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Géographie Économie Société: Article pp.321-329 of Vol.13 n°3 (2011)

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Regards

Géographie, économie, Société 13 (2011) 321-329

géographie économie société géographie économie société

sur…

GES participe de manière classique à la vie scientifique par la diffusion des travaux des chercheurs, les comptes rendus de livres et de colloques etc. Nous proposons à travers cette rubrique « Regards sur les questions d’actualité » d’ouvrir la revue aux débats contemporains autour de questions d’actualités qui relèvent de la sociologie, de la géographie, de l’aménagement et de l’économie… L’objectif est de retracer, à partir d’interviews, le parcours de chercheurs et de penseurs provenant d’horizons disciplinaires divers et de recueillir leurs regards sur les grands enjeux spatiaux et sociétaux.

Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

Une interview de Georges Balandier

Par Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

Anthropologue engagé, libre et hors cadre, Georges Balandier s’est opposé à la domination des peuples africains. Aujourd’hui, il rappelle l’importance pour l’Homme de s’assumer dans le concret matériel et non pas de se subvertir et se perdre dans les « nouveaux nouveaux mondes » du numérique.

* Université Lyon 3, UMR “Environnement, Ville, Société” (CRGA), lblepage@gmail.com

** Ecole des ingénieurs de la ville de Paris, leila.kebir@unine.ch Interview réalisée le 26 octobre 2011, à l’EHESS au Centre d’études africaines.

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Professeur émérite de la Sorbonne, Université Paris Descartes, Directeur d’études au Centre d’études africaines de l’École des Hautes Études en Sciences Sociale

Discipline : anthropologie

 

Georges Balandier

Georges Balandier est né en 1920 à Aillevillers-et-Lyaumont en Franche-Comté. C’est dans le contexte de l’occupation qu’il entamera des études d’ethnologie et de sciences humaines à la Sorbonne. En 1942, il obtient une Licence en lettres modernes et phi- losophie à l’issue de laquelle, appelé par le Service du Travail Obligatoire et refusant de s’y soumettre, il s’engagera dans la Résistance. En 1945, marqué profondément par la guerre, il souhaite accéder à l’ailleurs, et débute sa carrière au Musée d’ethnologie qu’il quitte très tôt pour rejoindre l’Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer (aujourd’hui Institut de Recherche pour le Développement). Ainsi, il se rend en 1946, au Sénégal et vit sa première rencontre avec l’Afrique. Il y pose les fondements de sa pensée et de son approche anthropologique basée sur l’étude du changement et de l’actuel. Il enquête en Afrique occidentale et équatoriale et dirige en Guinée française, le centre local de l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) puis, fonde au Congo la section de sociologie de l’Institut d’études centrafricaines de Brazzaville. Critiqué par ses collè- gues, il inscrit ses travaux en opposition à l’anthropologie complaisante figeant les socié- tés africaines dans une représentation statique. Parallèlement à ses travaux de recherche, Georges Balandier, en intellectuel engagé, accompagne de l’intérieur les mouvements d’émancipation et de libération africaine. En 1951, il rentre en France et devient chargé de recherche au CNRS. Un an plus tard, il est sollicité par le directeur de l’Institut d’Études Politiques pour développer les premiers enseignements d’anthropologie et d’études du développement. Durant cette période, Claude Lévi Strauss lui propose de travailler avec lui à l’UNESCO (Conseil international des sciences sociales) sur les implications sociales des transformations dues à l’expansion rapide du progrès technique. Il y fait de nom- breuses rencontres dont Gunnar Myrdal et Simon Kuznets. Il rencontre Alfred Sauvy, directeur de l’Institut National de Démographie, avec qui il formulera, le concept de

« Tiers-monde » pour désigner à la manière du Tiers-État ces pays dont la parole n’avait jusque-là pas été prise en compte. La même année, il obtient son doctorat d’état avec pour thèse principale « Changements sociaux au Gabon et au Congo », et pour thèse complé- mentaire « Sociologie des Brazzavilles noires ». Il est alors élu directeur d’études à la VIe section de l’École pratique des hautes études (future École des hautes études en sciences sociales) et y crée en 1957, le Centre d’études africaines qu’il dirigera jusqu’en 1984.

En 1962, il est élu professeur à la Sorbonne et inaugure la chaire de sociologie africaine qui se transforme en chaire de sociologie générale en 1967. Georges Balandier dévelop- pera ses travaux d’enseignement et de recherche dans de nombreuses institutions et pays.

