.

332 Dans la lignée de Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Jacques CHEVALLIER explique que l’État « est censé réaliser la synthèse des volontés individuelles et incarner l’intérêt général, surmontant et dépassant les égoïsmes catégoriels », puisque « l’intérêt collectif de la société entrerait inévitablement en conflit avec les intérêts particuliers des membres contre lesquels il devrait être protégé et imposé ». V. J. CHEVALLIER, « Déclin ou permanence du mythe de l’intérêt général ? », op. cit.., pp. 84-85 ; G. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Flammarion, Paris, 1999, 444 p.

107 relation avec le service public. D’autant que l’individu fait partie de la société protégée par ces mêmes services publics et son intérêt est inclus dans celui de la société dans son ensemble. C’est ce que rappelle Sandra ROUGE à propos du contribuable lorsqu’elle explique que « l’impôt

confronte l’individu au fait qu’il n’est pas une entité anthropocentrée. Il est une entité qui participe de et à la vie de la cité. Il ne saurait donc poursuivre un but exclusivement autotélique ». Le parallèle entre le

contribuable et le détenu ne s’arrête pas là. L’impôt est une « contribution

volontaire », « son caractère essentiel est d’être consenti par le contribuable ou ses représentants ». Ce principe de consentement à l’impôt

bien que fictif est nécessaire. Il « permet d’éviter de se confronter à la

contradiction essentielle de l’impôt dans un régime démocratique, à savoir consentir librement à un prélèvement forcé, en évitant de solliciter un consentement individuel » et « répond à la question de la légitimité du pouvoir en ce que celui-ci suppose les moyens financiers de l’exercer »333. De même, le consentement à la peine repose sur une fiction juridique nécessaire à l’instauration d’un système pénal efficace garant de la stabilité de l’État, et devrait entraîner la reconnaissance d’une relation consentie entre le détenu et le service public pénitentiaire. Le contribuable étant aujourd’hui qualifié d’usager du service public fiscal possédant, outre ses devoirs, des droits devant être respectés par l’administration334, refuser une telle qualité au détenu uniquement sur le caractère contraint de sa relation avec le service public pénitentiaire ne s’avère pas justifié. Leur relation doit être étudiée plus en détails pour rechercher si le statut d’assujetti au service public qui lui est affecté reste légitime.

333 S. ROUGE, « Impôt et Révolution », contribution au Puy de la Recherche, L’individu dans les révolutions, 10 et 11 juin 2015, à paraître.

334 Ministère du budget des comptes publics et de la fonction publique, La Charte du contribuable, septembre 2005, 32 p. ; Cour des comptes, Les relations de l’administration fiscale avec les particuliers et les entreprises, Rapport public thématique, février 2012, 214 p. Par exemple, dans ces documents, le contribuable est plusieurs fois qualifié d’« usager ».

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