Master
Reference
La construction de l'identité professionnelle dans un dispositif de formation en alternance : le cas d'apprentis engagés dans le CFC
d'employé de commerce
CARRARD, Anne-Isabel
Abstract
Ce travail de mémoire s'intéresse à la construction de l'identité professionnelle d'apprentis engagés dans un dispositif de formation en alternance. Plus particulièrement, nous souhaitons appréhender en quoi et comment se développe l'identité professionnelle d'apprentis inscrits dans le CFC d'employé de commerce, quels types de tensions identitaires les sujets peuvent éprouver dans ce contexte qui multiplie les espaces de formation et quelles ressources mobilisent-ils pour réguler ces tensions. Il s'agit d'identifier les types de tensions que les apprentis peuvent vivre en contexte d'alternance, afin de comprendre comment ils procèdent pour les réguler et donc pour définir les contours d'un soi idéal auquel aspirer...
CARRARD, Anne-Isabel. La construction de l'identité professionnelle dans un dispositif de formation en alternance : le cas d'apprentis engagés dans le CFC d'employé de commerce. Master : Univ. Genève, 2017
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:95559
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MEMOIRE REALISE EN VUE DE L’OBTENTION DE LA
MAÎTRISE UNIVERSITAIRE EN SCIENCES DE L’EDUCATION
Par
Anne-Isabel Carrard
DIRECTRICE DU MÉMOIRE Mme France Merhan
JURY
Laurent Filliettaz Alain Girardin
Genève, janvier 2017
UNIVERSITÉ DE GENÈVE FACULTÉ DE PSYCHOLOGIE ET DE SCIENCES DE L’ÉDUCATION SECTION SCIENCES DE L’ÉDUCATION
La construction de l’identité professionnelle dans un dispositif de formation en alternance : le cas d’apprentis engagés dans
le CFC d’employé de commerce
RESUME
Ce travail de mémoire s’intéresse à la construction de l’identité professionnelle d’apprentis engagés dans un dispositif de formation en alternance. Plus particulièrement, nous souhaitons appréhender en quoi et comment se développe l’identité professionnelle d’apprentis inscrits dans le CFC d’employé de commerce, quels types de tensions identitaires les sujets peuvent éprouver dans ce contexte qui multiplie les espaces de formation et quelles ressources mobilisent-ils pour réguler ces tensions. Il s’agit d’identifier les types de tensions que les apprentis peuvent vivre en contexte d’alternance, afin de comprendre comment ils procèdent pour les réguler et donc pour définir les contours d’un soi idéal auquel aspirer.
Pour ce faire, nous avons mené quatre entretiens à visée compréhensive auprès d’apprentis engagés dans le CFC d’employé de commerce profil M. Nous avons analysé ces entretiens à la lumière des théories des tensions, stratégies et dynamiques identitaires, afin d’étudier et d’appréhender le vécu expérientiel des participants.
Remerciements
J’adresse mes remerciements aux personnes qui m’ont aidé et soutenu dans la réalisation de ce travail de fin d’études…
J’adresse un grand merci particulier :
A ma directrice de mémoire, Madame France Merhan, qui a su m’accompagner et me guider tout au long de ce travail,
A Monsieur Laurent Filliettaz et Monsieur Alain Girardin qui ont accepté de faire partie du jury de mon mémoire,
Aux apprentis qui m’ont fait confiance et qui m’ont accordé de leur temps, sans qui cette recherche n’aurait pas été possible,
A Annouchka, Naïma et Nam pour leur soutien et leur relecture avisée et attentive.
A mon entourage qui m’a apporté son soutien et qui m’a encouragé tout au long de cette formation.
1. TABLE DES MATIERES
1 Introduction ___________________________________________________________ 6 2 Cadre théorique ________________________________________________________ 9 2.1 La problématique identitaire ________________________________________________ 9 2.1.1 L’identité – un concept au caractère paradoxal _______________________________ 10 2.1.2 L’identité – un processus dynamique _______________________________________ 11 2.1.3 La typologie des dynamiques identitaires ___________________________________ 13 2.1.4 L’identité – un processus interactionniste ___________________________________ 15 2.1.5 Tensions identitaires, stratégies identitaires et engagement en formation _________ 16
2.1.5.1 Les tensions identitaires ___________________________________________________ 16
2.1.5.1.1 Tensions identitaires – pluralité de composantes de l’image de soi (Bourgeois) _____ 17
2.1.5.1.2 Tensions identitaires – pluralité des dimensions et composantes identitaires (Kaddouri)
18
2.1.5.2 Les stratégies identitaires __________________________________________________ 18
2.1.5.3 L’engagement en formation ________________________________________________ 20 2.2 Le processus de construction de l’identité professionnelle _______________________ 21 2.2.1 L’approche culturelle de l’identité – le modèle de Sainsaulieu (1977) _____________ 21 2.2.2 Approche sociologique de l’identité professionnelle ___________________________ 23 2.2.3 La participation à des communautés de pratique _____________________________ 25 2.3 Dispositif de formation en alternance ________________________________________ 26 2.3.1 Descriptif des dispositifs de formation en alternance __________________________ 26 2.3.2 L’alternance un contexte singulier de la transition de l’école au monde du travail ___ 30 3 Présentation du dispositif de recherche ____________________________________ 32 3.1 Présentation du contexte de la recherche ____________________________________ 32 3.2 Le choix de la méthode : la démarche compréhensive ___________________________ 34 3.3 Les participants __________________________________________________________ 36 3.4 Un outil : la grille d’entretien _______________________________________________ 38 4 Présentation des analyses _______________________________________________ 42 1. Victoria : analyse de l’entretien __________________________________________ 42 1.1. Trajectoire biographique et parcours scolaire _________________________________ 42 1.2. Avant la formation _______________________________________________________ 43 1.2.1. Pourquoi cette formation ? ____________________________________________ 43 1.2.2. Recherche d’une place d’apprentissage __________________________________ 43 1.3. L’apprentissage __________________________________________________________ 44 1.3.1. Descriptif du lieu d’apprentissage _______________________________________ 44 1.3.2. Sources et types de tensions identitaires _________________________________ 45
1.3.2.1. Doutes sur ses capacités, faible estime de soi, le choix de la formation ______________ 45
1.3.2.2. Deuxième année, la période de doutes et de remise en question __________________ 47 1.3.3. Régulation des tensions et ressources mobilisées ___________________________ 48 1.4. Après la formation _______________________________________________________ 50 1.4.1. Bilan de la formation _________________________________________________ 50 1.4.2. Projets professionnels futurs ___________________________________________ 51 2. Thomas : analyse de l’entretien __________________________________________ 51 2.1. Trajectoire biographique et parcours scolaire ____________________________________ 51 2.2. Expériences socioprofessionnelles _____________________________________________ 52 2.3. Avant la formation _________________________________________________________ 52 2.3.1. Pourquoi cette formation ? ________________________________________________ 52 2.4. L’apprentissage ____________________________________________________________ 54
2.4.1. Descriptif du lieu d’apprentissage ___________________________________________ 54 2.4.2. Sources et types de tensions identitaires _____________________________________ 55
2.4.2.1 Transformation identitaire endogène au sein d’une même activité : employé versus apprenti 55
2.4.2.2. Tensions liées au contexte de l’alternance ________________________________________ 57
