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Ère jésuite et expansion économique de Santarém

Dans le document Rivalités Riveraines (Page 56-61)

Vivre le long de l’Arapiuns

2.1 Ère jésuite et expansion économique de Santarém

1653-1757 : Présence jésuite et formation des missions du bas-Tapajós

C’est l’argument humaniste de la nécessité de christianiser les Indiens qui va servir pour la pénétration des jésuites en Amazonie. Des missions sont formées systématiquement le long de l’Amazone et de ses principaux affluents, sous l’impulsion du jésuite Antônio Vieira, père supérieur de la mission du Maranhão. À l’emplacement de l’actuelle ville de Santarém, le révérend João Felipe Bettendorff fonde la mission Nossa Senhora da Conceição des Indiens Tapajó, en 1661. Ses habitants, les Tapajó et d’autres ethnies alliées, sont décrits comme anthropophages, pratiquant l’endo-cannibalisme et l’adoration d’« idoles » (sept ancêtres momifiés et cinq pierres zoomorphes23) (Bettendorff, 2010). On sait aujourd’hui, grâce à la transcription d’une lettre24 (ARSI, Bras. 9, XXXVII, 259r-267v) envoyée par Bettendorff à Rome en 1671, que c'est de cette période que date l’alliance politique entre les Indiens Arapium et les Tapajó. La Princesse Moaçara aurait réalisé ce rapprochement sur les conseils du prêtre (qui lui fournit l’alcool nécessaire pour les tractations) pour renforcer son pouvoir, suite à la fronde d’un autre groupe indien vassal.

La mission des Tapajós est décrite comme la plus nombreuse de toute la région. Les missionnaires qui s’y succèdent25 pratiqueront régulièrement de nouvelles « descentes » (négociations réalisées par les religieux et présentées comme « non-violentes ») auprès des nombreux groupes d’Indiens qui peuplent la région. A partir de ce point d’ancrage, un petit noyau de peuplement de colons portugais va se former, notamment grâce à la main d’œuvre indigène qui est répartie dans les travaux contre un salaire mensuel modique de deux unités (2,2 mètres) d’étoffe en coton (Freire, 1991: 47).

La mission des Tapajó connaîtra une brève période de décadence entre 1685 et 1695 (deuxième expulsion des jésuites du Pará suite à la révolte de Beckman26) pendant le gouvernement laïque, puis par faute de prêtres. Cette période (années 1690) coïncide avec la

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Les momies seront brûlées et les pierres jetées dans le fleuve par le missionnaire Antônio Pereira vers 1680.

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J’exprime toute ma gratitude à Karl Arenz, qui a traduit la lettre et m’en a généreusement transmis une copie.

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Manuel Pires, Gaspar Misch, Antônio Pereira, João Maria Gorzoni, Manoel Rabello, Luís Álvares, Annibal, Mazzonali, Sebastião Fusco, Júlio Pereira, Manoel Ferreira, João Daniel, Domingos Antônio (Bettendorff, 2010; Santos, 1971)

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57 construction de forteresses dans le bas-Amazone, à Gurupá, Pauxi [Óbidos] et Tapajós [Santarém]. Elles étaient construites à côté d’une mission d’Indiens de façon à bénéficier d’un réservoir de main d’œuvre gratuite. La forteresse du Tapajós (1697) fut construite par un civil (Francisco da Motta Falcão, puis son fils Manoel da Motta Siqueira achèvera les travaux et en assurera le commandement), à la demande du Gouverneur. Dès lors, les colons commencèrent à peupler la région.

Figure 13: La Forteresse et la mission du Tapajós (par J. A. Schwebel)

Source : Schwebel, 1756 : 17.

