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De lege ferenda : pour une responsabilité climatique de l’entreprise ?

36. Le droit pourrait mieux prendre en compte les atteintes au climat grâce à la reconnaissance juridique d’une responsabilité spécifique en matière de climat. La notion

de « responsabilité climatique »190 se cristallise dans la démonstration du lien causal entre les activités humaines et l’aggravation des changements climatiques. Elle prend appui sur l’éthique de la responsabilité telle qu’énoncée par Hans Jonas191 et étendue aux problèmes climatiques. Pour ce philosophe allemand, l’extension des pouvoirs de l’homme dans le temps et dans l’espace doit se prolonger par une extension de ses responsabilités. Dans la continuité de sa pensée, notre concept juridique de responsabilité doit être reconnecté avec la notion de pouvoir, doit en tenir compte. Mais la proposition de consacrer juridiquement une « responsabilité climatique », qui servirait de fondement à l’engagement de la responsabilité d’une entreprise, peut sembler peu réaliste et assez dérangeante. Il est possible, en effet, d’identifier une multitude d’obstacles à la reconnaissance d’une pareille responsabilité.

37. Tout d’abord, les problèmes de causalité sont nombreux. Par lien de

causalité, on entend le lien entre le fait générateur de responsabilité et le dommage dont il est demandé réparation192. Ce lien de causalité doit être certain et direct193. Or, la preuve d’un lien de causalité certain et direct entre les émissions de gaz à effet de serre d’une entreprise et, par exemple, la destruction d’immeubles suite à des inondations provoquées par le réchauffement climatique est difficile à rapporter. Il n’est pas évident de distinguer clairement la causalité humaine de la causalité naturelle, ni d’affirmer qu’une catastrophe naturelle est directement provoquée par l’activité humaine. À cela s’ajoute un problème de causalité lié à la temporalité des dommages. En effet, dans le domaine des dommages climatiques, les conséquences dommageables d’un fait générateur sont souvent décalées dans le temps. Tandis que les dommages traditionnels sont concomitants du fait générateur, les dommages climatiques sont différés. La distance temporelle entre le fait générateur et la révélation du dommage peut être

190 L. Neyret, « La reconnaissance de la responsabilité climatique », op. cit.

191 H. Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, op. cit.

192 C. civ., art. 1240, 1241 et 1242.

193 Voy. sur la causalité : Ch. Quézel-Ambrunaz, Essai sur la causalité en droit de la responsabilité civile, préf. Ph. Brun, Dalloz, 2010 ; Ph. Le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’indemnisation 2018-2019, Dalloz, coll. « Dalloz Action », 11ème éd., 2017 ; id., La responsabilité civile, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2003, p. 39-54.

très importante. Les victimes potentielles peuvent être non pas les générations présentes mais les générations futures194. L’incertitude quant à la causalité atténue les responsabilités.

38. Ensuite, l’identification des responsables est souvent difficile. Il n’est pas aisé

de déterminer quelle entreprise émettrice de gaz à effet de serre a le plus contribué à la réalisation du dommage climatique. La plupart du temps, il s’agit d’une accumulation de comportements fautifs qui est l’origine de l’atteinte. Cette accumulation peut s’effectuer sur toute la chaîne de valeur d’une entreprise. Les enjeux de cette question ne sont pas négligeables. Admettons qu’il soit matériellement possible d’identifier tous les intervenants d’une chaîne de valeur qui ont contribué à la réalisation d’un dommage climatique. Si on les déclarait tous responsables, on risquerait sans doute de paralyser l’économie. Mais la solution inverse, qui consiste à se focaliser sur une entreprise en particulier, celle qui dispose des plus gros moyens financiers, n’est ni plus juste, ni plus acceptable juridiquement. Ceci est d’autant plus vrai en présence d’entreprises non pas partenaires mais concurrentes, dont les activités respectives ont été les faits générateurs d’un même dommage climatique. La vérité est donc certainement quelque part au milieu. Il est possible d’admettre une responsabilité proportionnée au niveau d’émissions de gaz à effet de serre de chaque opérateur, ou proportionnée à sa part de marché.

