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Géographie Économie Société : Article pp.303-311 du Vol.15 n°3 (2013)

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Regards

Géographie, économie, Société 15 (2013) 303-311

géographie économie société géographie économie société

sur…

GES participe de manière classique à la vie scientifique par la diffusion des travaux des chercheurs, les comptes rendus de livres et de colloques etc. Nous proposons à travers cette rubrique « Regards sur les questions d’actualité » d’ouvrir la revue aux débats contemporains autour de questions d’actualités qui relèvent de la sociologie, de la géographie, de l’aménagement et de l’économie… L’objectif est de retracer, à partir d’interviews, le parcours de chercheurs et de penseurs provenant d’horizons disciplinaires divers et de recueillir leurs regards sur les grands enjeux spatiaux et sociétaux.

Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

Une interview de d’Allen J. Scott

Par Lise Bourdeau-Lepage et Leïla Kebir

Géographe, Allen J. Scott est un passionné de la ville et du développement régional. Aussi cherchera-t-il de manière renouvelée à en analyser l’émergence et les dynamiques motrices qui selon lui trouvent leur source dans l’organisation productive et spatiale du capitalisme. C’est non sans malice qu’il nous livre ici dans un français impeccable son regard sur son parcours.

* Université Jean Moulin - Lyon 3, UMR EVS (CRGA), lblepage@gmail.com

** École des ingénieurs de la ville de Paris, leila.kebir@unine.ch Cette interview a été réalisée le 12 juin 2013 à Paris.

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Fonction actuelle :

Distinguished Research Professor, Université de Californie-Los Angeles Discipline : Géographie

Lieux de vie : Los Angeles en hiver et Paris en été Allen J. Scott

Allen J. Scott naît à Liverpool en 1938. Passionné de littérature à laquelle il se destine, c’est au hasard d’un concours que lui suggère de passer son professeur de géographie qu’il se retrouve à l’université d’Oxford où il devient géographe. Séduit par la « géogra- phie particulière » qu’on y enseignait – géographie classique régionale à la française et à l’allemande – il prend véritablement goût à cette discipline. Souhaitant voir le monde avant d’entreprendre sa thèse, il part un an aux États-Unis, à la Northwestern University.

Il arrive dans un département de géographie où la révolution quantitative, dont il ignorait l’existence, est en plein essor. Il découvre alors des méthodes qu’il trouve formidables pour leur capacité à penser et fonder théoriquement la discipline. Il décide de rester à la Northwestern University pour faire son doctorat sur le thème des économies d’énergie.

Passionné par l’Afrique, il fait également une maîtrise en études africaines. En 1965, son doctorat en poche, il rejoint Walter Isard à l’université de Pennsylvanie. Il y occupe un poste de professeur assistant en sciences régionales et poursuit jusqu’en 1967 des recherches sur les liens entre transports, localisation et théories mathématiques. Contraint de rentrer en Angleterre, il intègre le département d’aménagement urbain de l’University College London où Walter Isard lui confie la charge de créer l’association britannique de sciences régionales. Chose qu’il fera avec David Harvey. En 1969, il obtient un poste de professeur associé au département de géographie de l’université de Toronto. Il publie dans la foulée son premier ouvrage « Combinatorial Programming, Spatial Analysis and Planning » qui marque la fin de son intérêt pour la mathématisation qu’il pratiquera cependant encore quelques années. Partageant dès 1971 son temps entre le département de géographie et le département d’aménagement urbain, il effectue ses premiers travaux sur la ville et publie en 1980 « The Urban Land Nexus and the State » dans lequel, il pose les fondements de sa théorie de l’urbanisation par l’emploi, le travail et le système productif. En 1981, il quitte l’université de Toronto pour le département de géographie de l’université de Californie. Il y poursuit ses travaux sur les systèmes productifs urbains. En 1988, il publie « Metropolis:

From the Division of Labor to Urban Form » et « New Industrial Spaces » dans lequel il délaisse quelque peu l’urbanisation pour se concentrer sur la problématique du dévelop- pement régional. Durant cette période il découvre le marxisme, le radicalisme et, vers la fin des années 80, il sera parmi les fondateurs, avec notamment Edward Soja et Michael Dear, de l’École de Los Angeles. En 1998, il publie « Regions and the World Economy », ouvrage de synthèse, dans lequel il rassemble ses travaux des vingt dernières années sur le développement régional, la production, le capitalisme, la mondialisation et les régions.

