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Deux écosystèmes : várzea et terre ferme

Dans le document Rivalités Riveraines (Page 31-41)

Vivre le long de l’Arapiuns

1.2 Deux écosystèmes : várzea et terre ferme

On sait grâce aux fouilles archéologiques que les premiers habitants de la région de Santarém mettaient à profit la présence de deux écosystèmes dans leur mode d’occupation territoriale, par un système de double résidence (selon la période de l’année, crue ou étiage) entre les terres inondables de la várzea et les centres forestiers de la terre ferme (Meggers, 1971 ; Denevan, 1996: 655). A partir de la colonisation, les conquérants se sont principalement installés au bord de la rivière et dans les espaces de várzea, les terres les plus fertiles pour les cultigènes de cycle court. Les sols sablonneux de la terre ferme restèrent entre les mains des populations modestes (chap. 2). Aujourd’hui, l’organisation socio-économique des riverains de la région continue à se déployer autour de cet axe bipolaire, à partir duquel est forgé un ensemble de représentations dichotomiques.

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Vila Franca a perdu son statut de vila lorsque Vila Curuai a acquis le sien (en 1900), devenant dès lors le seul chef-lieu de District pour l’Arapiuns et le Lago Grande. Sur l’histoire de Vila Franca, cf. chap. 2.

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La várzea : une terre fertile à l’occupation ancienne

Les terres localisées dans le lit majeur de l’Amazone – soit, pour la commune de Santarém : Lago Grande, Arapixuna, Aritapera et Tapará, et Ituqui – forment un écosystème très fertile de terres inondables appelé várzea (Figure 5). Chaque année, ces terres alluviales se retrouvent totalement immergées pendant la crue, approximativement de janvier à juin. Les habitants sont alors contraints d’élever à plusieurs reprises le plancher de leur habitation en bois, construite sur pilotis, au fur et à mesure que l’eau monte (Figure 7). Le bétail est placé dans une maromba, petit enclos en bois sur pilotis, et nourri tout l’hiver d’herbe aquatique coupée quotidiennement à cet effet (Figure 10). Certaines familles déplacent leur troupeau dans les régions de terre ferme avoisinantes, comme l’interfluve Arapiuns-Amazone, ou encore l’interfluve Tapajós-Arapiuns. La période de l’année marquée par la crue est difficile et demande une vigilance quotidienne de façon à ce que les denrées alimentaires stockées, comme la farine de manioc, ne prennent pas l’eau et que les animaux d’élevage (poules, porcs, etc.) ne soient pas dévorés par un alligator ou un anaconda (sucurijú/Eunectes murinos) de passage. Ceci explique sans doute que de nombreuses familles de la várzea préfèrent passer la saison des pluies en ville ou dans une région de terre ferme, quitte à réaliser une autre activité économique (Harris, 2000: 130; O’Dwyer, 2005: 227; Canto, 2007: 100).

L’étiage laisse apparaître de vertes et grasses pâtures, principalement utilisées pour l’agriculture à cycle rapide et l’élevage bovin. Ces sols riches sont deux fois plus productifs par hectare que ceux des interfluves (Meggers, 1971 apud Harris, 2000: 129) et ne demandent pas à être laissés à l’abandon après quelques années d’exploitation comme c’est le cas de l’agriculture sur brûlis itinérante telle qu’elle est pratiquée sur la terre ferme. La région de várzea possède une occupation consolidée ancienne et a activement participé aux cycles économiques de la région (cacao, jute, élevage, pêche commerciale).

Depuis les années 1990, suite à l’octroi de subsides aux pêcheurs par la FAO-UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) dans le but de les professionnaliser, c’est autour de la pêche et de la gestion des lacs que se sont cristallisés de nombreux conflits d’usage des ressources naturelles dans la région. Une importante partie de la diète quotidienne et de l’économie des habitants de várzea repose en effet sur la pêche. Une différentiation entre les habitants de la várzea aurait conduit à des conflits d’intérêt avec certains habitants originaires des communautés dont l’équipement et les pratiques participent à l’épuisement du stock de poissons des lacs (Harris, 2000 ; Esterci, 2002).

