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L'entreprise à l'épreuve du changement climatique : obligations et responsabilités

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Academic year: 2021

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obligations et responsabilités

Ana-Maria Ilcheva

To cite this version:

Ana-Maria Ilcheva. L’entreprise à l’épreuve du changement climatique : obligations et responsabilités. Droit. Université Côte d’Azur, 2020. Français. �NNT : 2020COAZ0018�. �tel-03156827�

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L’entreprise à l’épreuve du changement

climatique : obligations et responsabilités

Ana-Maria Ilcheva

Groupe de Recherche en Droit, Économie et Gestion (GREDEG UMR 7321)

Présentée en vue de l’obtention du grade de docteur en droit d’Université Côte d’Azur

Dirigée par : Pascale Steichen,

Professeur, Université Côte d’Azur Soutenue le 4 décembre 2020.

Devant le jury, composé de :

Mathilde Hautereau-Boutonnet, Professeur, Université Aix-Marseille

Grégoire Leray, Professeur, Université Côte d’Azur

Laurent Neyret, Professeur, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines Irina Parachkévova-Racine, Professeur, Université Côte d’Azur

Pascale Steichen, Professeur, Université Côte d’Azur

François-Guy Trébulle, Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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L’entreprise à l’épreuve du changement

climatique : obligations et responsabilités

Jury :

Président du jury

Irina Parachkévova-Racine, Professeur, Université Côte d’Azur

Rapporteurs

Mathilde Hautereau-Boutonnet, Professeur, Université Aix-Marseille

Laurent Neyret, Professeur, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Examinateurs

Grégoire Leray, Professeur, Université Côte d’Azur

François-Guy Trébulle, Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Directeur de thèse

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Résumé

La réflexion juridique à propos de la place du droit dans la lutte contre le changement climatique est de plus en plus abondante. Face à l’urgence climatique, l’ensemble des outils et acteurs juridiques est mobilisé. L’entreprise est au premier rang des personnes concernées. Quel rôle le droit assigne-t-il à l’entreprise dans la lutte contre le changement climatique ? Quelles obligations et quelles responsabilités fait-il peser sur elle ? Sur quels fondements ? La présente étude analyse les rapports entre droit et changement climatique à travers le prisme de l’entreprise. En amont de tout dommage, on constate aujourd’hui la mise en œuvre d’un processus de responsabilisation des acteurs économiques face au changement climatique. Ces derniers sont appelés à jouer un rôle, d’une part, sur le terrain de l’adaptation, d’autre part, sur le terrain de l’atténuation du changement climatique. De nouvelles obligations, plus ou moins normatives, apparaissent dans le domaine climatique, et des outils classiques du droit, tel que le contrat, sont utilisés en tant qu’instruments de la lutte contre le changement climatique.

Qu’en est-il lorsqu’un dommage en lien avec le changement climatique survient ? De lege lata, différents régimes de responsabilité paraissent mobilisables en matière climatique. Ils présentent tous des potentialités et des limites, si bien qu’il semble opportun aujourd’hui d’engager une réflexion sur la consécration d’une responsabilité spécifique en matière de climat. De lege

ferenda, dépassant les obstacles liés aux conditions de la responsabilité, à l’imputation et à l’accès

en justice, cette responsabilité climatique pourrait permettre de rendre juridiquement responsables les entreprises émettrices de gaz à effet de serre.

Mots clés : droit des obligations –– droit économique – droit de l’environnement – changement

climatique – contentieux climatique – responsabilité des entreprises

Companies in the Face of Climate Change: Obligations and Responsibilities Abstract

Legal concern about the place of law in the fight against climate change is increasingly abundant. Faced with the climate emergency, all the legal tools and actors are mobilized. Companies are the ones primarily affected by this. What role does the law assign to compagnies in the fight against climate change? What obligations and responsibilities does it place on them? On what legal basis? This study examines the links between law and climate change through the prism of the companies.

Before any damage occurs, economic players are now involved and empowered to act in the field of climate change adaptation and mitigation. New obligations, more or less normative, are appearing in the climate field, and classic legal tools, such as the contract itself, are used as instruments in the fight against climate change.

But what about when a damage related to climate change occurs? De lege lata, different liability regimes can potentially be mobilized in climate matters. They all have potentials and limitations, so much so that it now seems opportune to initiate a reflection on the consecration of a specific liability regime in matters of climate change. De lege ferenda, overcoming the obstacles related to conditions, imputation of liability and access to justice, this climate change liability regime could make it possible to make companies that emit greenhouse gases legally responsible.

Key words: Law of Obligations – Economic Law – Environmental Law – Climate Change –

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Au seuil de cette étude, je souhaite exprimer ma profonde gratitude à Madame le Professeur Pascale Steichen, pour sa bienveillance, sa confiance et son soutien à toute épreuve.

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Table des principales abréviations

aff. AJCT AJDA al. art. BDEI Bull. civ. Bull. crim. Bull. Joly C. civ. C. com. C. consom. C. env. C. mon. fin. C. pén. C. trav. CA

Cass. 1ère, 2ème, 3ème civ.

Cass. com. Cass. soc. CE CEDH Ch. mixte chron. CJCE CJUE coll. comm. concl. Cons. const. D. dir. doctr. Dr. soc. Dr. sociétés et alii. éd. Gaz. Pal. GES GIEC Ibid. id. in infra JCP E Affaire

Actualité juridique Collectivités territoriales Actualité juridique Droit administratif Alinéa

Article

Bulletin du droit de l’environnement industriel Bulletin civil Bulletin criminel Bulletin Joly Code civil Code de commerce Code de la consommation Code de l’environnement Code monétaire et financier Code pénal

Code du travail Cour d’appel

Première, deuxième, troisième chambre de la Cour de cassation Chambre commerciale de la Cour de cassation

Chambre sociale de la Cour de cassation Conseil d’État

Cour européenne des droits de l’homme Chambre mixte de la Cour de cassation Chronique

Cour de justice des Communautés européennes Cour de justice de l’Union européenne

Collection Commentaire Conclusions Conseil constitutionnel Recueil Dalloz Sous la direction de Doctrine

Revue de droit social – Dalloz

Revue de droit des sociétés – LexisNexis Et autres

Édition

Gazette du Palais Gaz à effet de serre

Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat Ibidem (même endroit)

Du même auteur Dans

Noté ci-dessous

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JCP G JO JOUE L.G.D.J. LPA n° obs. ONU op. cit. ord. p. préc. pt. PUAM PUF Rapp. RCADI RDC Rec. Leb.

Resp. civ. et assur. RFDA RFDC RIDE RJE RTD civ. RTC com. s. spéc. supra t. T. corr. T. jud. TGI UE v. vol. voy.