2.4.2.3. Besoin de reconnaissance, envie de prouver ses compétences ________________________ 58 2.4.3. Régulation des tensions et ressources mobilisées ____________________________ 59
2.4.3.1. L’accompagnement _________________________________________________________ 59
2.4.3.2. Le dispositif de formation : les cours interentreprises ____________________________ 60 2.5. Après la formation _________________________________________________________ 60 2.5.1. Bilan de la formation _____________________________________________________ 60 2.5.2. Projets professionnels futurs _______________________________________________ 62 3. Hélène : analyse de l’entretien ___________________________________________ 62 3.1. Trajectoire biographique et parcours scolaire _________________________________ 62 3.2. Avant la formation _______________________________________________________ 63 3.2.1. Pourquoi cette formation ? ____________________________________________ 63 3.2.2. Recherche une place d’apprentissage ____________________________________ 63 3.3. L’apprentissage __________________________________________________________ 64 3.3.1. Descriptif du lieu d’apprentissage _______________________________________ 64 3.3.2. Sources et types de tensions identitaires _________________________________ 64
3.3.2.1. Deuxième année : la désillusion _____________________________________________ 64
3.3.2.2. La troisième année _______________________________________________________ 67 3.3.3. Régulation des tensions et ressources mobilisées ___________________________ 70 3.4. Après la formation _______________________________________________________ 72 3.4.1. Bilan de la formation _________________________________________________ 72 3.4.2. Projets professionnels futurs ___________________________________________ 73 4. Arthur : analyse de l’entretien ___________________________________________ 74 4.1. Trajectoire biographique et parcours scolaire ____________________________________ 74 4.2. Avant la formation _________________________________________________________ 75 4.2.1. Pourquoi cette formation ? ____________________________________________ 75 4.2.2. Recherche d’une place d’apprentissage __________________________________ 76 4.3. L’apprentissage __________________________________________________________ 77 4.3.1. Descriptif du lieu d’apprentissage _______________________________________ 77 4.3.2. Sources et types de tensions identitaires _________________________________ 77
4.3.2.1. Tensions avec certains collègues ____________________________________________ 77
4.3.2.2. Besoin et envie d’être à la hauteur ___________________________________________ 79
4.3.2.3. Difficultés à faire les liens entre école-‐pratique _________________________________ 80 4.3.3. Régulation des tensions et ressources mobilisées ___________________________ 80
4.3.3.1. Accompagnement -‐ formateur ______________________________________________ 80
4.3.3.2. Expectancy-‐value ________________________________________________________ 81 4.4. Après la formation _______________________________________________________ 83 4.4.1. Bilan de la formation _________________________________________________ 83 4.4.2. Projets professionnels futurs ___________________________________________ 84 5 Synthèse et discussion __________________________________________________ 85 5.1 Avant la formation – trajectoires biographiques et scolaires _____________________ 85 5.2 Pendant la formation – l’apprentissage ______________________________________ 87 5.3 Retour sur la problématique _______________________________________________ 91 5.4 Limites et perspectives ____________________________________________________ 95 6 Conclusion ___________________________________________________________ 96 7 Références bibliographiques ____________________________________________ 100
8 Annexes ____________________________________________________________ 102 8.1 Retranscription entretien n°1 : Victoria _____________________________________ 102 8.2 Retranscription entretien n° 2 : Thomas _____________________________________ 131 8.3 Retranscription entretien n°3 : Hélène ______________________________________ 145 8.4 Retranscription entretien n° 4 : Arthur ______________________________________ 160
1 INTRODUCTION
La formation en alternance est une pratique très répandue dans le monde de l’éducation en général. Dans les pays tels que la Suisse et l’Allemagne elle s’organise au travers du système dual1, en France et en Belgique avec les apprentissages ou encore dans les régions d’Amérique du Nord et anglo-saxonnes qui reposent sur un enseignement coopératif. Ce succès grandissant peut s’expliquer de différentes manières, mais l’un des facteurs clé de ce développement est notamment dû au fait que dans nos sociétés actuelles nous assistons à « une volonté de former des travailleurs-acteurs dotés d’une certaine autonomie, capable de mobiliser un ensemble de ressources cognitives et socio-affectives pour gérer des situations complexes et inédites » (Merhan, 2016, p. 3). Selon le domaine d’activité dans lequel sera mis en place l’alternance, les visées ne seront pas forcément les mêmes. Elles auront toutefois comme point commun d’être originellement élaborées sur l’idée que la compétence est inséparable de l’action concrète. De la sorte si la formation est réussie, les sujets devront être aptes à transférer les savoirs acquis durant le cursus. Cependant, malgré son succès cette pratique comprend des limites et peut entraver le développement de l’identité professionnelle des sujets.
Ce travail de fin d’étude porte sur le thème de la construction de l’identité professionnelle d’apprentis engagés dans un dispositif de formation en alternance.
Plus particulièrement, nous souhaitons amener des éléments de réponses à notre question de recherche qui est : « en quoi et comment l’identité professionnelle d’apprentis se construit au travers d’un dispositif de formation en alternance ? »
Plus spécifiquement, le contexte de notre recherche concerne la formation professionnelle menant au certificat fédéral de capacité (CFC) d’employé de commerce, à Genève. Cette formation, qui se présente sous la forme d’un apprentissage en entreprise, propose aux apprentis d’acquérir et de développer des compétences professionnelles dans des domaines variés tel que la comptabilité, le secrétariat, la correspondance commerciale. Cette formation se déroule sur une durée de trois ans et partage le temps des apprentis entre l’école (formation théorique) et l’entreprise (formation pratique).
1 Le système dual est le modèle de formation professionnelle en vigueur en Suisse, comme son nom l’indique, le dispositif de formation dans lequel sont engagés les apprentis est partagé entre deux lieux distincts.
Nous allons donc étudier le parcours de quatre apprentis profil M2, engagés dans la formation qui mène au CFC d’employé de commerce, dans l’intention de mettre en lumière les possibles limites de ce dispositif de formation, dans le but de comprendre comment agir pour optimiser au maximum son fonctionnement. Effectivement, en définissant quels sont les obstacles susceptibles de freiner la construction de leur identité professionnelle, nous pourrions éventuellement trouver des pistes d’action pour y faire face.
HYPOTHÈSES
A la lumière des questions qui nous ont accompagné tout au long de notre parcours universitaire ainsi qu’au regard des cours que nous avons suivis et des savoirs théoriques acquis, nous avons pu formuler nos premières hypothèses. Ces dernières nous ont permis de définir les contours de notre recherche, afin de débuter notre travail. Puis, une fois la recherche entamée, ces hypothèses n’ont cessé d’évoluer, en fonction des données récoltées au cours de nos entretiens, car comme l’indique la démarche de recherche compréhensive, le chercheur va formuler ses hypothèses en fonction des données qu’il a récoltées lors de son exploration sur le terrain.