33 Figure 5: Deux écosystèmes – terre ferme et várzea (commune de Santarém)

34 Suite à ce qui est perçu comme une « invasion » des zones de pêche villageoises par des bateaux « industriels » équipés de frigorifiques (dont les pratiques sont jugées prédatrices sur l’environnement et la faune lacustre), des accords sur l’accès aux zones de pêche et sur la gestion communautaire des ressources lacustres ont été discutés de façon à réduire l’accès des lacs aux pêcheurs extérieurs (Lacombe, 1997 ; Furtado, 1994 ; Araújo, 1994 ; McGrath, 1994 ; Harris, 2000 ; Esterci, 2002 ; Canto, 2007).

Le complexe várzea, qui caractérise le Lago Grande de Curuai, peut donc être défini comme un écosystème de terres alluviales inondables du lit de l’Amazone, habité par des populations rurales dont les activités économiques sont principalement l’élevage bovin, l’agriculture de cycle rapide et la pêche commerciale. Il diffère en tous points du complexe terre ferme que je vais présenter.

La terre ferme : bancs de sable, rivières de la faim et cultivateurs de manioc

Plus au sud, le long de l’Arapiuns, les conditions sont tout autres. A l’instar de nombreuses rivières noires, la pêche ne s’y est pas développée comme une activité lucrative. Hors piracema, période où les poissons remontent les cours d’eau pour frayer (en juillet), elle permet à peine de produire le complément en protéines nécessaire à la survie des nombreux riverains qui peuplent cet écosystème de terre ferme. Pour la plupart, ils sont avant tout des agriculteurs familiaux, spécialisés dans la production de farine de manioc (activité mixte), qui est la base de l’alimentation. Les produits de l’extractivisme complètent les activités quotidiennes : chasse (activité exclusivement masculine), pêche (activité mixte quoi qu’à tendance plutôt masculine) et cueillette de fruits (activité plutôt féminine) permettent de compléter le menu dont la base est la farine de manioc. L’extraction de palmes de curuá (Orbignya Pixuna) et de bois permet la fabrication des outils et des habitations. Certaines familles récoltent, à des fins lucratives, le latex (pour le revendre à la coopérative des collecteurs de latex du STTR ou pour confectionner de l’artisanat, comme c’est le cas dans certains villages du bas-Tapajós) et l’huile de patauá (Oenocarpus bataua), d’autres produisent des artefacts en palmes de tucumã (Astrocaryum aculeatum) – paniers, dessous de plats, frises ornementales – qui sont commercialisés directement dans des boutiques de souvenirs ou par l’intermédiaire de circuits équitables auprès d’associations15 à Santarém. Ces activités se répartissent tout au long de l’année selon le calendrier du cycle aquatique. La

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L’organisation non-gouvernementale Saúde & Alegria a encouragé, dans quelques villages de l’Arapiuns, la constitution d’associations d’artisanat (dont certaines ont fait breveter leurs créations). La production des membres des associations est achetée à un prix en principe supérieur à ceux pratiqués par les commerçants du centre-ville, puis revendue dans la boutique de l’ONG.

35 plupart des habitations des riverains de la rive gauche de l’Arapiuns16 sont construites en palmes de curuá ou en bois, parfois une combinaison des deux, selon les ressources du foyer. Plus récemment, l’utilisation de briques et de tuiles en argile a été privilégiée pour leur durabilité, mais leur coût en freine encore la démocratisation. La plupart des villages de l’Arapiuns ne possèdent pas encore l’électricité, mais cela ne saurait tarder. Le gouvernement a mis en place un ambitieux projet d’extension de l’offre de l’électricité, luz para todos, dont l’exécution a déjà commencé dans la région.