Il y introduit le concept de Global city-regions, concept qui marque son retour à la ques- tion urbaine. Ainsi, dans « On Hollywood: The Place, the Industry », publié en 2005, Allen J. Scott analyse le système mondial de production du cinéma et les formes d’organi-

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sation productive et spatiale de ce nouveau capital post-fordiste. Il y évoque l’idée d’une nouvelle économie capitaliste culturelle et cognitive et propose une première relecture des théories urbaines et régionales à l’aulne de celle-ci. En 2008, il publie « Social Economy of the Metropolis » dans lequel il analyse les conséquences de cette nouvelle économie sur la dynamique sociale urbaine. Il y évoque notamment l’émergence d’une nouvelle économie cognitive-culturelle. Allen J. Scott poursuit depuis ses travaux sur cette nouvelle écono- mie. En 2012 il publie « A World in Emergence: Cities and Regions in the 21st Century », ouvrage dans lequel il tente d’appréhender les grandes lignes de force du développement régional et urbain dans le monde au XXIe siècle. Allen J. Scott a reçu de nombreux prix pour ses travaux. En 2004, il a reçu le Prix International Vautrin Lud, équivalent au prix

« Nobel » pour les géographes.

Après avoir découvert la géographie classique régionale, vous vous confrontez aux approches quantitatives qui vous enthousiasmerons, pourtant un peu plus tard vous les abandonnerez.

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Quand j’ai terminé mes études à Oxford, je voulais faire un doctorat, mais je vou- lais voyager voir un peu le monde. J’avais remarqué à Oxford des affiches d’universités américaines. Donc, je me suis dit : « en voilà une astuce, je peux faire une demande, être admis et prendre une année de vacances, puis rentrer en Angleterre ». Ainsi, en 1961 j’ar- rive Chicago, à l’université de Northwestern au moment où la révolution quantitative est en plein essor. On me dit, en arrivant : « Vous allez suivre quelques cours de statistiques, d’algèbre linéaire et un cours d’économétrie ». J’ai répondu : « Mais je suis géographe ! Qu’est-ce que cela à voir avec la géographie ? ». J’étais complètement ignorant de la révolution quantitative. On n’en avait jamais parlé en Angleterre. Pour nous, ça n’existait pas. Je suis donc les cours, d’abord très involontairement, puis je me mets à aimer cela.

Il m’a fallu peut-être six mois avant de découvrir qu’il y avait quelque chose d’autre que la bonne vieille géographie régionale. Qu’il était possible de la dépasser en la pensant théoriquement. Je voudrais insister sur un point : pour moi, la géographie quantitative n’est pas que technique. C’était à cette période surtout une épistémologie sur la base de laquelle on essayait de théoriser la géographie. Et c’est ainsi que j’ai décidé de faire mon doctorat à la Northwestern University.

Après ma thèse et plusieurs péripéties, j’arrive à Toronto en 1969, dans le départe- ment de géographie où se trouvait Leslie Curry et qui était à l’époque un des grands centres de la géographie quantitative. À ce moment, David Harvey publiait son livre

« Explanation in geography », la bible de l’épistémologie positiviste en géographie.

C’était le moment des changements extraordinaires en Europe comme aux États-Unis.

Après mai 1968, il y a eu la politisation de l’université, en Amérique du Nord, la guerre au Vietnam, la désillusion des étudiants vis-à-vis du discours officiel bourgeois, etc.