Afin de rendre notre travail de recherche le plus clair possible, nous avons décidé de classer nos hypothèses en deux parties : avant la formation et pendant la formation.
Avant la formation – trajectoires biographiques
Ici, nous souhaitons nous intéresser au parcours biographique du sujet avant qu’il ne s’engage dans le CFC d’employé de commerce. Nous supposons que les trajectoires antérieures constitutives du parcours des apprentis ont un impact sur le développement de leur identité professionnelle. Nous sommes partis de l’hypothèse de départ concernant un possible lien existant entre les trajectoires biographiques des apprentis et leur engagement en formation et nous pouvons préciser que :
-‐ L’engagement en formation de l’apprenti est lié à son parcours biographique et aux événements biographiques qu’il a vécus. En effet, avoir vécu des ruptures et/ou des événements négatifs peut fragiliser l’estime de soi et donc avoir un impact négatif sur
2 La formation d’employé de commerce s’acquiert par un apprentissage en entreprise ou en école à plein temps, dans l’un des trois profils d’enseignement scolaire que propose ce dispositif. Il en existe trois : le profil B (de base) le profil E (élargi) et le profil M (en maturité) qui nous intéresse plus particulièrement. Contrairement aux deux autres profils, le profil M est plus complet et plus dense. C’est-à-dire qu’en trois ans de formation les apprentis vont obtenir un CFC d’employé de commerce ainsi qu’une maturité professionnelle et leur formation est complétée par deux séjours linguistiques organisés par l’école, afin qu’ils puissent acquérir des diplômes de langues reconnus.
l’engagement en formation des participants. A l’inverse, avoir eu des expériences valorisantes et couronnées de succès permettent au sujet d’accroître sa confiance en ses capacités personnelles et ainsi son engagement sera plus important. En conséquence, les raisons qui ont amené les apprentis à s’engager dans cette voie sont étroitement liées à leurs trajectoires antérieures.
Pendant la formation
Au travers de cette partie nous souhaitons étudier les thèmes suivants :
• le contexte de l’apprentissage (taille de l’entreprise, secteur privé/public, domaine d’activité) ;
• la participation à des communautés de pratique ;
• le dispositif de formation (accompagnement scolaire et professionnelle ; ressources à disposition des apprentis tant à l’école que sur le terrain) ;
Nous émettons l’hypothèse que, selon le contexte (taille de l’entreprises, domaine d’activité, le secteur privé/public) dans lequel le participant effectue son apprentissage et sa formation il peut éprouver des tensions positives ou négatives, qui auront une incidence sur le développement de son identité professionnelle. Plus particulièrement :
-‐ Effectuer son apprentissage dans le secteur privé ou public peut influencer le processus d’identification à ses pairs et à la culture d’entreprise.
-‐ Le domaine d’activité (bancaire, immobilier, commerce, taxe et impôts, etc.) détermine en grande partie l’engagement de l’apprenti.
Nous émettons également les hypothèses suivantes :
-‐ Avoir le sentiment de faire partie intégrante d’une communauté de pratique et pouvoir participer activement aux activités de cette dernière permet d’accroître le sentiment de compétence et la motivation à s’engager. A l’inverse avoir le sentiment d’être mis à l’écart de la communauté de pratique peut engendrer différents types de tensions identitaires (envie d’être à la hauteur, image de soi en jeu) chez le participant et selon l’importance de ses tensions le développement de son identité professionnelle peut être entravé.
-‐ L’accompagnement sur le terrain et à l’école sont des ressources nécessaires pour mettre en place des stratégies permettant de réguler ou réduire les tensions et les écarts entre les différents soi (soi actuel, soi idéal, soi normatif). Ainsi il est important que le commissaire d’apprentissage soit disponible et à l’écoute de l’apprenti, afin de lui proposer des pistes d’action lorsque celui-ci vit des moments difficiles.
En conséquence, afin d’apporter des éléments de réponse à notre questionnement et dans l’intention d’appréhender le processus de construction de l’identité professionnelle des apprentis engagés dans le CFC d’employé de commerce, nous allons procéder en trois temps.
Premièrement, nous allons tenter de constituer un bagage conceptuel portant sur les notions qui vont nous accompagner tout au long de ce travail. Plus particulièrement, nous allons traiter de la thématique de l’identité en lien avec les dispositifs de formation en alternance. Ce premier chapitre nous aidera à analyser les données récoltées au travers des entretiens, afin de comprendre en quoi et comment l’identité professionnelle des participants se développe en contexte d’alternance.
Deuxièmement, nous veillerons à expliquer notre dispositif de recherche, en présentant le contexte de notre étude et la méthode que nous avons choisie.
Troisièmement, nous exposerons dans un premier temps les analyses des entretiens que nous avons menés auprès des quatre apprentis et dans un second temps, nous reviendrons sur notre problématique afin de discuter de nos résultats au regard de notre cadre théorique.
2 CADRE THÉORIQUE
2.1 LA PROBLEMATIQUE IDENTITAIRE
Etymologiquement, la notion d’identité signifie « ce qui reste le même au cours du temps ». Si nous nous référons à cette première définition, nous pouvons supposer que l’identité comme le dit le Larousse est « le caractère permanent et fondamental de quelqu’un ou d’un groupe qui fait son individualité, sa singularité » (2014), ou encore « l’ensemble de données, de faits et de droit qui permettent d’individualiser quelqu’un (date et lieu de naissance, nom, prénom, filiation) ». En d’autres termes, nous pouvons dire que l’identité représente ce qui nous définit, qui détermine qui nous sommes. Toutefois, bien que la notion d’identité soit couramment
utilisée dans nos sociétés, il s’agit d’un concept « flou » dont la définition est ambiguë et complexe. Nous pourrions qualifier ce terme de « concept piège » (Martuccelli, 2002) ou encore de notion « barbe à papa » (Kaufmann, 2004). Effectivement, d’un point de vue conceptuel, l’identité est insaisissable comme le souligne Merhan (2009, p. 16). De fait, « plus on écrit sur ce thème et plus les mots s’érigent en limite autour d’une réalité aussi insondable que partout envahissante » (Erikson, 1972, p. 38, cité par Merhan, 2009, p. 16).
Cependant comme le précise Dubar, malgré son caractère « flou », « le terme « identité », dans la langue française, est l’un de ceux que l’on retrouve dans les vocabulaires spécifiques de presque toutes les disciplines académiques » (1996, p. 37). Qu’il s’agisse de la philosophie ou de la psychologie en passant par la sociologie, cette notion a été explorée à maintes reprises.
Par conséquent, elle revêt un caractère à la fois polysémique et multidisciplinaire.
Dès lors, afin de pouvoir avancer dans ce travail de recherche, il nous paraît important de nous arrêter quelques instants sur ce terme, dans l’optique de façonner notre « propre » signification et afin de nous créer notre propre matériel théorique, qui nous accompagnera tout au long de cette recherche et qui nous aidera à donner du sens aux données récoltées. Pour ce faire, nous allons, au regard de notre thématique, mettre en exergue les éléments les plus pertinents à nos yeux.