De janvier à juillet, les eaux montent jusqu’à immerger totalement une grande surface de l’espace terrestre. Lors des années de grandes crues, elles viennent frôler dangereusement le seuil des maisons construites à même le sol, sur la terre ferme. Les habitations éloignées du village se retrouvent isolées et l’accès ne se fait plus que par barque. D’août à décembre, l’étiage laisse apparaître de grandes plages de sable blanc. Des retenues d’eau isolées de la rivière par des étendues de sable et désignées par le terme « lacs » se forment entre les méandres dessinées par les berges (Figure 8). Les plages gagnent du terrain sur la rivière, sculptant des avancées parfois longues de plusieurs centaines de mètres, qui sont localement appelées « pointes » » (pontas). Ces pointes possèdent une efficacité symbolique importante (je reviendrai sur cette idée dans le chapitre 5). L’une des caractéristiques des pointes est d’être désignées comme telles qu’elles soient ou non émergées. Aussi, pendant la crue, les pointes peuvent-elles paraître désigner les caps qui surplombent les avancées de sable immergées, mais caps et avancées de sable ne sont pas pensés séparément. Si untel habite sur la ponta do Macaco (pointe du singe), cela signifie qu’il a construit son habitation permanente sur le cap qui surplombe cette pointe. L’été venu, il s’installera éventuellement dans un tapirizinho (maison rustique construite avec les matériaux disponibles sur place) construit sur la plage pour se rapprocher de la rivière et saisir les opportunités de pêche. « L’été » amazonien ou saison sèche (de juillet à décembre) est le temps de l’abondance (fruits, récoltes), des visites entre amis et des piracaias sur la plage, à la nuit tombée, moment privilégié où l’on cuit sur un foyer improvisé le poisson pêché collectivement en journée. L’ « hiver », ou saison pluvieuse (de janvier à juin), est plus frugal : il est caractérisé par un certain repli dans la sphère domestique et une diminution des activités.

Le complexe terre ferme, à l’inverse de celui de várzea, correspond à un écosystème assez aride (l’étiage laisse place à des plages de sable), au sol sablonneux, que l’on trouve le

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Sur la rive droite, les riverains ont désormais de petites maisons standardisées en briques et tôle, construites suite à la création de la Resex Tapajós-Arapiuns, et financées par un prêt à faible taux que leurs habitants doivent en principe rembourser.

36 long des berges de l’Arapiuns et du Tapajós. Les activités sont davantage centrées sur l’agriculture vivrière (le manioc) et l’extractivisme. La pêche est pratiquée à moindre échelle et les riverains consomment davantage de gibier lorsque le couvert forestier le permet.

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Le passage de la várzea à la terre ferme, c’est-à-dire du Lago Grande à l’Arapiuns, peut se faire par le canal du Jari, une formation localisée dans l’embouchure des rivières Arapiuns et Tapajós, coupant à travers la várzea d’Arapixuna (Figure 6). Ce canal possède une importance particulière pour l’économie régionale. D’ailleurs, il est extrêmement peuplé et ceci depuis des temps anciens (chap. 2). Cet axe de circulation relie Pérola de Maicá et Laranjal do Jari (au sud d’Arapixuna) à la ville d’Arapixuna (au nord) et à Carariacá (à l’entrée du Lago Grande). On peut accéder au canal du Jari directement d’Alter do Chão (bas-Tapajós), de Vila Franca (bas-Arapiuns) ou du port de Santarém, si l’on possède une embarcation privée. L’autre voie d’accès est terrestre, par le réseau routier relié à la Translago (Figure 9).

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Figure 7: La várzea - Canal du Jari, várzea d’Arapixuna, au début de l’étiage (août 2012)

Maison en palmes submergée par les eaux

© Photo Berthier-Lemoine

Maison en bois et tôle, sur pilotis

© Photo Brigitte Choulet

Maison en bois et tôle sur pilotis

©Photo Corinne Choulet

Ponton sur pilotis et maison en bois et tuiles

©Photo Corinne Choulet

Alimentation du bétail stocké dans la maromba

©Photo Otávio Canto (Vila Vieira, 1997)

Poulailler sur pilotis

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Figure 8: La terre ferme - Rivière Arapiuns, villages d’Arimum et Garimpo