Surtout on commençait à voir que derrière la géographie quantitative ou mathématique et l’économie néoclassique (deux métiers très liés par la science régionale) il y avait des courants idéologiques. Pour nous, c’était une découverte. Avant, on croyait à la raison, à la rationalité. La raison avec un petit « r » était un moyen de découvrir le monde et

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pour beaucoup d’entre nous, avec la géographie quantitative, on pouvait mathématiser toute la réalité. C’était un rêve, le rêve que petit à petit on pourrait appréhender toute la réalité, toute la géographie en termes d’équations mathématiques. C’était naïf, n’est-ce pas ? Mais à l’époque, on croyait que c’était LE grand défi scientifique. On faisait appel aux grands philosophes positivistes comme Karl Popper par exemple, pour justifier ce rêve-là. Rêve qui n’était pas réalisable… !

Il y avait donc deux choses : d’un côté la politisation de l’Académie et, de l’autre côté, on se rendait compte qu’on avait trop misé sur le pouvoir de cette épistémologie à nous porter vers la fin de la science, si je peux m’exprimer ainsi. En plus de cette décou- verte il y avait celle de la dimension idéologique de ce qu’on faisait. La raison n’était pas suffisante pour découvrir le monde, il fallait voir aussi la construction politique du monde social, monde qui n’est pas une construction purement rationnelle, mais plus une construction sociale et politique. Donc, il y avait là des enjeux importants que la géogra- phie quantitative, qui n’a aveuglement pris que la partie régressive des choses (maximi- sation de l’utilité, recherche d’équilibre offre/demande, etc.), ignorait.

Cette période était, par ailleurs, le moment où l’on parlait du radicalisme dans les uni- versités américaines et où l’on redécouvrait Karl Marx. Cela a été une grande découverte pour beaucoup de chercheurs mais surtout pour les géographes quantitativistes qui étaient préparés à penser théoriquement. On a souvent remarqué qu’aux États-Unis le marxisme et les autres formes apparentées du radicalisme étaient apparues chez les géographes quantitativistes comme David Harvey, Michael Webber, Gunnar Olsson et Kevin Cox.

La première moitié des années 70, a donc été le moment où la théorie géographique s’est reconstruite à partir de la théorie marxiste. Il faut dire en passant que pendant toute cette période il y a eu des connexions avec les géographes français, mais elles n’aboutissaient jamais à rien. C’est assez bizarre, en fait, mais il me semble que les géographes français, à cette époque-là, étaient refermés sur eux-mêmes dans un classi- cisme… indécrottable ! Par-contre, pendant cette période du début du marxisme, nous, les géographes à tendance de gauche aux États-Unis, avons découvert non pas les géo- graphes mais les sociologues français : Edmond Préteceille, Christian Topalov, Manuel Castells, etc. Nous avons eu beaucoup de contacts avec eux. Ils ont eu beaucoup d’in- fluence sur nos travaux.

Vous êtes-vous un jour considéré comme marxiste ? Chez certains de vos collègues de l’époque cela est clairement affiché, chez vous cela ne transparaît pas explicitement dans vos travaux.

J’ai toujours gardé certaines distances avec le marxisme. J’ai été, il est vrai, séduit par le matérialisme historique et par le projet de David Harvey qui considérait que la tâche de la géographie, était d’étudier la géographie historique du capitalisme. Mais le problème que j’ai eu avec Marx, c’est que je n’ai jamais cru à la théorie de la valeur travail. Pour moi, c’était et c’est toujours une série de propositions incohérentes. Je crois que c’est ma formation en mathématiques qui me permet de dire cela. Je suis tout à fait prêt à le démon- trer. Dans cette même période, j’ai découvert l’économie ricardienne et surtout un livre extraordinaire de Piero Sraffa, « La production de marchandises par les marchandises » (Production of Commodities by Means Commodities) et sa théorie de la production capi- taliste qui m’a beaucoup influencé. J’ai donc été de ceux qui étaient « à gauche » dans la géographie nord-américaine, mais à la gauche que l’on disait sraffaïenne ou ricardienne.

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Vous avez ensuite entamé des premiers travaux sur le foncier qui vous ont amené à travailler sur la ville et à proposer une explication de l’urbanisation par le travail, la production et l’emploi.

Comment êtes-vous arrivé à cette proposition ?