2.1.1 L’identité – un concept au caractère paradoxal
En plus d’être complexe, cette notion revêt un caractère paradoxal. Lipiansky (2008) va dans ce sens en nous expliquant que « ce concept est fait d’attributs contradictoires qui se complètent », c’est-à-dire qu’elle combine à la fois :
• L’unicité et la similitude
Puisque l’individu est à la fois unique et semblable à autrui.
• La singularité et l’appartenance à des communautés
Ces communautés peuvent être familiales, religieuses, sociales, idéologiques ou encore se rapporter à la sphère du travail. Ainsi, chaque sujet va se construire son identité en fonction des composantes (valeurs, normes) de la communauté dont il est membre.
• Elle a une face objective et subjective
La face objective renvoie aux caractéristiques propres d’un sujet qui sont présentes sur ses papiers d’identités, telles que son nom, son prénom, sa taille, sa nationalité. Il s’agit d’éléments
qui permettent à l’individu de savoir qui il est d’une part et d’autre part à être identifié par ses pairs sans qu’ils n’aient d’hésitations ou de confusions.
La face subjective quant à elle, repose sur « la conscience qu’a chacun d’être soi, d’être unique et de rester le même individu tout au long de sa vie » (Lipiansky, 2008, p. 35).
• Elle est simultanément un état et un mouvement
A savoir que l’identité se situe au carrefour de la permanence et du changement. Celle que je suis aujourd’hui, n’est pas forcément la même que je serai demain, ni même celle que je suis à la minute (étudiante travaillant sur son mémoire) ne sera pas la même que celle de ce soir (éducatrice de la petite enfance). Il s’agit de ce que Martuccelli (2008) nomme le degré de labilité de l’identité (p. 33). En conséquence, comme le dit Dubar (2007), le Moi est multiple, dans le sens où il est marqué par la pluralité des rôles endossés par l’individu : « chacun d’entre nous, durant la même journée, joue plusieurs rôles qui changent au cours de notre vie » (Dubar, 2007, p. 14). L’identité est donc un processus dynamique.
2.1.2 L’identité – un processus dynamique
Aujourd’hui, les auteurs préfèrent généralement user de l’expression « processus identitaires », aux dépens de la notion d’identité « qui évoque la stabilité et la permanence » (de Gaujelac, 2002). Ainsi, dans son article « l’identité en psychologie », Lipiansky (2008) nous parle de l’identité en tant que processus dynamique, non figé dans le temps, qui se décline en divers sous-processus. Parmi les processus qu’il a identifié, nous avons uniquement retenu les plus pertinents à l’égard de notre contexte de recherche, à savoir :
-‐ Processus d’identification : l’individu s’assimile aux caractéristiques des autres, veut être semblable aux autres, il se base sur des modèles pour construire sa personnalité (famille, amis, village, profession). Pour illustrer ces propos, nous pouvons nous référer à la métaphore de Lacan : « le Moi, c’est un objet fait comme un oignon, on pourrait le peler, et on trouverait les identifications successives qui l’ont constitué ». Chaque
« pelure » correspondant à un constituant de sa propre personnalité.
-‐ Processus d’attribution et d’introjection : intériorisation de ce que les autres nous renvoient de nous-même, notre identité nous vient de nous, mais aussi d’autrui.
-‐ Processus de conservation : assurer une continuité de la conscience de soi dans le temps, je reste moi malgré les situations ou les rôles qui changent et le temps qui passe.
-‐ Processus de réalisation : l’identité n’est pas seulement continuation du passé, mais elle est ouverte sur l’avenir à travers des projets, la poursuite d’un idéal.
Dès lors, nous pouvons constater que ces sous-processus sont dynamiques pour trois raisons.
Premièrement, « parce qu’ils sont évolutifs et qu’ils « n’ont [pour ainsi dire] pas la même forme et accentuation suivant les âges de la vie » (Lipiansky, 2008, p. 36). Deuxièmement, parce que l’identité est constituée de ruptures et de changements, il ne s’agit donc pas d’un procédé linéaire. Puis, troisièmement, la construction identitaire suppose « la poursuite d’une homéostasie, d’un équilibre instable […] » (Lipiansky, 2008, p.37), qui s’effectue au travers de la régulation des différentes tensions qu’un sujet peut rencontrer au cours de sa vie.
On retrouve cette analyse de l’identité comme processus dynamique chez d’autres auteurs. Par exemple, pour Kaddouri (2006), il est plus adéquat de parler de dynamiques identitaires plutôt que d’identité. Selon lui, le fait de mettre en relation ces deux termes a pour objectif premier de
« déplacer la centration habituelle sur l’identité en tant que résultat » (Kaddouri, 2006, p. 122).
C’est-à-dire, qu’elle s’oppose de fait à la conception fixiste de l’identité, en « l’analysant en tant que processus en perpétuelle construction, déconstruction, reconstruction » (Kaddouri, 2006, p. 122). Ce qui nous amène à définir le concept de dynamiques identitaires en tant que processus en constante évolution.
Selon cette approche, le sujet est à la recherche d’une cohérence entre toutes les composantes de la dynamique identitaire. Dès lors, nous pourrions nous demander en quoi et comment les participants de notre recherche procèdent face aux tensions qu’ils peuvent éprouver en contexte d’alternance, pour atteindre cet équilibre. En conséquence, dans l’optique d’apporter des réponses à notre questionnement, il est important de nous arrêter quelques instants sur les principales composantes identitaires que Kaddouri (2006) a identifié, à savoir : les identités héritées, les identités acquises ou conquises, les identités visées, le projet de soi pour soi (projet identitaire envisagé) et le projet de soi pour autrui (projet identitaire prescrit).
• Identités héritées
Il s’agit d’identités dont nous héritons par nos origines socio-familiales. Elles sont plurielles et parmi ces dernières, certaines sont modifiables (nom, prénom, appartenances à des groupes socio-culturels) tandis que d’autres sont difficilement changeables (appartenance familiale, dimensions biologiques,…). La cohérence identitaire d’un individu dépend fortement de la façon dont il va se saisir de ses multiples composantes.
• Identités acquises ou conquises
Ces identités se façonnent d’une part au travers des positions et appartenances socioprofessionnelles de chacun et d’autre part, dans le cadre des différents rôles sociaux que les individus endossent. Cette construction s’effectue ainsi en interaction avec les identités héritées et visées.
• Identités visées
Les identités visées se développent en lien et en interaction avec des autrui significatifs et elles ont tendance à générer des tensions intra et inter-subjectives. Ces tensions, amènent les sujets à mettre en place des stratégies identitaires afin de les réguler et pour maintenir un certain équilibre entre leurs différentes composantes identitaires. Ceci, s’effectue notamment au travers du « projet de soi pour soi ».
• Projet de soi pour soi (projet identitaire envisagé)
Selon les termes de Kaddouri (2006), le projet soi pour soi (projet identitaire envisagé) représente « l’intention du sujet à agir consciemment pour réduire une double distance (actuelle, potentielle ou virtuelle) qu’il vit ou pressent subjectivement » (p. 124). La première distance sépare son Soi actuel de son Soi futur, tandis que la seconde correspond à un écart entre le projet envisagé que l’individu a pour lui-même et le projet prescrit qu’il estime qu’un autrui significatif a pour lui. Cette distance est « un indicateur de la différence entre l’appréciation que le sujet attribue à sa propre valeur et celle qu’autrui lui accorde » (Kaddouri, 2006, p. 124).