Avec le retour des jésuites, la première moitié du XVIIIe siècle est l’une des époques les plus prospères de la mission. Les Indiens sont très nombreux et les missionnaires commencent à évoquer la création d’autres réductions le long du bas-Tapajós de façon à y déverser le trop plein d’Indiens, désormais en compétition directe pour l’accès aux terres fertiles et la production agricole locale avec les colons déjà bien implantés. C’est ainsi que des villages annexes sont fondés (autour de 1722) par le missionnaire Manoel Rabello à « Iburari » ou « Borari » (actuellement Alter-do-Chão), Cumarú et Arapium (actuellement Vila Franca), et São José dos Maitapú (actuellement Pinhel) (Bettendorff, 2009; Noronha, 1768; São José, 1847 ; Loureiro, 1982: 32, 54). En 1730, les missions Tapajó, Borari, Cumarú et Arapium comptaient respectivement 793, 235, 166 et 1 069 Indiens (Leite, 1943 et Muniz, 1916 cités par Arnaud, 1989: 214-5). Presque 15 ans plus tard (1737), le père José Lópes fonde la mission Santo Inácio de Loyola (actuellement Boim), suite au déplacement pour raison sanitaire de la mission des Tupinambarana (anciennement localisée entre la rivière Parintin et le Madeira) sur la rive gauche du bas-Tapajós. A la même époque, une partie des Indiens de la mission du Tapajós est transférée dans le village Borari, qui devient alors autonome, sous le nom de mission Nossa Senhora da Purificação dos Borari. Le panorama des réductions

58 jésuites du bas-Tapajós est désormais établi (Figure 14). Le monopole de la main-d’œuvre indigène par les religieux entretient le mécontentement des colons. Encore peu nombreux au pied de la Forteresse, ils jouxtent la mission peuplée et prospère (Daniel, 2004).

Le révérend João Daniel (2004) nous a laissé un témoignage sur la vie dans la mission des Arapium, où il était religieux en ce milieu de XVIIIe siècle. La mission Nossa Senhora da Conceição dos Arapiuns (Vila Franca) était, avec celle de Santo Inácio (Boim), la plus peuplée de la région, avec plus de 1200 habitants en comptant Aldeia Nova de Cumarú, un village indigène voisin qui dépendait de la mission. Par la suite, ces deux peuplements furent unis sous le nom de Cumarú. Il s’agissait d’une mission pluriethnique. Le père Manoel Rabello y aurait d’ailleurs transféré ce qu’il restait des Indiens Tapajó et Urucucú, qui cessèrent à cette période d’exister en tant qu’ethnie distincte. Se succèderont à la coordination du lieu les jésuites Manoel Rabello (1723), José de Gama (1725), Felipe de Borja (1730), Júlio Pereira (1732-41 puis 1751-56), Luiz Alvares (17550-1757, depuis la mission des Tapajós) et João Daniel (entre 1751 et 1757). Malgré l’évangélisation forcée, les Indiens sont dépeints par le missionnaire comme conservant des pratiques autochtones comme l’anthropophagie rituelle, les célébrations de la nouvelle lune, les rites de passage éprouvants (classes d’âge, menstruation, couvade). Les éléments catholiques introduits par les missionnaires, comme la fête du Sairé (Daniel, 2004; São José, 1847: 106), semblent cohabiter avec les conceptions cosmogoniques locales qui, déjà à cette époque, sont peuplées d’entités sylvestres – « curupira » – et subaquatiques – des « apparitions » sortant de la rivière (Daniel, 2004 ; Acuña, 1994: 150) –, et se perpétuent sous une forme similaire pendant les périodes suivantes (Spix et Martius, 1824: 94 ; chap. 5).

Expansion de la culture du cacao et de l’élevage bovin pendant l’ère jésuite

La période jésuite en Amazonie a une importance notable dans le développement économique de la région. On trouvait alors dans le bas-Amazone les plus grandes plantations de cacao, notamment dans les districts de Pauxi (Óbidos), Tapajós (Santarém), Cumarú (Vila Franca), Parintins, Juruti, Nhamundá (Faró) et Uruá-Tapera (Oriximiná) (Loureiro, 1982). La valeur à l’exportation de ce produit a en effet décollé à partir de 1730 (Chambouleyron, 2010: 168). Dans le district de Vila Franca, alors mission des Indiens Arapium, les jésuites possédaient une grande plantation de cacao. Elle était localisée dans la várzea, au nord du Lago Grande (alors appelé Lago Grande das Campinas c’est-à-dire « grand lac des prairies »), en amont du lieu-dit Paricatuba (Figure 14). Ils possédaient également une réserve de pêche

59 dans le Lago Grande. Les missions abritaient en outre les plus grandes fazendas d’élevage de la région (Loureiro, 1982), une activité particulièrement bien adaptée à l’écosystème de várzea. Cette opulence irritait les colons qui se sentaient lésés.