À partir de 1971, mon service s’est effectué entre le département de géographie et le département d’aménagement urbain à l’université de Toronto. C’est à ce moment-là que j’ai dû réfléchir, plus sérieusement qu’auparavant, à la question foncière, à l’aménagement urbain et aux politiques urbaines. Lorsqu’en 1980, je publie « The Urban Land Nexus and the State », je commence à abandonner les outils mathématiques pour m’intéresser beau- coup plus à la théorie sociale. J’ai essayé de démontrer dans ce livre comment et pourquoi l’État est engagé dans la planification de la ville, quels sont les enjeux politiques de la pla- nification et surtout quelle est la dynamique de l’économie capitaliste au sein de la ville. Si j’ai voulu traiter de cette question ce n’était pas seulement parce que j’étais influencé par les idées marxistes, mais aussi parce qu’avec mes collègues nous avions décidé que la théorie de l’École de Chicago, selon laquelle la ville émergeait d’une construction basée purement sur une écologie sociale (et darwiniste en plus) était tout simplement… mauvaise ! J’avais prévu de consacrer un chapitre dans le livre au système productif et à la ville, le chapitre 6.

J’ai eu un mal fou à le documenter ! S’il y avait beaucoup d’écrits sur l’industrie et le sys- tème manufacturier dans la ville, sur la délocalisation de l’industrie du centre de la ville vers la banlieue, il n’y avait rien vraiment sur le fonctionnement du système productif. Donc on peut dire que j’ai bâclé le chapitre 6. Mais, à partir de là, j’ai su exactement ce que je devais faire : c’était de la recherche sur les systèmes productifs dans les villes !

D’où vous vient cette intuition de l’importance du système de production dans le processus d’urbanisation ?

Je savais que ce qui est au centre de la société capitaliste, ce qui la fait bouger, c’est la production. J’avais déjà pris mes distances avec la théorie de l’École de Chicago qui considérait la ville comme un rassemblement de quartiers. J’étais certain que cela était insuffisant comme point de départ pour comprendre la ville. Je souhaitais répondre aux questions suivantes : Pourquoi est-ce que les personnes sont en ville ? Qu’est-ce qu’ils y font ? Ils ne restent pas 24 heures sur 24 dans leur quartier, ils travaillent aussi. Le travail leur donne leur identité. Il y a même un principe de différenciation des quartiers : col- bleu/col blanc. Donc, selon moi, il y avait une sorte d’irradiation complète de la ville à partir du système de production et du travail.

Je me demande si j’aurais pu l’expliquer ainsi à cette époque-là mais j’étais vraiment convaincu par cette démarche. Heureusement, parce que cela m’a ouvert un champ de recherche très riche.

Vous avez justement poursuivi à l’université de Californie-Los Angeles (UCLA) votre investigation sur les systèmes de production urbains industriels puis culturels. Cela vous conduira à mettre au centre de votre analyse la question du développement régional et non plus celle de l’urbanisation.

Pouvez-vous nous expliquer comment vous en être arrivé à ce résultat.

En effet, comme je vous le disais précédemment la rédaction de « The Urban Land Nexus and the State » m’avait permis en quelque sorte de définir la problématique de recherche suivante : comment fonctionne le système productif en ville et quelles en sont les conséquences en termes d’urbanisation ? Ainsi, dès mon arrivée à l’UCLA, j’ai fait