Il fondera plusieurs revues dont la première version d’« Informations dans les sciences sociales », « Les Études guinéennes », contribuera à la création de « Présence africaine »

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et sera Secrétaire de rédaction des « Cahiers internationaux de sociologie », puis direc- teur en 1966 et ouvrira la revue aux travaux sur la colonisation. Au fil du temps, Georges Balandier élargit sa recherche à l’étude des changements des sociétés contemporaines.

Aujourd’hui, il s’intéresse aux nouveaux nouveaux mondes de la technologie et de la virtualité : « ceux qui nous dépaysent comme le firent jadis les territoires exotiques et qui invitent à la découverte, l’invention et l’introspection, car nous y sommes à la fois étran- gers – tant nous les connaissons et les gouvernons mal – et indigènes parce que ce sont nos univers, ceux que nous créons » (G. Balandier, 2011). Il prépare actuellement la sortie de son prochain ouvrage « Carnaval des apparences ou nouveaux commencements ».

Vous vous êtes réclamé dans votre parcours tantôt de la sociologie tantôt de l’anthropologie. Quelle est votre discipline de rattachement et d’où vient le choix de telle ou telle discipline ?

Je suis parti pour faire de l’anthropologie. J’ai travaillé au Sénégal puis en Guinée, puis en Afrique centrale, au Congo-Brazzaville et au Gabon. Dans une période, je ne le cache pas, qui était encore dans un rapport colonial finissant, donc contesté. Ce qui me permettait d’être moi-même solidaire de la contestation. Et c’est à cette époque-là que j’ai écrit et publié un texte qui a fait un peu scandale dans la profession des ethnologues/

ethnographes, j’y reviendrai un peu plus tard. C’est pourquoi j’ai ensuite choisi de publier mes thèses sur Brazzaville, sur le Congo-Brazzaville et sur le Gabon sous un titre sociolo- gique « Sociologie actuelle de l’Afrique noire » et « Sociologie des Brazzavilles noires ».

J’ai choisi cela parce que l’anthropologie de ces années-là, celles du début des années cin- quante, restait complaisante. Elle faisait comme si la colonisation n’était pas une domina- tion totale impliquant une série de conséquences, comme si l’Africain dont on parle était une sorte d’Africain éternisé pris dans un perpétuel présent. J’ai réagi à cette idée, avec véhémence et c’est donc la raison pour laquelle j’ai utilisé le terme sociologie. Sociologie me paraissait marquer plus la distance, l’esprit critique et la volonté de ne pas tomber dans une pseudo-dévotion du sujet où l’on illustre le sujet, pour se dispenser d’avoir à faire la critique de la relation dans laquelle on le rencontre. En l’occurrence le sujet colo- nisé. Donc en faisant l’économie de cela, on était dans l’univers du « comme si », comme si l’histoire n’existait pas. D’ailleurs périodiquement cela revient, c’est revenu dans les propos prêtés au Président de la république actuelle.

En 1951, j’ai donc publié une critique de la situation coloniale dans les Cahiers inter- nationaux de sociologie qui étaient alors mal reconnus comme lieu de publication eth- nologique. Cet article a été une sorte de bombe à l’époque, il apparaissait comme abso- lument subversif, il n’y a pas d’autre mot, d’abord aux autorités coloniales – parmi les collègues je dois avoir le record des rapports de sûreté (j’ai été suivi, mes allées et venues étaient observées) – ensuite à la communauté scientifique. Je comprenais que l’appareil colonial réagisse ainsi, par contre les réactions de mes collègues m’étaient difficilement compréhensibles. Que des chercheurs qui sont au service de la recherche scientifique et donc de la manifestation d’une vérité, en l’occurrence d’une vérité relative aux peuples colonisés et donc relative à ce qu’est la domination coloniale, considèrent que je dévoie la discipline, je ne le comprenais pas. Pour eux, je nuisais à l’anthropologie car je révélais le dessous du jeu et cela n’était pas admis. On voulait rester, dans le « comme si », le plus longtemps possible, avec l’Africain dans son éternité et les civilisations africaines dans leur permanence continuelle etc. Cela permettait de sembler être élogieux à l’égard