• Projet de soi pour autrui (projet identitaire prescrit)
Le projet de soi pour autrui (projet identitaire prescrit) représente un projet voulu par quelqu’un d’autre pour autrui. A ne pas confondre avec le projet de soi à destination d’autrui.
2.1.3 La typologie des dynamiques identitaires
Comme nous l’avons mentionné précédemment, « l’intention d’intervenir sur le cours des évènements susceptibles d’affecter sa vie se fait différemment en fonction de la dynamique identitaire de chacun » (Kaddouri, 2002, p. 37). Ainsi, il nous paraît important d’aborder les types de dynamiques d’inscription des projets de Soi que Kaddouri (2002) a identifié, afin de comprendre le possible lien entre l’engagement en formation et le développement de l’identité professionnelle des apprentis que nous avons interrogés.
• Dynamiques de continuité identitaire
Les dynamiques de continuité identitaire, concernent des personnes qui visent à prolonger un Soi actuel dont elles sont satisfaites, car elles estiment qu’il n’y a pas de différence significative entre leur Soi actuel et futur. « La disposition des ressources cognitives, affectives et matérielles et le rôle d’autrui dans la mobilisation de ces ressources permettent de distinguer deux types de projets identitaires » (Kaddouri, 2006, p.131). Dans les deux cas l’individu est satisfait de son identité actuelle, mais selon les ressources dont il dispose il ne s’inscrit pas dans le même projet.
En effet, s’il dispose de ressources suffisantes pour assurer la continuité de son Soi actuel, nous pouvons dire qu’il se situe dans un projet d’entretien. A l’inverse, si les ressources en question sont insuffisantes, l’individu est contraint de s’inscrire dans un projet de préservation, afin d’éviter toute menace de fragilisation de son identité actuelle.
• Dynamiques de gestation identitaire
Il s’agit de dynamiques ayant pour objectif la stabilisation des dimensions de l’identité d’un sujet. Ce processus de réorganisation identitaire s’effectue par le biais de projet de soi. Kaddouri (2006, p. 135) en a défini trois : les projets de confirmation, de reconstruction et de redéfinition.
-‐ Le projet de confirmation de soi : l’enjeu est de faire reconnaître une identité existante ou nouvellement acquise. […]
-‐ Le projet de reconstruction identitaire : sont porteurs de ce type de projet les sujets qui vivent une blessure identitaire causée par un autrui significatif dont ils dépendent institutionnellement et affectivement. […]. L’enjeu identitaire est de réussir la restauration et la réhabilitation de leur identité.
-‐ Le projet de redéfinition de soi : l’enjeu, ici, est la redéfinition d’un soi devenu flou. Le sujet éprouve des sentiments d’incertitude et d’imprécision de ses frontières identitaires.
[…]. Il s’agit de se faire une nouvelle définition de soi, de se repositionner, se déterminer et de faire des choix.
• Dynamiques de transformation identitaire
Les dynamiques de transformation identitaire, consistent à abandonner une identité actuelle jugée insatisfaisante en vue d’acquérir une nouvelle identité plus valorisante.
De plus, Marc (1997), cité par Kaddouri (1999) tente de nous démontrer que la construction identitaire est un processus relativement complexe fait « de remaniements et de tentatives
d’intégration plus ou moins réussies » (p.106). En somme, durant sa vie, le sujet est confronté à des tensions identitaires, des contradictions entre les différentes institutions et communautés de pratique auxquelles il appartient. Ainsi, c’est en surmontant ou du moins en essayant de faire face à ces obstacles qu’il va en grande partie se forger son identité, ce qui implique, inévitablement, une dimension dynamique dans ce procédé.
2.1.4 L’identité – un processus interactionniste
Certains chercheurs tels que Goffman (1973, 1974) ou Martuccelli (2008) ont décidés d’étudier le terme « identité » d’un point de vue interactionniste, s’opposant de fait, aux approches essentialistes.
Selon les partisans de cette approche, l’identité des sujets se construit d’une part au travers de l’interaction entre l’individu et le monde qui l’entoure, et d’autre part, à l’aide d’autrui. En d’autres termes, la construction identitaire peut s’assimiler à une construction sociale, telle que Berger et Luckmann l’ont décrite dans leur ouvrage « La construction sociale de la réalité (2006) ». Ainsi, l’identité en tant que construction sociale est composée de trois dimensions : représentationnelles, communicatives et discursives. Au travers de ce travail, nous allons uniquement traiter la dimension représentationnelle. Martuccelli (2008), s’est intéressé de plus près à cette dimension, qui selon lui, représente « une lecture ternaire de l’identité comme le fruit de l’articulation entre la définition que l’individu donne de lui-même, la manière dont il se présente aux autres et la désignation qui lui est renvoyée par autrui » (Martuccelli, 2008, p.
267).
Cette perspective démontre l’importance de l’autre dans le processus identitaire. Effectivement, comme nous l’explique Martuccelli, l’individu va développer son identité individuelle au travers des dimensions tant collectives que sociales car bien qu’il s’agisse initialement d’un processus individuel et personnel, il est inévitablement collectif et social.
Du point de vue du collectif, W. James (1890), notamment, illustre le lien entre la construction identitaire et autrui. En effet, selon lui, autrui occupe une position importante dans le développement de la conscience de soi. De plus, il nous dit qu’un individu « a autant de soi qu’il existe d’individus qui la reconnaissent » (W. James, 1890, cité par Lipiansky, 2008, p.
47). Cooley va encore plus loin dans cette perspective interactionniste en développant la notion de « the looking-glass self ». Cette expression signifie que la conscience de soi est largement influencée par le regard et les jugements d’autrui. C’est-à-dire, qu’une personne « s’imagine dans le regard d’autrui et anticipe le jugement que les autres peuvent porter sur [elle] »
(Lipiansky, 2008, p. 48), comme si elle se regardait dans un miroir. En résumé, nous n’agissons jamais de manière anodine et irréfléchie. Chacun de nos faits et gestes sont pensés, afin de nous présenter aux autres comme nous aimerions être reconnus et perçus. Effectivement, la majorité des rituels sociaux ont pour visée de préserver et soutenir la face des sujets concernés, ce qui nous amène à aborder les notions de tensions et de stratégies identitaires, qui sont particulièrement présentes dans l’approche interactionniste et qui peuvent se définir de différentes manières.