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une proposition de recherche à la National Science Foundation pour étudier le système productif de Los Angeles. Le projet a été refusé, mais ce qui est amusant et intéressant ce sont les comptes rendus que j’ai reçus. Tous disaient que j’étais fou de vouloir étudier l’industrie en Californie du Sud, qu’il n’y avait pas d’industrie en Californie du Sud, qu’il fallait, pour étudier l’industrie, aller à Chicago, à Detroit, à Pittsburgh, à Cincinnati ! Cela démontre la perception déformée que l’on avait de la géographie économique des États-Unis. À ce moment-là, la Californie du Sud était avec ses industries aéronautique, électronique, etc., la première région industrielle des États-Unis mais les gens croyaient toujours que la ceinture manufacturière du Nord-Est était l’axe central de l’industriali- sation américaine. J’ai resoumis le projet une deuxième fois, il a alors été accepté et j’ai pu commencer une série de travaux avec des étudiants sur l’économie de la Californie du Sud et sur l’industrie des hautes technologies, l’électronique, l’industrie aérospatiale, l’industrie du plastique, et la fonderie d’aluminium, etc. Ce que j’ai découvert ou redé- couvert à partir de ces études, c’est la théorie du district industriel. Il faut se souvenir qu’au début des années 80, il n’y avait pas grand-chose sur le district industriel. Il y avait Alfred Marshall qu’on avait complètement oublié, un petit groupe en Italie qui tra- vaillait sur ce sujet mais qu’on ne connaissait pas encore et Michael J. Piore et Charles F. Sabel au Massachussetts Institute of Technology. Avec mes étudiants en Californie du Sud cela faisait trois groupes complètement isolés. On ne connaissait pas l’existence des uns et des autres mais, après avoir publié, on s’est découverts mutuellement. C’était très excitant, parce que nous étions trois groupes en train d’étudier le même problème théorique : l’organisation industrielle, la localisation et la formation des districts indus- triels. Avec des applications empiriques dans la troisième Italie, en Californie du Sud et en France. C’est ainsi que j’ai découvert très tôt des personnes comme Giaccomo Becattini, Arnaldo Bagnasco, Sebastiano Brusco. À ce moment-là, il y a effectivement eu une sorte de virement dans mes recherches. J’ai un peu abandonné la question de l’urbanisation en tant que telle, pour me concentrer sur la question plus générale du déve- loppement régional. Ceci dit mon intérêt pour la ville ne disparaît pas complètement. La manière dont l’organisation industrielle, dans un cadre spatial, produit l’agglomération, les économies d’agglomération, les économies d’échelle et d’envergure, et comment, à partir de tout cela, la ville est structurée, restructurée m’intéressait toujours. Cela a donné lieu, en 1988, à l’ouvrage « Metropolis: From the Division of Labor to Urban Form ».

À cette époque, je me suis rapproché des économistes français de la régulation comme Alain Lipietz, Michel Aglietta et Robert Boyer. Parallèlement aux questionnements sur l’urbain, on essayait de démontrer que si le fordisme était un genre de capitalisme qui produisait une forme de développement régional, le post-fordisme était un autre genre de capitalisme qui produisait un autre genre de développement régional qui était tel qu’il y avait des crises économiques dans l’ensemble des grands foyers classiques de l’industria- lisation d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest. Mais on notait aussi qu’un certain nombre de nouveaux espaces industriels apparaissaient : la troisième Italie, les nouvelles régions de haute technologie aux États-Unis, y compris la Silicon Valley et les centres de production de l’industrie électronique en Asie de l’Est et du Sud-Est. Vous remarquerez que je mentionne l’Asie du Sud-Est. En effet, vers la deuxième moitié des années 80, nos questionnements prenaient une dimension internationale. On se demandait comment se faisait l’articulation entre les centres de production nord-américains ou européens et la

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sous-traitance en Asie et en Amérique latine. J’ai réalisé un certain nombre d’études sur ce qui s’appelait à l’époque la nouvelle division internationale du travail. C’était un sujet très controversé. Aujourd’hui, l’idée de mondialisation est acceptée et à peu près acquise, n’est-ce pas ? Mais à cette époque-là, ce n’était pas le cas. Certains disaient que c’était un mythe. Donc j’ai commencé à travailler sur la sous-traitance mais aussi sur l’entre- prise internationale, multinationale et surtout sur les multinationales américaines et leur dynamique de localisation. Et c’est ce qui m’a amené à revenir sur la ville et sur ce que j’appelle depuis les villes-régions globales et à diriger un ouvrage collectif qui a connu un certain succès intitulé « Globale City-Regions: Trends, Theory, Policy ».

Vous allez en effet revenir à la ville mais par le prisme cette fois des activités culturelles. Au-delà du fait que vous viviez à Los Angeles, véritable centre d’industries culturelles, comment êtes-vous arrivé à cette articulation industries culturelles et développement urbain ?