La Semaine juridique – édition générale – LexisNexis Journal officiel de la République française

Journal officiel de l’Union européenne

Librairie générale de droit et de jurisprudence Petites Affiches (les) – Lextenso

Numéro Observations

Organisation des Nations Unies Opere citato (dans l’ouvrage cité) Ordonnance

Page(s) Précité Point

Presses universitaires d’Aix-Marseille Presses universitaires de France Rapport

Recueil des cours de l’Académie de droit international de la Haye Revue des contrats – Lextenso

Recueil Lebon

Responsabilité civile et assurances – LexisNexis Revue française de droit administratif

Revue française de droit constitutionnel Revue internationale de droit économique Revue juridique de l’environnement Revue trimestrielle de droit civil

Revue trimestrielle de droit commercial Suivants (et -.) Spécialement Noté ci-dessus Tome Tribunal correctionnel Tribunal judiciaire

Tribunal de grande instance Union européenne

Versus (contre) Volume

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Sommaire

PREMIÈRE PARTIE :

L’entreprise responsabilisée dans le contexte du changement climatique

Titre I. L’entreprise acteur de la lutte contre le changement climatique

Chapitre I. Le contexte juridique de la lutte contre le changement climatique

Chapitre II. Analyse juridique du rôle de l’entreprise dans la lutte contre le changement climatique : la recherche de conciliation

Titre II. L’entreprise porteuse de la lutte contre le changement climatique

Chapitre I. Les démarches volontaires des entreprises en matière de lutte contre le changement climatique

Chapitre II. Le développement d’obligations nouvelles dans le contexte de lutte contre le changement climatique

DEUXIÈME PARTIE :

L’entreprise responsable dans le contexte du changement climatique

Titre I. La responsabilité de l’entreprise en droit privé positif saisie par le changement climatique

Chapitre I. Diversité des régimes de responsabilité de l’entreprise mobilisables en matière climatique

Chapitre II. Défis posés par le changement climatique aux régimes de responsabilité de l’entreprise

Titre II. Jalons prospectifs d’une responsabilité climatique de l’entreprise

Chapitre I. Esquisses théoriques sur la responsabilité climatique de l’entreprise Chapitre II. Reconnaissance juridique de la responsabilité climatique de l’entreprise

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À mes parents, À mon frère,

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« Nos sociétés industrielles, socialistes ou capitalistes sont des sociétés économiques. L’économie est la forme essentielle du monde moderne, et les problèmes économiques sont nos préoccupations principales. Pourtant le sens de la vie est ailleurs. Tous le savent. Tous l’oublient. Pourquoi ? »

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1. La question du changement climatique fait progressivement son apparition dans les terres du droit. Mais si elle s’y installe, c’est parce qu’elle y est attirée. Le droit, force de régulation sociale, fournisseur de normes, porteur et producteur de valeurs, permet de répondre, de manière plus ou moins satisfaisante, aux questionnements que soulève le phénomène du changement climatique. La réflexion juridique à propos du changement climatique est de plus en plus abondante. Le sujet préoccupe les agendas politiques, anime certains prétoires et nourrit les revues juridiques. La réalité des rapports entre droit et changement climatique semble être établie et n’est plus vraiment contestée. Toutefois, ce qui peut encore être source de contestation, ou du moins de désaccords, c’est la répartition des rôles des différents acteurs du droit dans la lutte contre le changement climatique. L’entreprise en est l’illustration parfaite. En effet, a-t-elle un rôle à jouer dans ce combat ? Si oui, lequel ?

2. Pour un juriste, l’attribution à l’entreprise d’un rôle à jouer dans la lutte contre

le changement climatique ne relève guère de l’évidence. D’ailleurs, cette question est plus complexe qu’il n’y paraît, pour deux raisons principalement.

D’abord, la complexité de la question résulte de la notion même d’entreprise. C’est une complexité d’ordre purement technique liée à la qualification juridique de cette notion. Certes, l’entreprise est un objet d’étude du droit. Pour autant, elle n’est pas un sujet de droit pouvant être titulaire de droits et d’obligations. Or dire que l’entreprise est un acteur de la lutte contre le changement climatique revient à reconnaître juridiquement son existence, c’est-à-dire à lui conférer des droits, à lui assigner des devoirs, à lui attribuer une responsabilité et à veiller à ce qu’elle l’assume.

Cette question est également complexe car elle invite à brouiller certaines frontières de notre représentation du monde juridique. Le malaise est évident devant le constat que les problèmes globaux ne peuvent pas être résolus à la seule échelle globale ; il est plus grand encore devant la nécessité, pour protéger des intérêts globaux, de mobiliser des branches du droit qui relèvent, pour l’essentiel, du droit privé.

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Mais c’est aussi finalement cette complexité qui fait que la question peut intriguer la pensée juridique1. Comme écrivait le Doyen Carbonnier, « quoiqu’elle évoque les

complications et que celles-ci mettent l’homme en fuite, la complexité est loin d’être regardée aujourd’hui comme un défaut »2. Au contraire, ce serait plutôt « une voie d’accès à la vérité »3.

3. Pour comprendre le rôle de l’entreprise dans la lutte contre le changement

climatique, il est indispensable, avant toute chose, d’esquisser le rôle du droit dans ce combat (I). Le changement climatique interroge la capacité du droit à appréhender ce type de phénomènes globaux, si bien que les fonctions symbolique4 et instrumentale du droit sont mises

à l’épreuve. En réponse au défi climatique, le droit est mobilisé à travers l’ensemble de ses outils et de ses acteurs, et c’est ainsi que s’établit le rapport triangulaire entre droit, changement climatique et entreprise qui a inspiré cette étude (II). Ce rapport triangulaire se cristallise autour de deux choses : la mise en œuvre d’un processus de responsabilisation de l’entreprise et l’évolution de sa responsabilité juridique (III).

I. La question climatique saisie par le droit

4. Comment est apparu le questionnement sur le changement climatique (A) et comment ce questionnement est-il devenu juridique (B) ?

A. L’apparition du questionnement sur le changement climatique

5. La science du climat n’est pas nouvelle. On en trouve des traces dès 1824, avec

le scientifique français Joseph Fourier, d’ailleurs fréquemment cité comme le premier à avoir

1 Voy. sur la question de la complexité du droit : J. Untermaier, « Nous n’avons pas assez de droit ! Quelques

remarques sur la complexité du droit en général et du droit de l’environnement en particulier », in Les hommes et

l’environnement. Quels droits pour le vingt-et-unième siècle ? Études en hommage à Alexandre Kiss, sous la dir.

de M. Prieur et C. Lambrechts, Éditions Frison-Roche, 1998, p. 499-511 ; Conseil d’État, Rapport public 1991, EDCE, n° 43, La Documentation française, 1992.

2 J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, coll. « Quadrige », 3ème éd., 2016, p. 331. 3 Ibid.

4 Voy. sur la fonction symbolique du droit : J. Commaille, À quoi nous sert le droit ?, Éditions Gallimard, coll.

« Folio essais », 1re éd., 2015, p. 43 et s., spéc. p. 43. : « La force du droit ne se mesure pas seulement par ce qu’il

fait mais aussi par ce qu’il dit ou pense qu’il est […] La fonction symbolique du droit est l’un de ses attributs essentiels pour comprendre la nature même de ce qui fonde l’univers juridique lui-même, son identité et le statut auquel il prétend dans le monde social. […] À la fonction instrumentale du droit, il faut donc ajouter la dimension

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présenté la notion d’effet de serre5. Il utilise le terme pour décrire la rétention partielle dans

l’atmosphère des radiations solaires. Cette notion est aujourd’hui à la base de la climatologie. En 1859, l’irlandais John Tyndall a démontré comment les différences dans la quantité de vapeur d’eau et de dioxyde de carbone dans l’atmosphère ont entraîné des différences dans l’absorption du rayonnement réfléchi et donc de la chaleur retenue. S’appuyant sur les travaux de Tyndall et de Claude Pouillet, le lauréat du prix Nobel Svante August Arrhenius a affirmé que le réchauffement climatique est la conséquence de l’augmentation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Le chimiste suédois mettait déjà l’accent sur l’importance des rejets de dioxyde de carbone liés aux activités humaines, en constatant que la proportion de ce gaz à effet de serre croît en fonction des consommations de charbon. Mais ces hypothèses n’ont pas été vérifiées et le sujet fut oublié pendant de longues années. On a cru que les océans, ces « pompes à carbone », en étaient de tels consommateurs qu’ils allaient annuler automatiquement la pollution liée aux activités humaines. Et on persévérait dans ces activités, sans s’en soucier.