2.1.5 Tensions identitaires, stratégies identitaires et engagement en formation 2.1.5.1 Les tensions identitaires
Pour saisir la signification du concept de tensions identitaires, nous allons nous appuyer sur les travaux de Bourgeois (2006) et ceux de Kaddouri (2006). Ces deux chercheurs ont notamment étudié la question des tensions identitaires et plus spécifiquement de leur impact sur l’engagement en formation des sujets concernés. La notion de tensions identitaires, « renvoie à celle d’identité » (Bourgeois, 2006, p. 67) qui pour rappel, se situe au carrefour de la permanence et du changement. Ainsi, comme le souligne Bourgeois (2006) « l’identité n’est pas une représentation unique et monolithique, mais plutôt une configuration particulière des représentations plurielles de soi qui peuvent parfois diverger entre elles et, en outre, changer dans le temps » (p. 67). Cette pluralité d’images de soi constitutives de l’identité, est selon Bourgeois, à l’origine des tensions identitaires. Ceci, car ces composantes ont tendances à diverger entre elles, ce qui, inévitablement va engendrer des conflits. Toujours d’après Bourgeois, nous pouvons différencier les types de tensions selon deux axes. Le premier est étroitement lié aux agents identitaires et le second concerne les différentes instances du soi.
Selon Kaddouri (2006), « notre identité comporte dans sa singularité une pluralité de dimensions identitaires (professionnelles, sociales, familiales, en formation, …) » (p. 125) et en fonction des situations et des enjeux identitaires qui nous animent, nous allons solliciter la ou les dimensions correspondant aux champs d’activités dans lesquels nous sommes engagés.
Ainsi, en fonction des situations, il se peut que cette multitude de dimensions identitaires entre en tension. De plus, contrairement à Bourgeois, Kaddouri ne va pas distinguer les types de tensions selon deux axes, il va simplement les classer en deux catégories, à savoir les tensions intra-subjectives et les tensions intersubjectives.
2.1.5.1.1 Tensions identitaires – pluralité de composantes de l’image de soi (Bourgeois) Comme nous venons de l’énoncer, Bourgeois (2006) distingue les tensions identitaires selon deux axes : les agents identitaires et les différentes instances du soi.
• Agents identitaires
Le premier axe, regroupe deux types de tensions, les « soi/autrui » et les « soi/soi ». Concernant les tensions « soi/autrui », il s’agit d’une divergence ou encore d’un possible écart « entre l’image que l’on a de soi (que l’on pense) et l’image que les autres ont de soi » (Bourgeois, 2006, p. 71). Les tensions « soi/soi » représentent « une discordance uniquement entre une des images que l’on a soi-même de soi, en particulier entre une image de soi telle qu’on est et une image de soi tel qu’on voudrait être […] » (Bourgeois, 2006, p. 71).
• Différentes instances du soi
Selon Bourgeois, le second axe comprend les tensions « soi actuel/soi idéal » et les tensions
« soi actuel/soi normatif ».
Concernant le premier type de tensions, il s’agit comme l’explique Bourgeois (2006) des écarts qu’une personne peut vivre entre l’image de soi tel qu’elle est (soi actuel) et l’image de soi tel qu’elle voudrait être (soi idéal). Pour illustrer ses propos, nous pouvons prendre l’exemple d’un individu qui souhaite devenir infirmier (soi idéal) mais qui n’a pas les notes suffisantes pour intégrer la formation en question (soi actuel). Le soi idéal auquel il aspire n’est pas compatible avec la situation qu’il vit et avec son soi actuel, ce qui risque d’engendrer des tensions. Le deuxième type de tensions, se compose des écarts entre l’image de soi tel que l’on est (soi actuel) et l’image de soi tel qu’on pense que l’on devrait être (soi normatif). Le tableau ci- dessous résume les propos de Bourgeois concernant la distinction des types de tensions identitaires.
1er axe 2ème axe
Agents identitaires Différentes instances du soi Tensions
« soi/autrui »
Tensions
« soi/soi »
soi actuel soi normatif soi idéal
Tableau 1 : Distinction des types de tensions identitaires selon Bourgeois (2006)
2.1.5.1.2 Tensions identitaires – pluralité des dimensions et composantes identitaires (Kaddouri)
Comme nous l’avons vu précédemment, Kaddouri (2006) regroupe les tensions identitaires dans deux catégories : les tensions intra-subjectives et les tensions intersubjectives.
• Tensions intra-subjectives
Ce premier type de tensions est engendré par des incohérences ou des incompatibilités, soit au niveau de ce que Kaddouri (2006) nomme la dimension temporelle de l’identité, à savoir entre les identités héritées, acquises et visées, soit au niveau de l’axe spatial de l’expression de l’individu. Pour illustrer le deuxième cas, nous pouvons prendre l’exemple d’un étudiant qui est contraint de s’impliquer davantage dans son travail (soi au travail) aux dépens de ses études (soi en formation) afin de subvenir à ses besoins. Ainsi, s’il désire réussir ses études, il doit renoncer à son soi au travail, car dans ce cas de figure, ses deux instances (soi au travail et soi en formation) ne sont pas compatibles. Le fait de renoncer à l’un de ses soi peut être considéré comme étant une forme de stratégie pour résoudre cette incohérence identitaire.
• Tensions intersubjectives
Les tensions intersubjectives sont générées par des situations d’interactions sociales entre un sujet et ses autrui significatifs. « La complémentarité et la congruence entre les objectifs et les enjeux respectifs renforcent l’intégrité identitaire de chacun » (Kaddouri, 2006, p. 127). A l’inverse, leur non-adéquation peut entraîner des tensions auprès de celui « qui ne dispose pas des ressources suffisantes pour supporter les effets de l’incompatibilité » (Kaddouri, 2006, p.
127).
Qu’il s’agisse de la classification de Bourgeois ou celle de Kaddouri, dans tous les cas les sujets concernés vont mettre en place des stratégies identitaires visant à réduire ou à réguler les tensions vécues.
2.1.5.2 Les stratégies identitaires
Dans l’intention d’appréhender la notion de stratégie identitaire, nous allons dans un premier temps nous rapporter aux propos de Lipiansky, Taboada-Léonetti & Vasquez (1990), pour ensuite nous intéresser aux théories de Kaddouri (2006).
Lipiansky et al. (1990) définissent les stratégies identitaires de la manière suivante :
procédures mises en œuvre (de façon consciente ou inconsciente) par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une, ou des finalités [...], procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est-à-dire en fonction des différentes déterminations (socio- historiques, culturelles, psychologiques) de cette situation (p. 24).
De manière générale, ces stratégies ont pour visée de maintenir, réduire ou empêcher les possibles écarts qu’un sujet peut rencontrer entre d’une part entre son identité pour soi et son identité pour autrui et d’autre part, entre son identité héritée et son identité visée (Kaddouri, 2006, p. 127). Bien évidemment, et comme nous le démontrent ces différents auteurs, chaque stratégie a une finalité qui lui est propre. Celle-ci dépend des trajectoires et des parcours biographiques de chacun. De plus, par le biais de ces mécanismes, les personnes auront l’opportunité « d’agir sur [leur] propre définition [d’eux-mêmes] » (Gutnik, 2002, p. 120).