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des colonisés : on les exalte mais on fige ce qu’ils sont. En même temps, cela permettait d’ignorer l’aspect critique du travail de terrain. Ceux qui ont été les moins critiques à l’égard de la situation coloniale de domination, sont ceux qui dès les indépendances se sont précipités pour être au service des présidences mises en place. Au-delà de la critique, ce qui est intéressant, c’est que cela montre des chercheurs en sciences sociales qui sont sous la fascination des pouvoirs. Le pouvoir qui dépend d’eux (de leur propre pays) et le pouvoir que l’autre reprend. C’est une fascination qui tient du religieux ; de même que le rapport à Dieu, à la divinité, peut être fascination et tremblement, le rapport au pouvoir politique peut relever de la même fascination. Et c’est la raison pour laquelle, on trouve des dévots indépendamment des régimes, mais pas indépendamment du pouvoir. Aussi le choix de la sociologie à l’époque a été motivé par le fait que je voulais montrer la diffé- rence, la séparation d’avec une anthropologie située d’une manière certaine dans l’inac- tuel. C’est de là qu’est parti mon combat, ça revient comme un refrain dans les textes, pour une anthropologie ou sociologie de l’actuel, pour l’interrogation de l’actuel, pour la conception de concepts, de méthode et d’appareil logique qui puisse traiter de l’actuel, c’est-à-dire du mouvement : pour traiter de ce qui bouge et non pas de ce qu’on fige pour la commodité de l’observation.

Justement cette observation du mouvement, comment se fait-elle, concrètement ? Comment fait-on cette observation de l’actuel ?

Tout d’abord en étant soi-même dans le mouvement. Une science sociale implique de l’engagement. Il s’agit de l’engagement comme j’ai pu le pratiquer à l’égard des mouvements d’indépendance. C’est-à-dire prendre l’engagement sans aliéner pour autant sa propre liberté d’appréciation. Ce n’est pas la liberté tout court c’est aussi la liberté d’appréciation et de jugement. Si on entre dans le mouvement des choses, dans le sillage de ceux qui les conduisent avec une sorte de dépendance de l’esprit, on ne change pas beaucoup la situation dans ce qu’elle était avant. Si on maintient sa propre liberté d’appréciation et de jugement alors c’est un autre choix. On est dans le mouve- ment avec les autres, dans le mouvement avec son propre libre arbitre, avec sa propre capacité de juger et de critiquer.

Mon engagement s’est fait très tôt, dès mon premier séjour au Sénégal. J’ai été logé par un ami africain Alioune Diop. En 1946, c’était une sorte de scandale, on était « bougnou- lisé », on était dans cette perversion-là. J’ai été solidaire de la famille Diop qui m’a logé et m’a pris en charge pendant quelque temps. Et je lui en suis reconnaissant. À partir de là on a vu que je n’étais pas comme les autres, les intellectuels sénégalais sont venus me parler. J’ai commencé à être pris dans ce mouvement de pensée des indépendances avec les intellectuels avant de les penser avec les mouvements socio-politiques plus massifiés.

C’est ce qui explique que j’ai été associé à la création de « Présence africaine ».

Quel anthropologue est associé à la création d’une revue ? Ils ne sont pas nombreux dans leur monde ! Une revue qui affirme une présence, qui exige la reconnaissance de ceux dont elle se préoccupe scientifiquement, pour qui elle veut que jouent la libre déter- mination, le libre engagement, le choix de reprendre son histoire et sa culture ? J’ai été pris dans tout cela, ce n’était pas sans risque. Ce n’était pas conventionnel, ce n’était pas le comportement qu’on attendait d’un chercheur qui dépend de l’État, et qui ne doit pas

« cracher dans la soupe coloniale ».

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D’où vient cette idée d’être dans le mouvement ? Est-ce que la guerre, le maquis, ont eu une influence sur votre choix d’être en dehors de la norme des chercheurs ?

Effectivement, je ne prenais pas les routes déjà tracées ! Vous le savez, tout travail scientifique comporte une part d’autobiographie. Dans mon cas, je pense que c’est une partie de la clef. Je suis de l’Est, d’un endroit où on est très sensible à l’invasion, à la domination, et à l’oppression. En plus, il y a le récit qui est fait de personnages plus libertaires que soumis. Et puis je crois surtout que c’est au maquis que j’ai appris la valeur sacrificielle de la liberté. Ça a été dur – pour des générations comme la vôtre tout cela, c’est de l’histoire, du manuel de classe de première mais pour ma génération c’est autrement compliqué, c’est du vécu, c’est du « encore frais » – et ça m’a donné une sorte d’allergie à tout ce qui est aliénation de l’autre par effet de domination.