Alors que je travaillais sur les questions de mondialisation et de post-fordisme, je me suis aperçu qu’un certain nombre de secteurs d’activité, qui n’étaient pas manufactu- riers, devenaient des secteurs moteurs de la ville et notamment les industries culturelles.

C’était normal à Los Angeles que je m’intéresse à cela ! N’est-ce pas ? En fait, l’indus- trie aérospatiale était presque complètement sortie de Los Angeles. Hollywood avait tou- jours été là, mais personne n’y avait prêté attention, sauf Michael Storper qui avait étudié Hollywood en tant que district industriel. Pour les autres, ce n’était pas encore un sujet digne d’être étudié. Ce qui était intéressant, c’était l’automobile, l’aérospatiale, l’acier, l’électronique, etc. Or, Los Angeles était en train de devenir une ville où les secteurs les plus dynamiques étaient des secteurs culturels : le cinéma, la télévision, la musique, la mode, le design, l’architecture. La part de ces secteurs dans l’économie de la ville était considérable. Je me demandais alors si on pouvait, pour comprendre ce phénomène-là, utiliser des outils similaires ou proches de ceux que l’on avait utilisés pour comprendre les districts industriels comme la désintégration verticale, l’organisation industrielle, les liaisons interrégionales, etc. Je me demandais « Mais qu’est-ce que c’est que cette nou- velle économie ? ». J’ai donc commencé à penser que cette nouvelle économie était une économie que l’on pouvait qualifier de cognitive et culturelle, car elle était basée sur les avoirs relatifs au cerveau et aux sentiments des travailleurs. J’ai écrit sur l’économie culturelle de Los Angeles et de Paris. J’ai d’ailleurs donné une conférence dans un café géographique, où je parlais de l’économie culturelle en France… Un certain nombre de personnes étaient horripilées. Elles arguaient que l’on ne pouvait pas confondre culture et économie. Je leur répondais que ceux qui pensaient qu’il y avait une telle scission entre l’économie et la culture ne faisaient qu’exprimer la bonne idéologie bourgeoise du XIXe siècle ! Et qu’en effet, il existait une économie culturelle très forte, en France, et que la culture n’était pas simplement la grande culture, mais que c’était aussi la musique pop, la mode, les meubles, le cinéma, la télévision, la radio, l’architecture. Que cela constituait tout un système économique qui devenait de plus en plus important, précisément dans les grandes villes. Et ainsi, en 2005, j’ai publié un livre intitulé « On Hollywood », pour démontrer que derrière Hollywood, derrière l’écran, il y a un système spatial de produc- tion et tout un engrenage très compliqué. Dans ce livre, je ne parle pas simplement du système de production d’Hollywood, mais aussi du système mondial du cinéma, de la concurrence entre différents pays en ce qui concerne l’audiovisuel, pas seulement de la

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France et de son exception culturelle, mais aussi de la Corée, de la Chine, de l’Australie, de l’Amérique du Sud, etc. Cet ouvrage était une tentative de revisiter la théorie urbaine et régionale dans les termes de la nouvelle économie culturelle.

Vous évoquez l’idée d’un capitalisme progressif comme manière de sortir des difficultés du capi- talisme actuel. Qu’entendez-vous par cela ?

Je reviens ici à mes vieilles sensibilités gauchistes ! Pour moi, il reste toujours une question : quel est le devenir politique de ce monde en émergence ? Il existe aujourd’hui un système mondial et national, de régulation de l’économie qui, à l’heure actuelle, est le néolibéralisme, c’est-à-dire l’enchantement par le marché, la liberté que l’on retrouve à partir du système marchand.

Or les problèmes que l’on voit à l’heure actuelle ce sont : la crise financière, les écarts croissants entre les nantis et les dépourvus dans les grandes villes, la pauvreté, la destruc- tion de la notion de communauté, etc. Est-ce qu’on peut pour autant changer l’évolution de ce système ? Et dans quel sens ? Autrefois, j’aurais dit oui, que la réponse à cette question est simple : c’est le socialisme. Pas celui de François Hollande, mais le bon socialisme, celui dans lequel il y a une véritable collectivisation des biens économiques.