Finalement, ce n’est qu’en 1988 qu’il fut acquis que le climat se réchauffait, que la cause de ce réchauffement était en grande partie liée aux activités humaines et qu’il était nécessaire d’agir. Un nouvel acteur est apparu sur la scène internationale, à savoir le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (ci-après « GIEC »)6. Depuis 1988, ce

groupe a multiplié les enquêtes sur de nombreuses questions complexes liées au phénomène du changement climatique7.

6. Dans son cinquième Rapport d’évaluation Changements climatiques 2014 : Incidences, adaptation et vulnérabilité, le GIEC rappelle que « les changements climatiques touchent déjà l’agriculture, la santé, les écosystèmes terrestres et océaniques, l’approvisionnement en eau et les moyens de subsistance de certaines populations. Ce qui est

5 L’effet de serre est un phénomène naturel permettant de retenir la chaleur solaire dans l’atmosphère et de

maintenir une température acceptable pour entretenir la vie. Autrement dit, l’atmosphère terrestre agit comme un filtre qui laisse passer certains rayons solaires et retient suffisamment de chaleur pour assurer à la Terre une température propice à la vie. L’expression « effet de serre » est employée usuellement dans le sens d’effet de serre « anthropique ». Les activités humaines affectent la composition chimique de l’atmosphère et entraînent l’apparition d’un effet de serre additionnel, responsable en grande partie du changement climatique.

6 Le GIEC a été créé par deux institutions des Nations Unies : l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM)

et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). Cet organisme intergouvernemental est ouvert à tous les pays membres de ces deux organisations. Il a pour mandat d’évaluer, sans parti pris et de manière méthodique et objective, l’état des connaissances sur l’évolution du climat, ses causes et ses impacts. Il produit des rapports qui fournissent un état des lieux régulier des connaissances les plus avancées en matière de climat. Cette production scientifique est au cœur des négociations internationales sur le climat.

7 En dehors des discours scientifiques, il est d’usage d’employer indifféremment les termes de « réchauffement

climatique », de « changement climatique » et de « dérèglement climatique ». Que les savants qui nous lisent nous pardonnent.

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frappant dans les incidences observées de ces changements, c’est qu’ils se produisent depuis les tropiques jusqu’aux pôles, depuis les petites îles jusqu’aux grands continents et depuis les pays les plus riches jusqu’aux plus pauvres »8. Ce cinquième rapport du GIEC a constitué la

base scientifique de l’Accord de Paris, lequel vise à renforcer la riposte mondiale à la menace des changements climatiques en contenant l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation des températures à 1,5 °C. En décembre 2016, les États parties à l’Accord de Paris ont invité le GIEC à évaluer les impacts d’un réchauffement de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels et les trajectoires d’émissions compatibles avec cet objectif mondial plus ambitieux, ce qui a donné lieu à un rapport spécial sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C9.

On apprend donc aujourd’hui que le défi de notre temps est de limiter à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle (1750-1850) le réchauffement climatique de la planète. Les scientifiques s’accordent sur le fait que limiter la montée du thermomètre permettra d’endiguer les conséquences du changement climatique, conséquences qui dépasseront la capacité de réponse des systèmes naturels et humains qui pourraient être définitivement altérés ou détruits. Ces 1,5 °C sont perçus comme une sorte de seuil de sécurité, au-delà duquel tout s’emballerait. En effet, le risque, la fréquence et l’ampleur des diverses calamités induites par le changement climatique ne cessent d’augmenter. Il devient urgent d’agir pour limiter les dégâts pour la planète.

7. Le défi du changement climatique est un défi totalement inédit. La

dynamique de la recherche scientifique dont les résultats ne poussent guère à l’optimisme, a permis de mieux comprendre l’action de l’homme sur le climat. Certes, le changement climatique est attribuable, en partie, à une variabilité naturelle, à une fluctuation naturelle du climat de la Terre. Néanmoins, l’ampleur considérable de l’augmentation des températures moyennes que l’on observe de nos jours est la conséquence directe de l’ingérence de l’homme. « Le réchauffement du système climatique est sans équivoque »10 et « la majeure partie du

8 GIEC, « Rapport du GIEC : L’évolution du climat entraîne des risques omniprésents, mais il existe des

possibilités d’interventions efficaces », Communiqué de presse, n° 2014/11/PR, 31 mars 2014.

9 GIEC, « Réchauffement planétaire de 1,5 °C. Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement

planétaire de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels et les trajectoires associées d’émissions mondiales de gaz à effet de serre, dans le contexte du renforcement de la parade mondiale au changement climatique, du développement durable et de la lutte contre la pauvreté », 2018.

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réchauffement observé au cours des cinquante dernières années est due aux activités humaines »11, constatait le GIEC au début des années 2000.

Il faut reconnaître qu’au fil du temps, nos sociétés ont accumulé de formidables capacités de destruction. Nos économies modernes se sont fondées sur le postulat selon lequel notre monde est illimité, ses ressources sont infinies et il appartient à l’industrie de l’homme de les faire fructifier. François Ost parle de la « simplicité moderne » pour caractériser ce monde qui s’est longtemps présenté comme illimité12. Il évoque « l’infini désir de l’homme investi,

croit-il, du droit d’appropriation et de transformation du monde qui l’entoure »13. Or ce modèle

économique fondé sur la domination de l’homme sur la nature a rapidement atteint ses limites, si bien qu’il n’est plus soutenable de considérer l’homme comme « maître et possesseur de la nature »14. Dans le même esprit, le Professeur René-Jean Dupuy écrivait : « Naguère encore,

les hommes vivaient comme si la Terre eût été inépuisable, la mer incorruptible, l’espèce humaine immortelle. Dans cet univers d’éternité, ils menaient une vie instinctive. Que l’on détruisît des ressources, que l’on s’entre-tuât, tout continuerait toujours. La certitude du progrès prenait assise sur une humanité invulnérable : assurée de la durée, elle pouvait le croire continu. Elle le recevait comme une foi qui ne pourra résister à la révélation de la vulnérabilité du genre humain. D’un coup, la montée linéaire s’est rompue. Alors, les reproches se sont concentrés sur le progrès technologique, accusé d’avoir rendu l’humanité mortelle, ce qui était inimaginable il y a un demi-siècle »15. Cette idée d’« humanité mortelle » renvoie à l’idée de sa « finitude » et

de sa dépendance de son milieu. La vulnérabilité du genre humain révélée par cette prise de conscience incline l’homme à repenser son rapport à la nature16. Cela dit, il ne s’agit pas de

renverser le rapport de domination en affirmant la primauté absolue de la nature sur l’homme et en interdisant toute action de celui-ci. Il s’agit plutôt de rééquilibrer les rapports entre les deux et de restaurer leur coexistence harmonieuse.

11 GIEC, Changements climatiques 2001, rapp. de synthèse 2002, p. 6.

12 F. Ost, « Oser la pensée complexe ; l’exemple des “communs” », in Droit public et droit privé de

l’environnement : unité dans la diversité ?, sous la dir. de M. Mekki et É. Naim-Gesbert, L.G.D.J., coll. « Grands

colloques », 2016, p. 7-19, spéc. p. 8.

13 Ibid.

14 R. Descartes, Discours de la méthode, 1637, rééd. Librio, coll. « Librio Philosophie », 2018.

15 R.-J. Dupuy, L’humanité dans l’imaginaire des nations, Juillard, coll. « Conférences, essais et leçons du Collège

de France », 1991, p. 71.