Je supporte mal que cette relation s’établisse pour moi mais je supporte tout aussi mal qu’elle s’établisse pour d’autres : je dirai que c’est un effet de la résistance… vous savez, quand on a 20 ans et qu’on est pris dans ces actions-là, c’est une éducation à la vie. Ou vous êtes complètement passif et vous attendez que ça passe, vous cochez les années ou les mois qui passent et vous attendez la fin, ou alors vous réagissez. Si vous réagissez, l’enseignement de cette sorte d’école est particulièrement rude, elle vous met à l’épreuve et ne vous laisse pas dans l’impunité. Elle ne vous laisse pas la possibilité de faire sem- blant qu’il n’existe pas des relations semblables ailleurs. En Afrique, pour ce qui me concerne en tant qu’africaniste. Je crois que c’est ce qui a joué.

Comment analysez-vous les événements actuels dits « du printemps arabe » ?

J’ai suivi particulièrement les événements de la Tunisie parce que pendant dix ans, j’y suis allé, chaque année pendant un ou deux mois. J’y ai représenté la Sorbonne. C’est un pays auquel j’ai été très lié et affectivement attaché, un beau pays à très longue histoire.

L’événement, la survenue de cette protestation d’un coup, comporte en même temps qu’une révolte contre l’oppression, la « tyrannie » et la corruption pour simplifier une insurrection morale. Pourquoi a-t-on subi l’humiliation ? Pourquoi a-t-on laissé faire ? On a fait comme si on ne le voyait pas. Il a fallu le déclencheur sacrificiel de ce jeune de Sidi Bouzid. Et puis derrière l’indignation morale, il y a un début de rationalisation politique : la revendica- tion démocratique. C’est d’ailleurs une question que des jeunes étudiants d’une université de Tunis m’ont posée lors d’une visio-conférence alors que la rue s’agitait à nouveau. Ils m’ont posé de but en blanc cette question : pour vous, qu’est-ce que c’est la démocratie ? Comment cela se construit-il ? C’est une des questions d’aujourd’hui.

Non seulement pour les pays qui ont rejeté la tyrannie et accèdent à la demande de démo- cratie, mais aussi pour ceux qui sont installés dans la démocratie d’avant comme mon propre pays, mais qui laissent la démocratie boiteuse, un peu comme si ça n’avait pas grande impor- tance. On nomme cela : désintérêt du politique, désaveu du fonctionnement électoral, par exemple quand on déserte les élections, etc. La démocratie, je sais ce que ça n’est pas. La démocratie ce n’est pas un ready-made. Ce n’est pas quelque chose que l’on importe de chez ceux qui sont démocrates, qui disposent en quelque sorte du modèle qu’il faudrait importer, à partir duquel on bâtirait son propre régime. Je crois que la démocratie se construit, c’est une production continue comme la société, comme l’histoire. Il n’y a pas un moment démocra- tique, il y a un moment de révolte, un moment révolutionnaire. Il n’y a pas de moment démo- cratique, où l’institution démocratique surgit. Non, ce n’est pas comme ça.

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La démocratie se construit. Avec quoi ? Forcément avec des références au passé, des références culturelles, des enracinements historiques que l’on peut avoir. Cela signifie qu’il n’est pas possible d’éliminer la référence à ce qu’est la culture qui a été brillante et qui a été portée par l’islam. Mais ça ne veut pas dire que je suis naïvement « islamiste » et trouve qu’à Tunis tout est réglé parce que le parti Ennahda marque une majorité impres- sionnante. Ce n’est pas cela. On est produit par ce qui a fait l’histoire. Je ne peux pas être pour la mise au format, pour la « géométrie » imposée au politique…. Je suis pour ce qui est un véritable enracinement dans la culture spécifique, dans l’histoire propre, dans un devenir avec des secousses, des pertes, des reprises. Donc sachant cela, je ne peux pas penser qu’il y a une sorte de solution miracle qui va sortir d’un coup en Tunisie

On voit par les événements actuels une mobilisation des jeunesses en différents endroits. Pour l’instant, c’est autour de la Méditerranée, mais ça commence à gagner au- delà de l’Atlantique. Il y a des « indignés » à New York, sur le pont de Brooklyn et à Wall Street. C’est comme s’il y avait un appel des générations nouvelles à faire surgir ce que j’appelle de tous mes souhaits : les nouveaux commencements. C’est comme si on disait aux jeunes : « c’est à vous », les seniors se sont tellement abîmés dans l’illusion et le tragique, mais aussi dans les preuves de l’incapacité face à l’accumulation des problèmes sociaux et non résolus.