Bateau de ligne Cte Israel IV, début de l’étiage (août 2012) - © Photo B. Choulet

La pointe du Macaco, Arimum, début de l’étiage (août 2012) - ©Photo Corinne Choulet

Maison en palmes de curuá, Arimum (août 2012) - ©Photo Brigitte Choulet

Maison en bois et palmes, Arimum (août 2012) - ©Photo Brigitte Choulet

Maison en bois et palmes, Arimum (août 2011) - Photo de l’auteur

Maison en briques et tuiles, volets en palmes, Garimpo (août 2012) - ©Photo B. Choulet

39 Espace de production de farine de manioc

(août 2012) - ©Photo Corinne Choulet

Agriculteurs dans leur champ de manioc, Arimum (juin 2011) - Photo de l’auteur

La pointe du Tatou, Arimum, fin de la crue (août 2012) - ©Photo Corinne Choulet

La pointe du Tatou, Arimum, fin de l’étiage (décembre 2011) - Photo de l’auteur

Le lac d’Arimum à la fin de la crue (août 2011) - Photo de l’auteur

Le lac d’Arimum pendant l’étiage (octobre 2011) - Photo de l’auteur

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La cyclicité des eaux

Dans la várzea comme dans la terre ferme, la saisonnalité rythme l’organisation des activités économiques, religieuses et sociales des habitants. Je reprends à mon compte l’idée développée par Harris (2000 : 126) selon laquelle les habitants des plaines inondables sont « au service » de leur environnement – une idée finalement assez proche de celle d’« engagement » proposée par Ingold (2000) – prenant activement et pleinement en compte le milieu dans lequel ils évoluent et dont la spécificité réside dans la transformation spectaculaire des éléments aquatiques. Dans la région de várzea proche de Santarém, la variation de l’Amazone peut atteindre six à sept mètres d’amplitude entre les saisons sèche et humide (Sioli, 1985 apud Canto, 2007: 41). La saison humide (« l’hiver ») s’accompagne de la montée des eaux qui atteignent leur crue maximale aux alentours de juin. Dès juillet, les eaux se retirent progressivement. La saison sèche (« l’été ») progresse jusqu’en novembre-décembre, période où l’étiage est maximal.

Cette variation a un effet drastique sur le paysage. Dans la várzea, chaque cycle de crue/étiage implique la formation de nouvelles « îles » (monticules formés par l’amassement de sédiments) et la disparition de pans de terre entiers, entraînés par le courant. Dans la terre ferme, cet effet est moindre mais s’accompagne d’un effet d’érosion des caps surplombant les pointes (les « terres tombées » / terras caídas), ainsi que la formation de bancs de sable et de canaux dans le lit de la rivière. Certaines pointes sont vouées à s’allonger avec le temps et à « fermer » certains passages d’un « lac » à l’autre.

Les implications sur les activités productives sont brutales dans la várzea où l’espace terrestre disparaît littéralement ; les habitants sont alors contraints à une certaine oisiveté (toute relative puisque les hommes poursuivent leurs activités de pêche). Le long de l’Arapiuns, sur la terre ferme, la période humide ralentit quelque peu les activités agricoles mais ne modifie pas complètement les activités productives. En revanche, elle modifie profondément les déplacements. En effet, la différence majeure entre l’été et l’hiver est l’apparition, non pas de terres cultivables, mais de lieux de passage, de chemins. Pendant l’été, ce sont les plages et les pointes qui relient entre eux les espaces habités de façon dispersée. En d’autres termes, si, dans la várzea les variations saisonnières influent sur les activités économiques ; dans l’Arapiuns elles sont surtout un facteur de transformation paysagère (présence ou absence de certains éléments) et de disponibilité de chemins.

41 Cette évanescence paysagère est décrite par les riverains à partir d’expériences sensorielles enregistrées lors d’un engagement quotidien dans leur environnement (Ingold, 2000). Nous verrons (chap. 5) qu’elle participe à l’élaboration d’une perception moniste du monde et à la création d’un ethos paysager.

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