16 Voy. par exemple : M. Rèmond-Gouilloud, Du droit de détruire. Essai sur le droit de l’environnement, PUF,

coll. « Les voies du droit », 1989 ; F. Ost, « Quel rapport juridique à la nature : laissez-faire, réglementation, contrat naturel ou responsabilité ? », Aménagement-Environnement, 1991, p. 190-195 ; F. Ost, La nature hors la

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8. En philosophie, les concepts de fragilité et de vulnérabilité connaissent un essor important à la fin du XXème siècle. La fragilité de l’homme est au centre de la philosophie de Paul Ricœur17, tandis que la vulnérabilité de la nature préoccupe la pensée de

Hans Jonas. Dans son ouvrage emblématique Le principe responsabilité, Hans Jonas évoque la nécessité d’anticiper « la menace » du progrès technologique18 : « c’est seulement dans les

premières lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans l’aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les principes éthiques, desquels se laissent déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau »19.

Ce « pouvoir nouveau » est le pouvoir que l’homme exerce sur la nature. Son « intervention technique » entraîne la « vulnérabilité critique de la nature »20. Par conséquent, la nature devient

un « objet de la responsabilité humaine » 21. Autrement dit, le pouvoir croissant de l’homme de

générer des risques est le critère de sa responsabilité. Or après les concepts de fragilité et de vulnérabilité, c’est le concept de risque qui a connu un essor considérable.

Au début des années 2000, dans son ouvrage La société du risque, Ulrich Beck fait état du phénomène de « pluralisation » des risques22 avant d’évoquer la « globalisation des

risques civilisationnels »23. Plus qu’une menace, ces nouveaux risques deviennent, nous dit-il,

la mesure l’action humaine. Ils apparaissent comme « une nouvelle grille de lecture de l’ordre social et juridique, un prisme de la pensée contemporaine »24. On a pu parler de « société du

risque » pour qualifier cette société nouvelle qui se soucie davantage de la protection de ses membres contre les risques qu’elle fabrique que de la répartition des biens qu’elle produit25.

9. Le risque climatique est l’exemple parfait de risque civilisationnel globalisé.

Il concerne la perturbation des systèmes hydrauliques, le manque d’eau potable, la multiplication des catastrophes naturelles (tempêtes et inondations), la baisse du rendement de certaines cultures, la modification de la biodiversité terrestre et marine indispensable à la survie de l’homme, l’augmentation conséquente des problèmes de santé, le creusement des intégralités

17 P. Ricœur, « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », in Le juste 1, Esprit, 1995, p. 41-70. 18 H. Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, 1979, 3ème éd., Les Éditions

du Cerf, 1995, passim, spéc. préface p. 16.

19 Ibid. 20 Ibid., p. 31. 21 Ibid.

22 U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, 1986, Flammarion, 2008, passim, spéc. p. 55. 23 Ibid., p. 65-80.

24 H. Barbier, La liberté de prendre des risques, préf. J. Mestre, PUAM, 2011, p. 29.

25 U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, op. cit. ; id., « Fabriquons-nous une société

du risque ? », in Le monde des débats, novembre 1999, n° 8 ; également P. Peretti-Wattel, La société du risque, La Découverte, coll. « Repères », 2001.

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sociales et économiques, l’accélération de la pauvreté, les migrations. Nous le pressentons : l’enjeu économique du risque climatique est loin d’être négligeable26. L’adaptation à ce risque

est devenue la condition du maintien de nos modèles socio-économiques ; son atténuation, la condition de survie de l’humanité sur la planète27. L’évolution des connaissances et les

découvertes des sciences de la vie ont permis donc d’identifier le risque climatique, ce qui n’est pas resté sans interpeller le phénomène juridique.

B. Le changement climatique au centre du questionnement juridique

10. « Le droit n’est pas sans liens avec d’autres savoirs et d’autres discours »28. Au contraire, il s’en inspire pour se transformer au gré des transformations du monde, pour s’y adapter. Surtout, il est souvent fait appel au droit lorsqu’il s’agit d’assurer la cohérence du tout et son intégrité. Le Professeur Jean-Jacques Sueur écrit, à propos des transformations du droit, que « le monde est devenu un laboratoire à ciel ouvert où les savants de toutes les disciplines se disputent à la fois avec leur propre passé et avec ce monde et ceux qui s’y trouvent, le droit d’occuper un champ dont ils sentent bien que la plupart des éléments qui le constituaient jusqu’alors (acteurs, règles, concepts), leur échappent en tout ou en partie »29. Le propre du

droit, c’est de ne pas rester figé. Un auteur du XXème siècle disait que « la seule chose

perpétuelle [dans le droit est] son évolution, sa transformation »30. En effet, le droit se plaît à la

créativité. Il est amené à bouger sous l’impulsion des « forces créatrices du droit »31, selon

l’expression de Georges Ripert, ou des « forces imaginantes du droit »32, selon celle de Mireille

Delmas-Marty. Ce sont ces forces qui, selon la définition de l’auteure, nous permettent « d’agir

26 M. Hautereau-Boutonnet, « Le risque climatique en droit des contrats », RDC, n° 2, 2016, p. 312.

27 F. Cerutti, « Le réchauffement de la planète et les générations futures », Pouvoirs, vol. 127, n° 4, 2008, p.

107-122, spéc. p. 108-109 : « En tant que problème politique et moral, le réchauffement de la planète est un défi global, c’est-à-dire une menace physique qui peut frapper gravement ou mortellement tout le monde sur terre et que l’on ne contrera avec quelque chance de succès que si la quasi-totalité des pays et des peuples de la planète agissent ensemble. Seules les armes nucléaires approchent de tels critères de définition […] ».

28 F. Terré, « Présentation », in Archives de philosophie du droit, t. 36, Droit et science, Sirey, 1991, p. 5 et s. 29 J.-J. Sueur, « Le droit vu d’ailleurs, comme un “objet commun” », in Le droit économique entre intérêts privés

et intérêt général. Hommage à Laurence Boy, sous la dir. de É. Balate, J. Drexl, S. Menétrey et H. Ullrich, PUAM,

2016, p. 349-372, spéc. p. 351.

30 M. Chauffardet, Le problème de la perpétuité de la propriété, Étude de sociologie juridique et de droit positif,

thèse, Aix-en-Provence, Librairie du recueil Sirey, 1933, p. 3.

31 G. Ripert, Les forces créatrices du droit, L.G.D.J., 1955, reprint 1998.

32 M. Delmas-Marty, Le relatif et l’universel : Les forces imaginantes du droit, Tome 1, Seuil, coll. « La Couleur

des idées », 2004. ; id., Le pluralisme ordonné : Les forces imaginantes du droit, Tome 2, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2006 ; id., La refondation des pouvoirs : Les forces imaginantes du droit, Tome 3, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2007 ; id., Vers une communauté de valeurs : Les forces imaginantes du droit, Tome 4, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2011.

(25)

à l’intérieur du droit afin d’élargir l’imaginaire juridique »33 et de trouver les moyens d’intégrer

les nouvelles dynamiques qui se mettent en place, « alors que notre représentation du droit ne nous a pas préparés à [les] accueillir »34. Dans le contexte du changement climatique, le droit

se saisit de la question climatique, si bien qu’aujourd’hui, le changement climatique est au centre du questionnement juridique.

11. Le droit peut-il venir au secours du climat ? La réponse suppose au préalable

d’interroger la capacité du droit de s’adapter au changement climatique35. Comme on l’a vu, le

dialogue du droit avec les sciences dures et avec les sciences humaines permet de comprendre la nécessité de construire des réponses juridiques au phénomène du changement climatique. Mais cette entreprise délicate suppose la reconnaissance du fait que le changement climatique provoque des changements dans le droit. Il est, en effet, permis de douter de l’aptitude des instruments juridiques classiques à combattre le changement climatique. Les solutions au service du changement climatique actuellement inscrites dans le droit, pourvu qu’on arrive à en citer quelques-unes, ne sont pas dans la capacité de répondre à ses multiples défis. Pour revenir à notre question, le droit pourrait venir au secours du climat, encore faut-il qu’il soit apte à s’ouvrir à de nouvelles perspectives. Sa créativité est mise à l’épreuve.