La distribution des sesmarias aux colons

Afin d’encourager l’exploitation des terres par les nouveaux occupants (l’effort colonial était alors considéré comme un investissement commercial), l’institut juridique de la sesmaria, préexistant au Portugal, fut transposé dans la Colonie. Il s’agissait d’une distribution gratuite des terres par le roi du Portugal aux colons ayant les ressources suffisantes pour les mettre en valeur. La condition pour recevoir une terre et conserver des droits sur celle-ci était donc son exploitation économique. En principe, les terres oisives retourneraient à leur propriétaire « originel » – la couronne – et pourraient être réattribuées à d’autres prétendants.

Dans la région de Santarém, alors forteresse du Tapajós, les premières sesmarias furent octroyées au XVIIIe siècle à deux frères, João Caetano de Souza e Silva (en 1746) et Lourenço Xavier de Souza (en 1747), dans la várzea d’Arapixuna, pour y planter du cacao (APEP; Harris, 2010: 85 et suiv. annexe C; Figure 14). A cette époque, l’octroi d’une sesmaria impliquait le paiement d’un impôt indexé sur la terre et pouvait mesurer tout au plus trois léguas de long sur une de large (la légua représente une mesure variable pouvant aller de 2 à 6 kilomètres environ). La concession initialement octroyée par le Gouverneur de la province devait être, dans un second temps, confirmée par le roi du Portugal. Rares étaient les bénéficiaires de sesmarias – les sesmeiros – à suivre la procédure dans son intégralité; la plupart s’établissaient de fait sur des terres sans chercher à régulariser leur situation et tenaient pour titre de propriété légitime la lettre d’octroi de sesmaria initiale, souvent rédigée par le capitaine de la forteresse (Silva, 2009).

Dans les années 1750, trois autres sesmarias furent octroyées à des notables locaux. En 1751, Manoel João Baptista reçut une terre de 2 x ¼ léguas à l’Est du Lago Grande das Campinas, sur la rive droite, à un endroit où le lac communique avec l’Arapiuns par un petit canal (furo dos Arapiuns ou igarapé Pucá). Cette sesmaria fut confirmée par le roi (APEP). La famille Baptista peut être considérée comme une des oligarchies de la région de Santarém : Manoel João Baptista fut conseiller municipal (vereador) de la Vila de Santarém de 1762 à 1763 (APEP; Santos, 1974: 119; Reis, 1979: 69 ; Dutra, 2009: 12-13; Harris, 2010: 88).

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61 Une autre sesmaria sera octroyée à cette même famille dans le Lago Grande das Campinas (en 1803). En 1752, Manoel Corrêa Picanço reçut une sesmaria dans la várzea d’Aritapera. Cet homme fut également conseiller municipal dans la première administration de la Vila de Santarém (en 1759), puis occupa la fonction de maire de la ville (en 1760). La troisième sesmaria, localisée à Arapixuna (Harris, 2010: 88), et octroyée en 1755, est celle de Joaquim da Costa Pereira, qui fut également conseiller municipal en 1760 et en 1769 (Figure 15).

Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, quatre sesmarias avaient été timidement octroyées aux familles Souza e Silva, Baptista, Corrêa Picanço et Costa. Elles sont à l’origine de la formation de puissantes oligarchies locales dont les effets sont visibles jusqu’à nos jours. Sans doute, la formation assez tardive du peuplement de Santarém par les colons explique le peu de terres distribuées sous l’ère jésuite. Par ailleurs, il est intéressant de noter que ces sesmarias avaient pour l’époque une taille relativement modeste (entre une et deux léguas au carré, c’est-à-dire de 2 à 12 km²). Ceci doit être mis en relation avec la configuration territoriale de la várzea, à l’espace restreint et changeant (chap. 1). C’est surtout à partir de la période suivante – le Directoire des Indiens – que la privatisation du foncier par l’octroi de sesmarias va s’intensifier. Enfin, il est important de garder à l’esprit que de nombreuses familles (sans doute la majorité) avaient installé leurs plantations sans requérir de titre foncier légal. Ces occupants sont désignés par le terme de posseiros, que l’on peut traduire par « possesseurs », c’est-à-dire « occupants non-propriétaires » ou encore « usufruitiers ».

Dans le document Rivalités Riveraines (Page 56-61)