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CHAPITRE I – REGARD SUR L’ÉVOLUTION DES CONNAISSANCES SUR LES

2.2 Des modèles explicatifs de l’adaptation des membres de la famille

2.2.1 Les émotions exprimées

Un important courant de recherche mené par les chercheurs britanniques Brown, Birley et Wing (1972), suivis de Vaughn et Leff (1976), a porté sur l’étude des interactions familiales et plus particulièrement sur l’intensité émotive au sein des familles des personnes retournées vivre dans leur milieu familial à la suite d’une hospitalisation. Tout en reconnaissant une prédisposition génétique pouvant mener certaines personnes à développer la schizophrénie, ce modèle, qui repose sur la théorie de la vulnérabilité au

stress, postule que l’intensité des émotions des membres de la famille peut être une source de stress pour la personne atteinte qui se retrouve alors davantage à risque de voir ses symptômes resurgir (Brown, Birley, & Wing, 1972; Hatfield & Lefley, 1987; Rungreangkulkij & Gilliss, 2000; Vaughn & Leff, 1976, 1981). Le concept d’émotions exprimées est utilisé pour classifier les familles en deux catégories selon la nature de leurs interactions familiales : les familles à faible intensité émotive et les familles à forte intensité émotive. Les chercheurs se basent sur un questionnaire, le Camberwell Family Interview (CFI) qui permet d’évaluer trois principaux facteurs dans les interactions familiales, soit la surimplication émotionnelle, les commentaires critiques émis à l’endroit de la personne atteinte ainsi que la présence d’hostilité dans les échanges familiaux (Brown et al., 1972). Ce questionnaire mène à l’établissement d’un score qui reflète le degré global d’intensité émotive au sein de la famille (Brown et al., 1972). Selon cette classification, les membres des familles à faible intensité émotive sont considérés comme étant davantage chaleureux, compréhensifs et tolérants; tandis que ceux des familles à forte intensité émotive sont davantage surprotecteurs ou critiques à l’endroit de la personne atteinte ou présentent une combinaison de ces deux caractéristiques (Rungreangkulkij & Gilliss, 2000). Les études menées à partir de ce concept, notamment celles de Brown et al. (1972) ainsi que de Bebbington et Kuipers (1994), ont démontré que le taux de rechute dans les neuf premiers mois suivant le retour dans le milieu familial est plus élevé lorsque les interactions familiales sont considérées comme étant à forte intensité émotive. En effet, le taux de rechute est évalué à 56 % dans ces familles, comparativement à 21 % chez celles à faible intensité émotive (Brown et al., 1972; Vaughn & Leff, 1981). Par ailleurs, Vaughn et Leff ont dégagé que deux facteurs sont déterminants dans la prédiction des rechutes. Il s’agit de la prise de neuroleptiques et l’intensité émotive dans le milieu familial. Selon ces études, les neuroleptiques protègeraient les personnes d’une rechute. Pour ce qui est des personnes qui vivent dans une famille à faible intensité émotive, elles rechuteraient moins, soit 13 % de rechutes comparativement à 51 % dans les familles à forte intensité émotive (Paquette, 1995).

Si ce modèle a été très populaire et s’est disséminé rapidement, la principale critique émise à son endroit repose sur le fait qu’il ne prend pas en considération les autres variables présentes dans l’environnement social et familial, étant également susceptibles de générer du stress (Hatfield & Lefley, 1987). À ce titre, la recherche de Brown a été pionnière en interprétant le taux de rechute en fonction du contexte socioéconomique de la famille (Brown et al., 1972). De fait, si ces variables liées au

contexte de vie familiale et sociale ne sont pas contrôlées, il devient difficile de distinguer le stress lié au trouble mental et celui généré par les événements de la vie quotidienne (Rungreangkulkij & Gilliss, 2000). En effet, d’autres sources de stress attribuables aux conditions socioéconomiques des membres de la famille ou à des événements familiaux (décès, perte d’emploi, conflits, etc.) peuvent interférer dans l’environnement familial. Le fait de ne pas les considérer dans l’analyse de la situation familiale peut entraîner une vision réductrice des sources de stress auxquelles sont confrontées les personnes atteintes de troubles mentaux et les membres de leur famille. Il est également réducteur de résumer l’analyse de la dynamique familiale au classement des interactions familiales dans deux pôles opposés : les bonnes et les mauvaises familles. Selon Hatfield (1987), cette polarisation ne permet pas de rendre compte de la complexité des dynamiques humaines et familiales, tout en mettant essentiellement l’accent sur les caractéristiques négatives des familles. De même, en fournissant une vision limitée des membres de la famille et de leurs interactions, le concept d’émotions exprimées ne favorise pas une attitude compréhensive et empathique de la part des intervenants (Hatfield & Lefley, 1987). En outre, ce modèle est critiqué pour son caractère blâmant à l’endroit des familles, puisqu’il place implicitement la responsabilité des rechutes, voire même du trouble mental, sur les membres de la famille (Carpentier, 2001; Trainor, 1996; Yank et al., 1993).