Ainsi, en plus d’avoir une incidence sur les écarts entre les différentes identités, ces stratégies auront des objectifs variés, selon les désirs de chacun. L’objectif peut, par exemple, être de permettre sa reconnaissance sociale ou celle de son propre groupe. Il peut également permettre de s’identifier à un groupe social spécifique ou dans le cas contraire de s’en désengager, ou finalement, permettre une forme de valorisation. De fait, à la lumière des éléments que nous venons d’énoncer, nous sommes en mesure d’étoffer notre précédente définition, en citant les propos de Camilleri (1990), lorsqu’il définit les stratégies identitaires comme
le résultat de l’élaboration individuelle ou collective et elles apparaissent dans les ajustements opérés en fonction de la variation des situations et des finalités exprimées par les acteurs. Trois éléments sont nécessaires : les acteurs, la situation dans laquelle ils sont impliqués et les finalités poursuivies par les acteurs (p. 49).
Pour aller plus loin, Kaddouri (2011) « considèr[e] l’engagement en formation comme l’un des modes résolutoires des tensions identitaires » (p. 69). Pour rendre compte de cela, l’auteur nous propose une typologie de six formes d’engagement dans la formation, conçue à partir de ses recherches. De plus, nous pouvons aisément effectuer un parallèle avec les participants de notre recherche car comme nous le verrons dans nos analyses, ces derniers s’engagent en formation en partie afin de résoudre des tensions identitaires qu’ils éprouvent.
2.1.5.3 L’engagement en formation
Afin d’appréhender la signification du terme d’engagement, ainsi que pour saisir le lien entre ce dernier et la formation, nous allons nous référer aux travaux de recherche de M. Kaddouri (2006, 2011).
Tout d’abord, dans son article « Motifs identitaires des formes d’engagement en formation » (2011), Kaddouri nous propose trois définitions du concept d’engagement : comme valeur ; comme contrainte ; comme amorçage. Si le premier porte une connotation positive et est lié à une motivation personnelle de l'individu à accomplir la tâche qu'il a choisi (par exemple l'engagement comme valeur pour une personnalité politique voulant défendre ses idéaux). Le second représente pour le sujet concerné une obligation ou une contrainte. Enfin, l’engagement comme amorçage peut concerner une personne sans repères, qui n’a pas de projet particulier, qui décide de s’engager en formation sans intention explicite. « Elle s’y rend pour s’essayer avant de décider de s’investir » (Kaddouri, 2011, p. 74). Ainsi, son engagement se construit progressivement à l’aide des rencontres réalisées en formation ou au travers de ses actions.
Comme nous l’évoquions précédemment, Kaddouri s’est intéressé à la manière dont des adultes s’engagent différemment face à des offres de formation. Pour rendre compte de ces diverses formes d’engagement, il propose une typologie comprenant six rapports possibles au regard de la formation : rapport de non place ; rapport d’engagement ; rapport de désengagement ; rapport de contingence ; rapport d’hostilité ; rapport à construire. Dans ce qui suit, nous n’allons pas traiter l’intégralité de ces rapports, nous allons uniquement sélectionner les plus pertinents à l’égard de notre recherche, à savoir :
• le rapport d’engagement
Ici, « deux types d’engagement sont à distinguer : le substitutif et le combiné » (Kaddouri, 2011, p. 78). Dans le premier cas, la formation prend une place centrale et représente une forme de stratégie pour résoudre des tensions identitaires. Il peut par exemple s’agir d’une personne engagée dans une dynamique de transformation identitaire, qui décide d’entrer en formation afin de réaliser ses projets.
• le rapport de désengagement
Celui-ci est engendré par les tensions intra et/ou intersubjectives, et amène les personnes concernées à abandonner une formation en cours de parcours. Cet abandon ou désengagement peut être volontaire ou contraint. Lorsqu’une personne éprouve des tensions entre son soi en formation et son soi familial, elle peut décider de se désengager de la formation qu’elle suit,
afin de préserver son soi familial. Ainsi, il s’agit d’un désengagement volontaire car elle prend elle-même la décision d’abandonner la formation, dans l’intention de résoudre cette incompatibilité.
• le rapport à construire
Tel que Kaddouri (2011, p.82) le définit, ici le rapport à la formation se construit chemin faisant.
Il s’agit de personnes qui s’y engagent sachant par ailleurs qu’elles ne pourront pas dans l’immédiat, la mobiliser dans le cadre de projet déjà élaboré. Celles-ci ont l’intuition que la formation peut leur être utile mais sans savoir exactement en quoi. Il peut s’agir d’une personne en plein processus de redéfinition de soi, dont les contours d’un soi idéal auquel aspirer ne sont pas définis. Ainsi, la formation est perçue comme un moyen utile pour définir ce soi idéal.
2.2 LE PROCESSUS DE CONSTRUCTION DE L’IDENTITE PROFESSIONNELLE
Au travers de ce travail, nous souhaitons appréhender dans quelle mesure l’identité professionnelle des apprentis se développe au travers de dispositifs de formation en alternance.
Dès lors, dans l’intention de répondre à notre question de recherche, nous devons nous arrêter quelques instants sur la définition de la notion d’identité professionnelle, afin de comprendre en quoi et comment elle se construit.
Tout comme le concept d’identité, celui d’identité professionnelle est composé d’une multitude de définitions selon les courants de recherches qui lui sont associés. Ainsi, pour être en mesure de saisir le sens de cette notion, nous allons procéder en trois temps.
En premier lieu, nous allons nous centrer sur l’approche « culturelle » de R. Sainsaulieu (1977), dans le but de comprendre comment ce dernier conçoit l’identité professionnelle, ou plutôt « l’identité collective au travail ». Puis, nous aborderons cette notion du point de vue de l’approche sociale, afin de voir comment cette dernière se construit. Enfin, nous terminerons avec une partie consacrée aux communautés de pratique et plus précisément au fait que l’apprentissage s’effectue au travers de la participation.
2.2.1 L’approche culturelle de l’identité – le modèle de Sainsaulieu (1977)
Le modèle de Sainsaulieu (1977), au travers duquel il affirme que « l’identité au travail s’ancre dans les relations de pouvoir entre les acteurs de l’entreprise » (Sainsaulieu, cité par Cohen- Scali, 2000, p. 84), est l’un des plus anciens. En effet, au sein de son ouvrage « Identité au travail » cet auteur nous soumet un cadre conceptuel centré sur les effets culturels de la vie au travail. Par ce biais, il va mettre en avant les stratégies et les instruments qu’ont les acteurs en
leur possession pour atteindre l’une des visées principales de la construction identitaire, qui est la reconnaissance d’autrui. Grâce à son observation portant sur les relations au travail, Sainsaulieu a été en mesure de prouver que « l’entreprise est un lieu majeur de socialisation et préside la formation des identités » (Merhan, 2009, p. 41). Pour aller plus loin, cet auteur émet l’hypothèse que le sujet va pouvoir se construire une identité socialement reconnue par ses pairs, au travers « de l’expérience conflictuelle des relations qui permet [à ce dernier, d’une part] de soutenir son désir et [d’autre part] d’affirmer sa différence » (Merhan, 2009, p. 41). Par conséquent, cela nous amène à supposer que le processus d’apprentissage est composé de multiples séquences tantôt d’identification, tantôt de différenciation portant sur sa propre identité. De ce fait, le terrain professionnel représente un lieu d’apprentissage privilégié pour les jeunes adultes. Ainsi, selon la première modélisation de Sainsaulieu (1977), l’identité ne doit pas être perçue comme étant le résultat d’une forme d’assimilation, mais bien comme étant le fruit des différentes interactions que le sujet vit sur son lieu de travail. Toutefois, vers les années 1990-1995, cet auteur décide de repenser sa théorie, dans l’optique de « l’adapt[er] à la réalité des années 1990 » (Cohen-Scali, 2000, p. 84). Pour rappel, en 1977 Sainsaulieu affirmait
« que « l’identité au travail » s’ancrait dans les relations de pouvoir entre les acteurs de l’entreprise » (Cohen-Scali, 2000, p. 84). Après avoir reconduit une étude, il a démontré que les identités au travail représentent une forme spécifique de socialisation d’une part et d’autre part elles se construisent en partie autour de l’axe d’intégration collective. Selon les termes de Cohen-Scali, (2000, pp. 84-85) [l]’axe de l’intégration collective caractérise deux modes opposés d’insertion dans les groupes sociaux en entreprise :
- par la règle : à travers une valorisation du statut, une faible implication dans le travail et une autonomisation des relations ;
- ou par les interactions au travail : échanges ouverts avec la hiérarchie, implication forte, valeurs de dépassement et d’accumulation des expériences.