On ne maîtrise plus ce que l’on a engendré dans l’histoire de l’Occident. On ne maî- trise plus les crises économiques et les puissances financières surtout. Cette sûreté de soi qu’était celle de l’Occident technique, d’autres pays, émergents, comme la Chine, le Brésil, l’Inde s’en emparent. Cette puissance qui révèle son impuissance, son inefficacité, on la voit avec la crise de l’Europe actuellement. Même si les situations mondiales me semblent moins inégalitaires qu’au temps colonial, le défi nous concerne tous. Il concerne ceux qui accèdent à une nouvelle façon de construire leur histoire, leur société, leur culture – ce sont les révoltés des pays arabes – mais aussi les anciens dominants qui découvrent à la fois leurs incapacités et les risques pris dans certains domaines, principalement celui du nucléaire. Ils s’aperçoivent qu’ils ne sont plus les surpuissants technologiques, financiers, politiques, qu’ils ont été pendant une période. La provocation à répondre est double et c’est peut-être ce qui permettra d’établir des relations moins déséquilibrées qu’aupara- vant. Il y a plus à inventer qu’à récupérer.

Si on revient sur les défis actuels, vous vous interrogez beaucoup sur la société technicisée, sur l’homme-machine.

Avec les biotechnologies (fécondations assistées, naissances assistées, prothèses et greffes, inventions de remèdes par la génétique, …) on a fait émerger d’autres formes de la vie et non pas seulement allonger la durée de vie. On a fait surgir l’illusion non pas d’une immortalité comme Platon la pensait mais d’une a-mortalité, c’est-à-dire d’une idée qu’on évince la mort, qu’on arrive presque à l’évacuer. On a également fait surgir une autre figure de l’humain : l’homme fabriqué.

On est ainsi passé de l’homme pris dans ses servitudes et conditionnements biolo- giques, à cet homme fabriqué qui vit de prothèses, d’assistance machinelle, et d’images numérisées de lui-même… Un humanisme n’est dans ce contexte plus possible de la même manière. De quel humain parle-t-on ? De cet humain de plus en plus bricolé bio- logiquement ? De cet humain qui est effaçable par la virtualité ? Je peux me transfor-

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mer moi-même en devenant mon propre avatar dans une société virtualisée, que je vais construire conformément à mes attentes, dans laquelle je me sens comme avatar beau- coup plus apaisé que je ne me sens en réalité dans mon corps physique, dans la société que j’occupe, que j’habite.

Mais en quoi cet homme fabriqué, virtualisé constitue-t-il un problème en soit ?

Mais, dans le fait que vous ne vous assumez pas dans l’univers qui est le vôtre, vous ne pouvez vous assumer que dans un univers d’artifice dont vous êtes le maître. Vous êtes complètement obsédé par l’idée de pouvoir maîtriser votre vie. Vous êtes obsédé par la maîtrise du social que vous faites à votre mesure. C’est du pipeau, c’est du jeu, vous faites « comme si », vous finissez par être pris dans cette simulation. C’est un jeu avec la vie sociale. Or, est-ce que je peux faire de la société, du social, pour moi, sans avoir à m’ajuster, à m’adapter à la sociabilité des autres, à faire du vivre-ensemble plus juste ? Dans ce contexte de l’homme fabriqué, vous voyez comme enjeu la « subversion de l’image de l’homme ». Qu’est-ce que vous entendez par là ?

J’entends toute cette soumission à l’« existence image » que les contemporains subissent par le foisonnement des images multi-médiatiques, notamment télévisuelles avec la grande multiplication des chaînes accessibles et la diffusion en continu. L’homme a acquis une réalité iconique autant qu’une réalité biologique, corporelle. C’est la raison pour laquelle il faut se battre et pour le corps et pour les rapports directs entre les gens.

L’illusion c’est de vouloir effacer la matérialité par convenance personnelle, par capa- cité technologique. C’est vivre sans que les corps s’imposent, vivre sans que la matière impose sa présence. Or, jusqu’à maintenant l’évolution s’est faite dans la lourdeur, dans la matérialité, elle ne s’est pas faite avec la seule « intelligence » du numérique comme on l’a dit : ce qui subvertit complètement l’image de l’homme.