Plus précisément, c’est la créativité des acteurs juridiques et des disciplines juridiques qui est ici mise à l’épreuve. De près ou de loin, et à leur façon, toutes les disciplines juridiques pourraient participer à la lutte contre le changement climatique. Les juristes qui appliquent, contrôlent, revendiquent, créent le droit – en bref, l’ensemble des juristes – ont un rôle important à jouer. Il s’agit, en quelque sorte, pour les juristes, d’assumer la part de responsabilité qui leur revient36. Dans ce contexte si préoccupant, l’objet même de leur travail – le droit – ne peut être

ignoré. Au contraire, il devrait être sollicité, encouragé, étudié à la lumière de ces nouveaux phénomènes. L’ensemble des ordres et des disciplines ainsi que des acteurs juridiques sont convoqués et émerge progressivement, particulièrement depuis l’adoption, le 12 décembre 2015, de l’Accord de Paris37, ce que l’on peut hardiment appeler un « droit climatique »38.

33 Préface de É. Gaillard, Générations futures et droit privé, L.G.D.J., 2011. 34 Ibid.

35 M. Hautereau-Boutonnet (dir.), « Quel droit face au changement climatique ? » (Dossier), D., 2015, p. 2259 et

s.

36 Sur les « timidités » de la doctrine juridique environnementaliste, voy. G. Martin, « Les angles morts de la

doctrine juridique environnementaliste », Revue juridique de l’environnement, vol. 45, n° 1, 2020, p. 67-80.

37 L’Accord de Paris sur le climat a été conclu le 12 décembre 2015 à l’issue de la vingt-et-unième Conférence des

Parties (COP 21) à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Il est entré en vigueur le 4 novembre 2016, moins d’un an après son adoption.

38 M. Hautereau-Boutonnet, « Quel “droit climatique” ? », in « Quel droit face au changement climatique ? »

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Parmi les disciplines mobilisables au secours du climat, il y en a tant de disciplines de droit privé que de droit public. Plus intéressant encore : de par sa transversalité, le changement climatique est vecteur de la réflexion autour de la porosité de la frontière entre les diverses disciplines juridiques et des interactions possibles entre droit privé et droit public.

12. Un « droit climatique » entre droit privé et droit public. On enseigne

traditionnellement le droit en distinguant entre ses deux grandes branches : la branche du droit public et la branche du droit privé39. Le Doyen Carbonnier enseignait que le droit public a pour

objet l’organisation de l’État et des personnes morales qui en dépendent, ainsi que de leurs rapports avec les particuliers, tandis que le droit privé a pour objet les rapports des particuliers (personnes privées) entre eux40. Mais il précisait aussitôt que les frontières sont mouvantes.

D’autres auteurs ont étudié le caractère idéologique de cette distinction41 ou sa valeur purement

instrumentale42. La question de la pertinence de la distinction droit public-droit privé, présentée

pourtant comme la division fondamentale du droit, s’est donc posée. Divers phénomènes sont à l’origine de cette remise en question. C’est un objet d’étude important des spécialistes du droit économique43, comme du droit de l’environnement44.

Le droit économique45, d’abord, applique la distinction entre droit public et droit privé

plus qu’il ne l’étudie. Elle est de l’essence même de ce droit. À la naissance du droit économique, Claude Champaud écrivait : « plus d’une discipline, le droit économique est un ordre juridique répondant aux normes et aux besoins d’une civilisation encore en voie de formation […] Le droit économique n’est pas une nouvelle branche du droit, mais un droit nouveau qui coexiste avec le corps de règles juridiques traditionnelles […] Considéré comme un droit original, mais à vocation générale, le droit économique se présente comme un esprit juridique particulier appliqué à un corps de règles diverses. Seul l’esprit est vraiment

39 Voy. sur l’utilité de cette distinction : M. Troper, « L’opposition public-privé et la structure de l’ordre

juridique », in Politiques et management public, vol. 5, n° 1, 1987, Public, privé : espaces et gestion. Actes du Second colloque international, Lyon, 15-16 décembre 1986 (Première partie), Construction de la dualité : une invention ambiguë, p. 181-198.

40 J. Carbonnier, Droit civil, Tome 1, Introduction, les personnes, la famille, l’enfant, le couple, PUF, coll.

« Quadrige », 2ème éd., 2017.

41 F. X. Testu, « La distinction du droit public et du droit privé est-elle idéologique ? », D., 1998, p. 345. 42 J.-L. Sourioux, Introduction au droit, PUF, 1987, p. 114.

43 G. Farjat, Droit économique, PUF, coll. « Thémis », 2ème éd., 1982, p. 376 : L’auteur évoque clairement

« l’effacement de la distinction » droit public-droit privé ; voy. également : K. Sontag et E. Yamgjié, « La distinction public-privé en droit économique », in Le droit économique entre intérêts privés et intérêt général.

Hommage à Laurence Boy, sous la dir. de É. Balate, J. Drexl, S. Menétrey et H. Ullrich, PUAM, 2016, p. 67-79.

44 M. Mekki et É. Naim-Gesbert (dir.), Droit public et droit privé de l’environnement : unité dans la diversité ?,

L.G.D.J., coll. « Grands colloques », 2016.

45 G. Farjat, Droit économique, PUF, coll. « Thémis », 1re éd., 1971 ; id., Pour un droit économique, PUF, coll.

(27)

nouveau »46. Le droit économique a pour fil conducteur principal le marché47. Dans une

économie de marché mondialisée, le territoire de ce droit est tellement vaste qu’il ne paraît pas avoir de territoire. Gérard Farjat disait que « l’une des caractéristiques des structures et du fonctionnement du droit économique est la mobilité »48. À partir des années 1970-1980, on a

constaté une montée en puissance du « privé » par rapport au « public », si bien que « le pôle dominant du droit économique n’est plus le droit public mais le droit privé »49.

Le droit de l’environnement, ensuite, est un droit par essence au croisement de ces deux disciplines. Il s’est imposé comme un droit « hors catégorie », « hors norme »50. Certes,

il relevait à l’origine de la police administrative et intéressait assez peu les juristes du droit privé. Leur désintéressement était dû essentiellement au fait qu’il dépend étroitement des sciences et des technologies, ce qui rend sa compréhension souvent difficile. Néanmoins, petit à petit, le droit de l’environnement s’est imposé comme un droit transversal. Finalement, il fut qualifié de « droit de caractère horizontal, recouvrant les différentes branches classiques du droit (privé, public et international) et un droit d’interactions qui tend à pénétrer dans tous les secteurs du droit pour y introduire l’idée environnementale »51. Dès lors, un « droit économique

de l’environnement »52 est-il apparu.

La question climatique intrigue tout particulièrement ces deux domaines. On comprend que la reconnaissance d’un « droit climatique », si elle était souhaitée, ne serait possible qu’à travers une approche dualiste, en croisant les regards privatiste et publiciste. De plus, cette question, qui s’apparente davantage à une question environnementale, se situe, en réalité, au cœur du droit économique contemporain.