Malgré ces critiques, ce modèle a grandement contribué au développement d’interventions familiales visant à diminuer le stress dans l’environnement familial. L’approche psychoéducative4, l’une des approches les plus utilisées auprès des membres

des familles dont l’un des leurs est atteint de schizophrénie, est basée sur le concept d’émotions exprimées en visant l’acquisition de connaissances et d’habiletés de communication chez les membres de l’entourage. Misant davantage sur le bien-être des personnes atteintes que celui des membres de leur famille, ces interventions visent principalement la prévention des rechutes et des réhospitalisations (Anderson, Reiss, & Hogarty, 1986; Falloon, 1988). Des revues systématiques réalisées afin de documenter l’efficacité de ce type d’intervention, dont celles de Barbato et D’Avazo (2000), Biegel,

4Dans cette thèse, le recours à la notion de « psychoéducation » ne renvoie pas au champ disciplinaire de la

psychoéducation, ni au titre réservé et aux activités réservées à ceux qui sont membre de l’Ordre des psychoéducateurs du Québec. Cela renvoie plutôt à l’une des principales approches servant d’assises aux interventions qui s’adressent aux familles de personnes atteintes de schizophrénie, soit l’approche psychoéducative développée notamment par Anderson, Reiss et Hogarty (1986).

Robinson, Kennedy et Joseph (2000), Dixon et Lehman (1995) ainsi que de Lamb (1991) confirment que des données probantes soutiennent l’efficacité de cette approche.

Biegel et al. (2000) se sont spécifiquement penchés sur les études qui ont eu recours à certains indicateurs d’efficacité relatifs à la famille, tels que le degré de stress, de fardeau et de détresse dans la famille, le fonctionnement familial, l’état de santé mentale de l’aidant principal et les stratégies d’adaptation utilisées. Ils ont recensé neuf études qui ont évalué l’efficacité des interventions basées sur une approche psychoéducative en ayant recours à ce type d’indicateurs. Les seuls résultats probants qu’ils ont obtenus concernent la réduction du fardeau familial et l’amélioration du fonctionnement familial (Biegel et al., 2000).

Concernant les personnes atteintes, Hogarty et ses collaborateurs ont évalué l’efficacité de l’approche psychoéducative en ce qui a trait au taux de rechute chez 103 personnes vivant dans un milieu familial considéré à forte intensité émotive. Ces dernières prenaient toutes une médication et elles ont été assignées au hasard dans quatre groupes, dont trois groupes de traitement qui comprenaient : 1) de la psychoéducation seulement (n = 22); 2) de l’entraînement aux habiletés sociales seulement (n = 23); 3) une combinaison de psychoéducation et d’entraînement aux habiletés sociales (n = 23) ainsi qu’un groupe contrôle constitué de trente-cinq personnes recevant seulement une intervention de soutien individuelle (Barbato & D'Avanzo, 2000; Dixon & Lehman, 1995; Lamb, 1991). Au suivi un an après, les trois groupes de traitement ont démontré une meilleure efficacité quant au taux de rechute, le groupe offrant une combinaison de psychoéducation et d’entraînement aux habiletés sociales ayant une meilleure efficacité, soit 9 % de rechute, comparativement à 49 % dans le groupe contrôle (Lamb, 1991). Au suivi deux ans après, ces mêmes résultats se sont maintenus où un taux de rechute de 25 % était observé dans le groupe offrant une combinaison d’interventions psychoéducatives et d’entraînement aux habiletés sociales, comparativement à 66,7 % chez les personnes du groupe contrôle recevant seulement de l’intervention individuelle (Dixon & Lehman, 1995).