Sainsaulieu et al. (1995) ont établi qu’en fonction de ces deux axes il existe six sortes d’identités collectives au travail. Ainsi, selon eux, « les relations au travail seraient alors, au centre de la construction de l’identité au travail » (Cohen-Scali, 2000, p. 85). De plus, comme le mentionne Cohen-Scali, Sainsaulieu n’utilise jamais le terme d’identité professionnelle, il préfère comparer l’identité professionnelle à l’identité collective plutôt que de distinguer ces deux notions, comme ont pu le faire Blin et Dubar. Cette manière de penser l’amène à parler d’identité collective au travail, car cette notion permet de mettre en exergue « l’importance des
processus d’influence sociale dans les organisations qui génèrent à leur tour des résistances à l’intégration professionnelle chez certains individus quand le fonctionnement et les valeurs promues par l’organisation ne correspondent pas à leurs attentes » (Cohen-Scali, 2000, p. 85).
Sainsaulieu va plus loin encore en affirmant que ce qui permet aux individus d’accéder au sens de leur action est le fait de concevoir l’identité collective dans le travail comme étant une forme d’identité professionnelle qui existe au sein d’un groupe d’acteurs professionnels. C’est-à-dire, que « l’identité collective d’une entreprise ne peut donc exister que si elle permet aux individus d’accéder au sens de leur pratique, d’opérer un travail de symbolisation de l’expérience suffisant pour se situer dans cette trame de la catégorisation sociale » (Piotet et Sainsaulieu, 1994, p. 274, cité par Cohen-Scali, 2000, p. 82). Afin d’appréhender dans quelle mesure l’alternance influe sur le développement de l’identité professionnelle des apprentis, il est primordial d’approfondir notre étude en complétant notre bagage conceptuel avec les théories sociologiques de l’identité professionnelle.
2.2.2 Approche sociologique de l’identité professionnelle
Contrairement à Sainsaulieu qui a voulu comparer l’identité professionnelle avec l’identité collective, les sociologues ont quant à eux préféré distinguer la notion d’identité professionnelle avec celle d’identité sociale.
Pour Dubar (1992), même si l’identité sociale et l’identité professionnelle sont très proches et étroitement liées, il est important de les distinguer, car
la première [(l’identité professionnelle)] renvoie au domaine de l’emploi et des activités économiques alors que la seconde [(l’identité sociale)] concerne le statut social. La notion de forme identitaire englobe ces deux aspects essentiels de l’identité dans un contexte où le rapport à l’emploi devient un enjeu social essentiel. (Dubar, 1992, p. 523)
A la lumière de cette définition, nous pourrions supposer que « l’identité professionnelle serait alors une forme particulière de l’identité sociale qui se manifeste dans et par l’implication au travail » (Cohen-Scali, 2000, p. 82). Toutefois, même si ces deux notions semblent être associées, il est important pour les sociologues de les différencier, car elles ne se construisent pas dans le même contexte. Effectivement, selon Blin (1997) et Dubar (1992, 2000, 2005) l’identité professionnelle se développe dans un contexte qui lui est très spécifique, au travers des activités professionnelles. Ainsi, par le biais de ces activités et des interactions que les individus vont avoir dans ce contexte, ils vont d’une part acquérir des connaissances et des savoir-faire professionnels spécifiques à la pratique qu’ils visent et d’autre part ils vont
« trouve[r de] nouveaux repères dans le cadre d’activités productives » (Cohen-Scali, 2000, p.
82). Ceci va notamment leur permettre de développer une identité professionnelle. Cependant, malgré cette distinction, les identités professionnelles sembleraient
se construir[e] comme les identités sociales, à partir de la mise en œuvre du processus de catégorisation sociale3, par les appartenances aux groupes professionnels et les interactions sociales qui se produisent dans les entreprises (Cohen-Scali, 2000, p. 82).
En effet, pour développer leur identité professionnelle, les sujets doivent participer aux interactions sociales au sein des communautés de pratique au travail. Par conséquent, à la vue des éléments théoriques que nous venons d’énoncer, nous pouvons constater que la construction de l’identité professionnelle d’un point de vue sociologique est un processus à la fois individuel et collectif. Comme le dit Dubar (2015),
l’identité d’un être humain est devenue ce qu’il y a de plus précieux […] l’individu ne la construit jamais seul : son identité dépend autant des jugements d’autrui que de ses propres orientations et définitions de soi. L’identité est le produit de ses socialisations successives (p. 15).
Cela signifie que le sujet va construire son identité au travers de la socialisation primaire, au contact de sa famille, puis, suite à celle-ci, la socialisation secondaire va émerger.
D’après Dubar, les socialisations représentent la totalité des transactions entre l’individu lui- même et les instances sociales qui l’entourent. De plus, lorsque cet auteur parle de socialisations, ce terme renvoie automatiquement aux socialisations primaire et secondaire, au travers desquelles le sujet va façonner son identité. Effectivement, l’individu au contact de sa famille va construire les prémices de son identité en incorporant les normes et valeurs des institutions qu’il fréquente (famille, école). Puis, suite à cette première « étape » dans son parcours biographique, la socialisation secondaire émerge. Le sujet va progressivement intégrer de nouveaux groupes sociaux qui peuvent être formels (école, travail) ou informels (amis, hobbies) au travers desquels il va incorporer de nouvelles règles, qui par moment peuvent entrer en conflit avec celles qu’il a auparavant adoptées. Ceci l’oblige à réaliser des recompositions de son identité. En résumé, nous pouvons dire que, tel que Dubar l’avance, la construction de l’identité professionnelle découle de cette socialisation secondaire. Pour aller plus loin et pour étudier de plus près le caractère collectif de l’identité professionnelle, il serait intéressant de se
3 La catégorisation est un outil cognitif qui segmente, classe, ordonne l’environnement social et qui permet aux individus d’entreprendre diverses formes d’actions sociales.