13. Entre droit public et droit privé, entre intérêt général et intérêts privés, la

question climatique est aujourd’hui partout et nulle part à la fois. Il ne serait nullement lucide de prétendre pouvoir saisir cette question dans son intégralité. Le champ est tellement vaste, on s’y perdrait. C’est pourquoi, dans le cadre de cette étude, le choix a été fait d’analyser les rapports entre droit et changement climatique à travers le prisme de l’entreprise.

46 C. Champaud, « Contribution à la définition du droit économique », D., 1967, chron., XXIV, p. 215.

47 M.-A. Frison-Roche, « Le modèle du marché », in Archives de philosophie du droit, t. 40, Droit et esthétique,

Dalloz, 1996, p. 286 et s.

48 G. Farjat, Pour un droit économique, op. cit., p. 23. 49 Ibid., p. 24.

50 G. Martin, « Le Droit de l’environnement, nouveau Droit ou non Droit », in La nature en politique ou l’enjeu

philosophique de l’écologie, sous la dir. de D. Bourg, L’Harmattan, 1993, p. 86.

51 M. Prieur, Droit de l’environnement, Dalloz, coll. « Précis », 7ème éd., 2016, p. 7.

52 G. Martin, « Le droit économique aujourd’hui », D., 2010, p. 1436 ; voy. surtout : Pour un droit économique de

(28)

II. Le rapport triangulaire entre droit, changement climatique et entreprise

14. Pour comprendre le rapport triangulaire entre droit, changement climatique et

entreprise, il convient de revenir sur le contexte de ce phénomène global présentant des risques inédits pour notre société (A), puis de replacer l’entreprise dans ce contexte (B).

A. Le contexte du changement climatique est aussi celui de la mondialisation

15. La portée causale des activités humaines à l’origine du changement climatique a connu une extension considérable à la fois dans le temps et dans l’espace.

Dans le temps, d’abord, puisque ces activités génèrent des risques importants pour les générations futures53. Dans l’espace, ensuite, puisque ces activités produisent des effets diffus

qui dépassent les frontières étatiques et engendrent des risques qui atteignent une dimension planétaire. Les risques induits par le changement climatique54 sont si nombreux qu’il est

possible de leur dédier une étude entière. Leur particularité consiste en leur caractère, par définition, global.

Comment le droit appréhende-t-il ces risques globaux ? On sait que, de manière générale, le droit se préoccupe du risque lorsque le besoin de sécurité l’exige55. En effet, la

problématique de la sécurité est intrinsèque à la question du risque. D’ailleurs, pour un auteur, « l’apparition du risque est le fruit du choc entre le développement du nombre et de l’ampleur des dangers et de la montée de l’exigence de sécurité »56. Or, en matière de climat, d’une année

à l’autre, les risques augmentent de manière significative. Corrélativement augmente le besoin de sécurité. Dans certaines régions, le réchauffement climatique est à l’origine d’un risque accru de pénurie d’eau et de sécheresse. Quid de la santé des populations concernées ? Entraînant des catastrophes écologiques ou fragilisant les cultures indispensables à la fabrication de certains produits, les risques climatiques pourraient à l’avenir mettre à mal l’exécution même de certains contrats d’approvisionnement. Quid de l’obligation contractuelle de sécurité ? Au droit de répondre. Mais, quel droit ? C’est toute la problématique des phénomènes globaux.

53 Voy. sur les générations futures en tant que concept juridique nouveau : É. Gaillard, Générations futures et droit

privé. Vers un droit des générations futures, préf. M. Delmas-Marty, L.G.D.J., 2011.

54 Voy. supra n° 9.

55 Voy. sur l’exigence de sécurité : J. Mestre, « Avant-propos », in Le droit face à l’exigence contemporaine de

sécurité, Actes du colloque de la Faculté de droit d’Aix-Marseille, 11-12 mai 2000, PUAM, 2000, p. 9.

(29)

16. Il est impossible, aujourd’hui, d’évoquer des phénomènes globaux aux enjeux planétaires sans faire la part belle au phénomène de la mondialisation57. D’ailleurs, Gérard Farjat disait que, d’une manière générale, « aucune réflexion sérieuse ne peut se situer en dehors de ce cadre à l’époque contemporaine »58. En effet, le contexte du changement

climatique est aussi celui de la mondialisation. Or la mondialisation défie le droit59. Le droit ne

pourra apporter une réponse aux défis du changement climatique que s’il relève d’abord, parallèlement ou simultanément, les défis que lui pose la mondialisation.

La mondialisation, qui traduit un véritable bouleversement des relations planétaires60,

n’a jamais cessé de faire couler de l’encre. Plus ou moins directement, tout le monde s’y réfère, la plupart du temps, pour dénoncer ses dérives. En 1979, Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy exprimaient déjà leur regret : « Nos sociétés industrielles, socialistes ou capitalistes sont des sociétés économiques. L’économie est la forme essentielle du monde moderne, et les problèmes économiques sont nos préoccupations principales. Pourtant le sens de la vie est ailleurs. Tous le savent. Tous l’oublient. Pourquoi ? »61.

Mais que se cache derrière la notion de « mondialisation » ? Traditionnellement, cette notion est rangée dans le registre de l’économie où elle se manifeste à travers « la formation progressive d’un marché à l’échelle planétaire, caractérisé par la mobilité des biens et des services, des capitaux, des facteurs productifs et même des hommes »62. En d’autres termes, la

mondialisation est un phénomène de l’extension des marchés concurrentiels63 au-delà des

frontières nationales à une échelle globale. Ce phénomène fait suite à la libéralisation du commerce international et entraîne la diminution du contrôle étatique sur les activités économiques. Surtout, il entraîne l’autonomisation des acteurs économiques64.

57 Voy. parmi une littérature abondante : M. Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, Seuil, coll.

« Essais », 1998 ; id., « La mondialisation du droit, chances et risques », D., 1999, p. 43-48 ; E. Loquin et C. Kessedjian (dir.), La mondialisation du droit, Litec, 2000 ; D. Mockle (dir.), Mondialisation et État de droit, Bruylant, Bruxelles, 2000 ; Ch.-A. Morand (dir.), Le droit saisi par la mondialisation, Bruylant, Bruxelles, 2001 ; M. Salah, Les contradictions du droit mondialisé, PUF, coll. « Droit, éthique, société », 2002 ; J. Adda, La

mondialisation de l’économie, La Découverte, coll. « Repères », 2007.

58 G. Farjat, Pour un droit économique, op. cit., p. 148.

59 Voy. par exemple : L. Boy, « Le déficit démocratique de la mondialisation du droit économique et le rôle de la

société civile », RIDE, 2003/3, t. XVII, p. 471-493 ; M. Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, anticiper ou

comment humaniser la mondialisation, Seuil, 2013.

60 G. Farjat, Pour un droit économique, op. cit., p. 148.

61 P. Dumouchel et J.-P. Dupuy, L’enfer des choses, Seuil, 1979, Avant-propos.

62 C.-A. Michalet, « Les métamorphoses de la mondialisation. Une approche économique », in La mondialisation

du droit, sour la dir. de E. Loquin et C. Kessedjian, Litec, 2000, p. 11-42.

63 Voy. sur l’émergence historique du marché concurrentiel : F. A. Hayek, Droit, législation et liberté, PUF, coll.

« Quadrige », 2013 ; R. Ege, « Émergence du marché concurrentiel et évolutionnisme chez Hayek », Revue

économique, vol. 43, n° 6, 1992, p. 1007-1036.

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La mondialisation est marquée par la prépondérance de ces acteurs économiques. Au début des années 1960 émerge la notion d’économie « multinationale », par référence aux « entreprises multinationales », c’est-à-dire dont le siège social est dans un pays déterminé mais qui exercent leurs activités dans un ou plusieurs autres pays, par l’intermédiaire de succursales ou de filiales. Le rôle de ces entreprises multinationales est de plus en plus déterminant dans les transformations de la mondialisation.