39. Enfin, il existe des difficultés d’application de la loi dans l’espace et de compétence juridictionnelle. Par définition, les dommages climatiques ignorent les frontières

érigées par les hommes. Ils revêtent une dimension planétaire. Ils sont globaux. Dès lors, le droit d’accès au juge, les conditions de recevabilité de l’action, la détermination de la juridiction compétente sont autant de questions fondamentales pour le procès climatique et peuvent, le cas échéant, constituer de véritables obstacles à la justiciabilité climatique.

40. Pour autant, toutes ces difficultés ne sont pas insurmontables. La finalité de

l’étude sera de chercher les possibles fondements théoriques d’une responsabilité climatique de l’entreprise ainsi que les conditions de sa mise en œuvre pratique. Comme le suggérait Paul Ricœur, il est nécessaire de concilier « la vision courte d’une responsabilité limitée aux effets prévisibles et la version longue d’une responsabilité illimitée »195, car mieux appréhender

194 É. Gaillard, Générations futures et droit privé. Vers un droit des générations futures, op. cit. ; F. Cerutti, « Le réchauffement de la planète et les générations futures », op. cit.

l’action humaine ne signifie pas la rendre impossible. D’où l’importance de bien tracer les contours de cette éventuelle responsabilité climatique de l’entreprise.

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41. Problématique. Le phénomène du changement climatique pose des défis inédits

à notre droit, à ses catégories, à ses acteurs et à ses concepts. Il est intéressant de noter qu’alors même qu’elle en est en grande partie responsable, l’entreprise est aujourd’hui à l’épreuve du changement climatique. Les actions des entreprises influent sur l’aggravation du changement climatique, en retour, désormais, ce dernier arrive à la première place des risques auxquels elles sont confrontées, comme si la nature devait reprendre ses droits. Le sentiment que le changement climatique dû aux activités des entreprises doit être pris sérieusement en compte s’installe dans la conscience commune. Ce sentiment s’accompagne d’un discours sur les valeurs qui méritent d’être préservées. En filigrane de ce discours, un appel au droit. Dans sa thèse de doctorat publiée en 1912, Emmanuel Gounot écrivait : « puisque le droit a pour mission d’organiser, en vue de la justice et du bien commun, la vie sociale de l’humanité, il ne peut certes remplir utilement cette mission que si, dans les théories qu’il édifie et dans les règles qu’il édicte, il s’inspire toujours des réalités qu’il s’agit de régir, et s’il tâche sans cesse à s’adapter à elles pour mieux les adapter au but qu’il poursuit […] Lorsque le monde réel se transforme, nos systèmes techniques, qui ne valent que dans la mesure où ils sont capables de s’ajuster à lui pour l’informer et l’orienter vers sa fin, ne peuvent rester perpétuellement fixes et immuables, sinon un jour vient où le désaccord entre la réalité et l’abstraction devenue la fiction est tel que l’édifice juridique entier menace d’être empoté »196. Face aux défis du changement climatique, le droit est encore une fois amené à se transformer. Autrement il risque de ne plus remplir sa vocation.

Se posent dès lors des questions déterminantes : comment le droit appréhende-t-il le changement climatique ? Quel rôle assigne-t-il à l’entreprise dans le combat contre le changement climatique ? Quelles responsabilités fait-il peser sur l’entreprise ? Sur quels fondements ? Pour répondre à ces questions, il faut, avant tout, évoquer la place du droit dans la lutte contre le changement climatique. Le contexte juridique de la lutte contre le changement climatique est tout à fait original et mérite d’être étudié. Entre droit international et droit interne, au carrefour du droit public et du droit privé, la question se posera même s’il ne faudrait pas

196 E. Gounot, Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé, Contribution à l’étude critique de

dépasser toutes ces branches du droit pour penser le droit d’une nouvelle façon, c’est-à-dire en tant que « droit global »197. Le droit global, dont la principale caractéristique est sa déterritorialisation, n’est pas un nouvel ordre normatif structuré et hiérarchisé, mais résulte d’une utilisation nouvelle du droit. Il vise l’efficacité. En présence de défis globaux, comme le défi climatique, et d’acteurs globaux, comme les très grandes puissances économiques et les entreprises multinationales, comment penser le droit ? Ne faudrait-il pas le penser à l’échelle globale ?