Ce qui importe c’est l’exploration des « nouveaux nouveaux mondes ». Je crois pro- fondément aux mondes qu’on superpose. On a recensé la planète, c’est vrai mais on y superpose les nouveaux mondes du « bio-scientifique », de la « communication », du numérique et du virtuel… Mon idée, et je suis prudent, est que nous sommes dans ces nouveaux mondes issus de la technologie et de l’économiste financier, autant que dans la géopolitique de la domination par la concurrence généralisée. Dans ces mondes-là, nous sommes plus des utilisateurs d’instruments, nous savons mieux faire que nous savons pourquoi nous faisons et ce que nous sommes devenus.

Bonus

Quelle est la civilisation ou l’endroit qui vous a le plus « dépaysé » ?

Ce n’est pas facile de répondre, il y en a deux d’une certaine manière qui sont liées l’une à une longue expérience et l’autre à une expérience plus restreinte. La première c’est l’Afrique. L’Afrique noire est certainement la civilisation la plus difficile à rapprocher des autres, elle a une singularité qui la distingue fortement. Est-ce que c’est parce qu’elle est aux commencements ? Je ne sais pas, lorsqu’on est en Afrique, on sait qu’on est ailleurs qu’ail- leurs. Ailleurs que chez soi, ailleurs que dans un ailleurs qui ressemble encore à chez soi.

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Le second c’est le Japon où j’ai fait de courts séjours. Le Japon par sa singularité aussi, par sa façon de vouloir être à la fois dans l’intemporel – l’empereur renvoie au commen- cement du commencement, à la déesse Soleil etc. – et dans l’immédiat, dans l’actuel par les rapides conquêtes modernistes, technologiques, financières, etc.

Sachant que c’est important pour vous et bien qu’on ne l’ait pas abordé ici, pouvez-vous nous dire l’élément sacré qui vous a le plus impressionné ?

C’est le Bwiti au Gabon. C’était une façon d’affirmer une exigence d’indépendance et en même temps une exigence de personnalisation très forte. Le Bwiti préoccupait les derniers responsables coloniaux. C’est frappant, que le premier président issu des indépendances africaines telles qu’elles ont été en partie octroyées, Léon Mba, président du Gabon, était redouté comme un Bwiti capable de mettre en jeu la mort d’autrui. Je dirai aussi que c’est là où j’ai mesuré le moment où je devais m’arrêter dans la connaissance et la pratique reli- gieuse de ce sacré-là qui n’est pas le mien, qui n’est pas celui de mes origines.

Y a-t-il une question qu’on ne vous a pas posée et que vous auriez aimé qu’on vous pose ?

Vous auriez pu me demander comment je juge la présence des femmes dans l’histoire, on pourrait ajouter dans l’histoire et dans mon histoire. Je pense ceci étant, que c’est sur les femmes comme sur les jeunes que l’avenir repose. C’est moins sur les hommes qui ont une longue histoire de la suprématie et se sont égarés si souvent jusqu’au tragique. Je ne suis pas ici dans l’affirmation répétée que les femmes sont plus sensibles, plus chaleureuses, plus corporelles, non. Les femmes sont plus « neuves » dans le long parcours historique. On pourrait dire plus « innocentes », moins liées aux horreurs passées de l’histoire.

Pourriez-vous nous citer un livre que vous avez lu et que vous nous conseilleriez ?

Plus qu’un livre particulier, je conseillerais la romancière Chloé Delaume pour ses romans sur la vie imaginée dans les mondes virtuels.

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Sélection d’ouvrages

À paraître (2012, février), Carnaval des apparences ou nouveaux commencements, Paris : Fayard.

2009, Le dépaysement contemporain : l’immédiat et l’essentiel, Paris : PUF.

2008, Fenêtres sur un nouvel âge 2006-2007, Paris : Fayard.

1992, Afrique ambiguë, Paris : Plon (1re éd. 1957).

1999, Anthropologie politique, Paris : PUF (1re éd. 1967).

1961, Le Tiers-Monde : sous-développement et développement, Paris : PUF (1956 Travaux et documents de l’INED, 27, 2e éd. 1961).

1955, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris : Armand Colin.

1955, Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Dynamique des changements sociaux en Afrique centrale, Paris : PUF.

1954, Conséquences sociales de l’industrialisation et problèmes urbains en Afrique : étude bibliographique, Paris : Bureau international de recherche sur les implications sociales du progrès technique.

1951, La situation coloniale : approche théorique, Cahiers internationaux de sociologie 11, 44-79.

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