Le trait caractéristique de la mondialisation est la mobilité des activités productrices. Or une conséquence importante de cette mobilité est la mondialisation des nouveaux risques sanitaires, sociaux et environnementaux que le droit, dans ce contexte, peine malheureusement à appréhender. De fait, il n’y a pas de techniques juridiques véritablement adaptées à la mobilité. En ce sens, mais à propos de la sécurité alimentaire de la population mondiale, Laurence Boy constatait « la relative incapacité actuelle du droit à répondre de façon satisfaisante à ce problème mondial »65.

B. Dans ce contexte, l’entreprise est un acteur important de la lutte contre le changement climatique

17. Il n’est pas sensé de croire que les États sont tout-puissants pour régler à un niveau global le problème du changement climatique. Certes, ils peuvent et ils doivent

donner l’impulsion. Mais leurs actions seraient vaines si elle ne se déployaient pas à l’échelle globale. Rien n’est moins sûr, mais admettons que les États expriment unanimement la nécessité de lutter contre le changement climatique et qu’ils parviennent à un consensus quant aux actions à mettre en œuvre. Il est quand même très difficile d’imaginer qu’ils puissent du jour au lendemain, comme par magie, changer de paradigme et modifier les rapports de force que la mondialisation a établis, pour imposer ces actions aux acteurs économiques. La mondialisation a entraîné la remise en cause des ordres juridiques nationaux et l’autonomisation des acteurs économiques. La balle est donc dans le camp de ces derniers. Mais qu’entend-on précisément par « acteurs économiques » ? Les acteurs économiques, dans le contexte de la mondialisation, sont ces acteurs que Gérard Farjat qualifiait de « pouvoirs privés économiques »66. Dès 1971,

Farjat analysait leur entrée dans les catégories fondamentales du droit interne et soulignait leur rôle en droit économique. D’ailleurs, le débordement des catégories juridiques traditionnelles est l’une des multiples conséquences de la mondialisation sur les systèmes de droit.

65 L. Boy, « Propos conclusifs », in Droit économique et sécurité alimentaire, RIDE, 2012/4, t. XXVI, p. 99-108. 66 G. Farjat, Droit économique, op. cit. ; id., Pour un droit économique, op. cit., p. 67-73.

(31)

18. Les « pouvoirs privés économiques » sont investis d’un pouvoir « analogue sur le plan matériel à celui de la puissance publique »67. Acteurs essentiels du marché, les pouvoirs privés économiques ont une influence sur le pôle politique et constituent les vrais centres de décision de l’économie mondiale. Dans un monde tissé de liens de dépendance et de pouvoir, ils détiennent des prérogatives qui ressemblent fortement à des prérogatives de commandement. Tel un « chef » politique, ils ont une autorité dans le système économique et un pouvoir sans équivoque. Ils sont charismatiques, et cette qualité agit sur la manière dont on les perçoit. Ils détiennent, en grande partie, les principaux moyens de communication et d’information, ce qui leur permet de contrôler au plus près l’image qu’ils envoient d’eux-mêmes.

Quel est le statut des pouvoirs privés économiques ? N’ayant pas de statut juridique qui leur serait propre, les pouvoirs privés économiques sont un « concept » ; ce sont des « centres d’intérêts »68. Cette qualification doctrinale, également issue des travaux de Gérard

Farjat, désigne une « catégorie intermédiaire entre les personnes juridiques et les choses »69. La

famille, le groupe de sociétés, l’entreprise, l’animal, l’embryon, la nature n’ont pas la personnalité juridique. Ce sont pourtant « des points d’imputation du droit »70. Ils intéressent le

droit. Émilie Gaillard, dans sa thèse de doctorat, a rangé dans cette catégorie les générations futures71. Tout comme pour celles-ci, la difficulté est grande de déterminer le statut juridique

des pouvoirs privés économiques. Pourtant, le droit ne peut pas les ignorer. Une branche du droit s’y intéresse, d’ailleurs, tout particulièrement : il s’agit du droit économique, présenté généralement comme le droit des décideurs et des organisateurs de l’économie.

19. Pour résumer, on avait dit que le changement climatique était la conséquence

malheureuse des activités humaines, que ce phénomène a connu une accélération importante avec la croissance économique, que cette croissance économique était une croissance à l’échelle mondiale. La mondialisation a remis en cause la capacité des États de répondre à des questions qui relevaient traditionnellement de leur ressort. Le vide qui s’est ainsi créé a été comblé par l’apparition d’une nouvelle figure : les pouvoirs privés économiques. Mais les pouvoirs privés économiques ne se substituent pas aux États. À l’échelle globale, du moins a priori, les États

67 G. Farjat, « Les pouvoirs privés économiques », in Souveraineté étatique et marchés internationaux à la fin du

XXe siècle, Mélanges en l’honneur de Ph. Kahn, Litec, 2000, p. 613.

68 G. Farjat, « Entre les personnes et les choses, les centres d’intérêts », RTD civ., 2002, p. 221. 69 Ibid.

70 Ibid.

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coopèrent afin de promouvoir un intérêt général global72. Or, s’il arrive que des acteurs

économiques travaillent ensemble sur l’échelle mondiale, cette collaboration s’effectue surtout dans le cadre d’ententes économiques (des accords entre opérateurs économiques, des décisions d’associations, des pratiques concertées), et dans le but de favoriser leurs intérêts particuliers.

20. La qualification de pouvoir privé économique résulte donc d’une analyse de

marché. Que recouvre cette notion dans les faits ? Si on s’y réfère, c’est généralement pour désigner les entreprises multinationales et les puissants groupes de sociétés. Or, en droit français, ni l’entreprise, ni le groupe de sociétés ne sont définis.

20-1 Pourtant, malgré les difficultés de qualification juridique, l’entreprise un objet d’étude du droit. Souvent, l’entreprise est comprise comme « un agencement dynamique

et durable d’hommes, de moyens techniques et de capitaux, organisés en vue de l’exercice d’une activité économique »73. L’entreprise transcende l’addition des différents éléments utiles

à son exploitation pour former un ensemble homogène, avec pour objet la poursuite d’une activité économique. En effet, avant toute chose, l’entreprise est une activité économique. Cette activité, qui peut être une activité de production, de transformation, de distribution de biens ou de prestation de services, est organisée en fonction du ou des marchés choisis. Mais l’entreprise est aussi un ensemble de moyens affectés à une activité : des moyens humains, des moyens d’approvisionnement, des moyens de production, de distribution, de financement, voire des moyens de ralliement de la clientèle. L’entreprise est, enfin, une communauté humaine organisée. Suivant cette approche, plutôt qu’un concept, l’entreprise est « une réalité »74. Il

s’agit d’une notion dynamique, d’un « fourre-tout » presque. Toutefois, cette approche n’est pas une approche juridique. S’il fallait partir du droit pour essayer de comprendre ce qu’est l’entreprise75, on chercherait à savoir s’il s’agit d’un objet de droit ou d’un sujet de droit76.

Tout d’abord, l’entreprise est-elle un objet de droit ? La qualification d’objet de droit renvoie à la notion de « chose » ou, plus exactement, à la notion de « bien »77. La coïncidence

72 Voy. infra n° 153.

73 Voy. Comm. Bruxelles, 27 novembre 1984, J.T., 1984, p. 721.

74 J. Paillusseau, « La notion de groupe de sociétés et d’entreprises en droit des activités économiques », D., 2003,

p. 2346.