L’étude du contexte juridique de la lutte contre le changement climatique révélera l’importance du rôle de l’entreprise dans ce combat. Par ailleurs, on verra que l’entreprise est concernée par le changement climatique à double titre. D’une part, parce que ses activités émettrices de gaz à effet de serre aggravent le phénomène. D’autre part, parce le changement climatique peut, à son tour, affecter ses activités. Dans le contexte de la mondialisation, l’entreprise visée est celle qui, de par son importance, peut recevoir la qualification de « pouvoir privé économique ». Or les pouvoirs privés économiques, soucieux de la gestion efficace du risque climatique, vont parfois porter eux-mêmes la lutte contre le changement climatique. En témoignent l’utilisation du contrat pour promouvoir la cause climatique et la multiplication des démarches volontaires entreprises en la matière : fixation interne du prix du carbone, démarche volontaire de compensation des émissions, mise en place sur le marché de produits à faible émission de gaz à effet de serre, respect de normes internationales en matière environnementale et de responsabilité sociale. Dans ce contexte, la question se pose de savoir quelle est la place qu’il faut laisser à cette normativité privée. La peur de l’impunité organisée des opérateurs privés demande toujours un retour au droit pour encadrer leurs pratiques ou garantir que celles-ci soient assorties de régimes de responsabilité correspondants.

Une question épineuse surgit : de lege lata, les régimes de responsabilité permettent-ils d’appréhender pleinement et efficacement le phénomène du changement climatique ? Si la mise en cause de la responsabilité pour violation d’une obligation contractuelle ou d’une disposition légale ne pose, a priori, aucune difficulté particulière, le dommage subi par une ou plusieurs victimes à la suite d’une atteinte au climat ou l’atteinte au climat à proprement parler, se révèlent beaucoup plus problématiques.

Dès lors, de lege ferenda, il se pourrait que des régimes existants de responsabilité se dégage une nouvelle responsabilité juridique pouvant mettre en cause une entreprise en cas de

197 Voy. sur le droit global : B. Frydman, Petit manuel pratique de droit global. L’économie de marché est-elle

juste ?, Académie Royale de Belgique, 2014 ; C. Bricteux et B. Frydman (dir.), Les défis du droit global, Bruylant,

dommage climatique, donnant naissance à la « responsabilité climatique » de l’entreprise. Or, une fois que l’identification de ses vertus aura permis de comprendre pourquoi il faudrait reconnaître cette responsabilité climatique de l’entreprise, restera à savoir comment. Sa consécration ne laisse pas d’être problématique, tant les obstacles paraissent insurmontables.

42. Annonce du plan. L’apparition de l’interrogation autour de la place du droit

dans la lutte contre le changement climatique conduit à évaluer sa capacité à appréhender ce phénomène et donc, in fine, son aptitude à conduire sa mission d’organisation de la vie sociale, au nom de la justice et du bien commun. Relever les défis climatiques demande de mobiliser les outils du droit, quitte à les transformer pour les adapter, dans un souci d’efficacité. Parmi ces outils, il y a les normes juridiques, les obligations, les régimes de responsabilité. Ces derniers évoluent au gré des transformation du droit.

Dans un premier temps, nous allons voir qu’au niveau de l’entreprise, le changement climatique se traduit par la mise en œuvre d’un processus de responsabilisation de celle-ci. Le droit mène un combat contre le changement climatique et fait de l’entreprise un acteur de ce combat. De nouvelles obligations, aux sources les plus diverses, apparaissent dans ce contexte.

Dans un second temps, nous allons étudier les régimes de responsabilité mobilisables aujourd’hui en matière climatique. Devant le constat imminent de leur insuffisance, nous allons poser les jalons prospectifs d’une responsabilité climatique de l’entreprise.

Le droit transformé par le changement climatique défie l’entreprise, la met à l’épreuve. Dans le contexte juridique de lutte contre le changement climatique, l’entreprise est, tout d’abord, responsabilisée (première partie), ensuite, responsable (deuxième partie).

Première partie : L’entreprise responsabilisée dans le

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