Je ne crois plus à cette solution-là, bien que je croie qu’il peut y avoir un capitalisme dirigé. L’analyse que j’ai faite des structures économiques urbaines et régionales insiste sur l’idée qu’il existe des common pool resources et que l’économie cognitive et cultu- relle en génère un nombre considérable, que ce soit sous la forme d’économies d’échelle, d’économies d’envergure, de création, d’apprentissage, etc. On vit donc dans une écono- mie qui ne peut être décrite uniquement en termes de marché et de propriété privée parce qu’il y a, justement, toute cette question des common pool resources. Le néolibéralisme néglige cette question et de ce fait nous sommes à mon avis dans une économie qui est moins efficace qu’elle ne pourrait l’être. Il y a en plus toute une série de rapports sociaux qui sont très conflictuels, y compris en ce qui concerne les écarts de salaires entre les personnes dans la ville.

Le capitalisme progressif va donc au-delà du néolibéralisme, vers ce que l’on appelle en Scandinavie la démocratie sociale, social democracy. Ce n’est pas seulement un aveu moral de ma part, mais davantage la conviction de la nécessité de construire de nouvelles institutions pour gérer l’économie, à toutes les échelles : urbaine, régionale, nationale, multinationale et mondiale. Il y a ici un véritable enjeu. À chaque niveau, se trouve cette exigence. En même temps, je crois qu’on peut reconstruire la notion de communauté, de démocratie locale, de droit à la ville à la Henri Lefebvre, tout en faisant face, aussi, aux problèmes sociaux qui sont produits par cette économie néolibérale.

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Bonus

Parmi toutes les villes que vous avez parcourues, la ou lesquelles préférez-vous ?

C’est Paris, ma ville préférée… ou plus largement n’importe quelle grande ville. Une ville doit avoir 10 millions d’habitants avant que je m’y intéresse personnellement.

Quel est votre créateur préféré ? Créateur étant pris ici au sens que vous le souhaitez…

J’en ai plusieurs. Pour la plupart, ils sont du XIXe siècle. Ce sont d’abord les roman- ciers : Honoré de Balzac, Émile Zola, Stendhal, Alexandre Dumas, Gustave Flaubert.

Que des Français ?

Ah non, j’adore des romans du XIXe siècle anglais. Pour le cinéma, c’est difficile…

J’avoue que mon film favori est « L’Atalante » de Jean Vigo.

Quel est le livre que vous avez lu récemment et que vous avez apprécié :

Actuellement je lis le livre d’Alexandre Dumas « Joseph Balsamo » ….mais ce n’est pas mon préféré… Mon livre préféré est « Le rouge et le noir » de Stendhal.

Sélection d’ouvrages

2012, A World in Emergence: Cities and Regions in the 21st Century, Edward Elgar, Cheltenham.

2008, Social Economy of the Metropolis: Cognitive-Cultural Capitalism and the Global Resurgence of Cities, Oxford University Press, Oxford.

2006, Geography and Economy: Three Lectures, Oxford University Press, Oxford.

2005, On Hollywood: The Place, the Industry, Princeton University Press, Princeton.

2000, The Cultural Economy of Cities: Essays on the Geography of Image-Producing Industries, Sage, Londres 1998, Regions and the World Economy: The Coming Shape of Global Production, Competition and Political

Order, Oxford University Press, Oxford.

1993, Technopolis: High-Technology Industry and Regional Development in Southern California, University of Califormia Press, Berkley and Los Angeles.

1988, New Industrial Spaces: Flexible Production Organization and Regional Development in North America and Western Europe, Pion, Londres.

1988, Metropolis: From the Division of Labor to Urban Form, University of Califormia Press, Berkley et Los Angeles.

1980, The Urban Land Nexus and the State, Pion, Londres.

1971, Combinatorial Programming, Spatial Analysis and Planning, Methuen Ltd., Londres.

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