75 J. Paillusseau, « Entreprise, société, actionnaires, salariés, quels rapports ? », D., 1999, p. 157.

76 Voy. sur cette summa divisio classique : P. Catala, « La transformation du patrimoine dans le droit civil

français », RTD civ., 1966, p. 185. Dans le même sens, Yan Thomas relève que « l’opposition métaphysique du sujet et de l’objet fonde toute notre vision du droit » : « Res, chose et patrimoine (Note sur le rapport sujet-objet en droit romain) », in Archives de philosophie du droit, t. 25, La loi, Sirey, 1980, p. 413 et s.

77 J. Carbonnier, Droit civil, Tome 2, Les biens, les obligations, PUF, coll. « Quadrige », 2ème éd., 2017 ; G. Cornu,

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entre la notion de « bien » et la notion de « chose », quand bien même qu’elle existe, n’est pas entière. Effectivement, toutes les choses ne sont pas des biens. Les biens tirent leur essence de la possibilité d’être appropriés. C’est parce qu’ils peuvent faire l’objet d’un droit de propriété qu’ils ont la qualification d’objets de droit. Le Doyen Carbonnier disait que « les biens n’ont de sens que par rapport à l’homme »78. Or il est des choses qui, par nature, répugnent à toute

appropriation (par exemple, les choses communes ou res communes79). Parallèlement,

d’ailleurs, il est des biens qui ne sont pas des choses, par exemple, les biens immatériels ou biens incorporels. Malgré ce caractère, ils ne sont pas imaginaires parce qu’ils « représentent, dans les patrimoines, une valeur économique »80 (par exemple, le droit de créance, la part

sociale, la clientèle d’un fonds de commerce). Dès lors, l’entreprise est-elle un objet de droit ? Est-ce un bien susceptible d’appropriation, tel un fonds de commerce ? Certes, l’entreprise comporte des actifs, des biens meubles et immeubles, qui peuvent faire l’objet d’un droit de propriété. Mais quid du personnel ? Un dirigent d’entreprise est-il propriétaire de ses salariés ? L’analyse ne résiste pas à l’examen.

A contrario, l’entreprise est-elle un sujet de droit ? Les sujets de droit, ce sont les « êtres capables de jouir de droits »81, c’est-à-dire les « personnes »82. Les deux expressions

sont utilisées indifféremment en droit. Il existe deux sortes de sujets de droit : les personnes physiques et les personnes morales. À l’instar des personnes physiques, les personnes morales peuvent être titulaires de droits, débiteurs d’obligations, peuvent acquérir, peuvent contracter, peuvent ester en justice. Cependant, leur existence résulte la reconnaissance que leur confère le droit83. Ceci paraît évident, dans la mesure où « le droit procède par définitions, catégories et

qualifications, ne mettant en œuvre les régimes juridiques qu’une fois cet appareillage mis en place »84. Ainsi, le droit français reconnaît-il la personnalité morale notamment aux sociétés

immatriculées au registre du commerce et des sociétés (RCS). L’immatriculation leur confère la personnalité juridique, leur permet d’accéder à la vie juridique. C’est la raison pour laquelle notre droit des sociétés français est construit autour du concept de « société ». Et c’est aussi la raison pour laquelle la société est perçue comme le support qui permet de faire naître

78 J. Carbonnier, Droit civil, Tome 2, Les biens, les obligations, PUF, coll. « Quadrige », 1re éd., 2004, p. 1595. 79 C. civ., art. 714 ; M. Rémond-Gouilloud, « Ressources naturelles et choses sans maître », D., 1985, p. 27. 80 J. Carbonnier, Droit civil, Tome 2, Les biens, les obligations, op. cit., p. 1603.

81 J. Carbonnier, Droit civil, Tome 1, Introduction, les personnes, la famille, l’enfant, le couple, PUF, coll.

« Quadrige », 1re éd., 2004, p. 373.

82 J. Carbonnier, Droit civil, Tome 1, Introduction, les personnes, la famille, l’enfant, le couple, op. cit. ; G. Cornu,

Droit civil. Les personnes, L.G.D.J., coll. « Précis Domat », 13ème éd., 2007.

83 J.-P. Gridel, « La personne morale en droit français », Revue internationale de droit comparé, vol. 42, n° 2,

1990, p. 495-512.

84 M.-A. Frison-Roche et S. Bonfils, Les grandes questions du droit économique. Introduction et documents, PUF,

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l’entreprise à la vie juridique85 ou encore comme « l’outil le plus simple et le plus efficace par

lequel l’organisation qu’est l’entreprise va profiter du droit, va entrer dans le commerce juridique, va faire connaître son existence individuelle, va disposer de la puissance de passer des contrats »86. L’entreprise n’est donc pas un sujet de droit. Cette qualité est réservée, en droit

français, aux sociétés87.

Ni objet, ni sujet de droit, l’entreprise est pourtant un objet d’étude du droit. Elle préoccupe le droit et la pensée juridique. La notion est souvent utilisée par le législateur88, par

les juges, par les auteurs. Selon un auteur, le mot « entreprise » serait né du « choc entre le développement du nombre et de l’ampleur des grandes affaires, d’un côté, et l’essor du droit du travail et de la consommation, de l’autre »89.

L’exercice de définition est périlleux. Mais ce qui est certain aujourd’hui, c’est que l’entreprise n’est pas une structure neutre sur le terrain des valeurs90. Pourtant, les réticences à

lui reconnaître une mission autre que celle de générer du profit au bénéfice des actionnaires sont nombreuses. Elles n’émanent d’ailleurs pas que des milieux économiques : en effet, une partie de la doctrine, plus conservatrice, émet également certaines réserves à l’égard d’une approche plus large de la notion d’entreprise, qui intègre d’autres acteurs que les dirigeants et actionnaires. Malgré ces réticences, force est de constater que les choses ont beaucoup changé ces dernières années. On ne peut s’empêcher de penser à l’essor de l’idée d’une « responsabilité sociale de l’entreprise ». L’entreprise rencontre aujourd’hui ses parties prenantes91, elle répond

à des préoccupations extra-financières, elle se voit assigner de nouveaux devoirs, de nouvelles obligations sont à sa charge92 (d’information, de vigilance, de prise en considération des enjeux

85 J. Paillusseau, « Les fondements du droit moderne des sociétés », Jurisclasseur permanent, 1984, I, n° 3148 ;

M. Despax, L’entreprise et le droit, Paris, L.G.D.J., 1957, p. 103 : « L’entreprise trouve son expression juridique dans la société ».

86 M.-A. Frison-Roche et S. Bonfils, Les grandes questions du droit économique. Introduction et documents, op.

cit., p. 92.

87 Remarquons ici la singularité du droit français. Au niveau européen, depuis l’arrêt Höfner rendu le 23 avril

1991, la Cour de justice a adopté une conception fonctionnelle et extensive de la notion d’entreprise, fondée sur le critère de l’activité économique. Ainsi, toute entité exerçant une activité économique est considérée comme une entreprise au sens du droit communautaire, quel que soit son statut juridique ou son mode de financement.

88 Surtout en droit du travail : voy. par exemple : C. trav., art. L. 1224-1 : « Lorsque survient une modification

dans la situation juridique de l’employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l’entreprise, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l’entreprise » ; ou encore C. trav., art. L. 2325-1 sur le comité d’entreprise créé par l’ordonnance du 22 février 1945 en vue de défendre les intérêts collectifs des travailleurs.

89 H. Barbier, La liberté de prendre des risques, op. cit., p. 27. 90 Voy. infra n° 209 et s.

91 Sur la notion de « parties prenantes », voy. infra n° 211.

92 Voy. infra : Première partie, Titre I, Chapitre II. Le développement d’obligations nouvelles dans le contexte de

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