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Géographie Économie Société: Article pp.11-25 of Vol.13 n°1 (2011)

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Géographie, Économie, Société 13 (2011) 11-25

doi:10.3166/ges.13.11-25 © 2011 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

GÏOGRAPHIE ÏCONOMIE SOCIÏTÏ GÏOGRAPHIE ÏCONOMIE SOCIÏTÏ

L’urbanisation de défis globaux.

Le cas des guerres asymétriques The urbanizing of global challenges:

the case of asymmetric war

Saskia Sassen

*

Columbia University

Chaire Robert S. Lynd de sociologie & Committee on Global Thought

Résumé

Cet essai repose sur l’idée que les villes rendent visibles les limites de la supériorité de la puis- sance militaire. Elles constituent des régimes faibles, qui peuvent contester, sans toutefois pou- voir renverser le pouvoir supérieur. L’étude des guerres asymétriques permet d’explorer les contradictions émergeant de l’urbanisation et de montrer que dans certaines circonstances, une puissance militaire supérieure peut trouver ses limites lorsque la guerre devient urbaine, ce qui rend l’impuissance complexe plutôt que simple. Cet article s’intéresse aux cas de Mumbai et de Gaza, deux exemples permettant de comprendre l’immense variabilité de la guerre lorsqu’elle s’urbanise, et par là même le caractère protéiforme de la guerre asymétrique. Pour finir, une dis- cussion est conduite sur les tendances plus globales qui émergent en filigrane des cas présentés, telles que le repositionnement du territoire, de l’autorité et des droits.

© 2011 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Summary

The essay is framed by the proposition that cities make visible the limits of superior military power, and in that sense function as a weak regime, one that can contest though not overcome superior

*Adresse email : sjs2@columbia.edu

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power. It uses the case of asymmetric war to explore the contradictions that arise from this urba- nization – most significantly, the limits of superior military power when war moves to cities and the ways in which this makes powerlessness complex rather than elementary. The core of the paper focuses on Mumbai and Gaza as two sites that help us understand the enormous variability of war once it gets urbanized, and thus the multiplicity of types of asymmetric war. The essay concludes with a discussion about larger patterns we can see through the cases examined here, such as the repositioning of territory, authority and rights.

© 2011 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Mots clés : autorité, droits, Gaza, limites du pouvoir militaire, Mumbai, territoire Keywords: authority, Gaza, limits of military power, Mumbai, rights, territory

Introduction

Cet article est né de la volonté d’explorer la possibilité contre-intuitive que les villes aient la capacité de contrer des puissances militairement supérieures par le commerce et l’action civique et non par des moyens militaires. L’ordre social, le collectif, la « ville », la civitas, sont à la fois ce qui est menacé et ce qui résiste. Le terme employé pour dési- gner un tel régime des droits de l’homme, faible mais tout aussi capable de contrer une puissance, est celui de « régime faible ». L’hypothèse retenue est qu’en cas de guerre, la ville de notre modernité complexe et globale est l’équivalent systémique d’un « régime faible », qui ne serait pas fondé sur le droit et les traités, mais sur la pierre et la culture. Il est dans les gènes des États nationaux de militariser un conflit lorsqu’il devient important.

Les villes, vont par contre chercher à éviter la militarisation du conflit, en mobilisant les activités commerciales et le sens civique des populations. Les villes, lorsqu’elles réalisent pleinement leur essence, ont la capacité de transformer la menace conflictuelle en une expansion constante de leurs capacités d’inclusion, et ainsi de construire activement la citoyenneté et l’action civique. Cette différence marquée par rapport aux États nations demeure alors même que les villes ont toujours été des lieux de conflits, de guerres, de racismes, de tensions religieuses et d’expulsions des plus pauvres. Néanmoins, leur capacité civique et commerciale traditionnelle leur permet souvent d’éviter les conflits et d’incorporer une mosaïque de classes, de cultures, de religions et d’ethnies. Ainsi, alors même que la ville est pleinement ancrée dans le cadre institutionnel de l’État-nation, elle constitue un assemblage de territoire, d’autorité et de droits bien différent de celui de l’État-nation dans son caractère formel et informel.

La seconde thèse explorée ici est que, dans notre modernité globale, cette capacité est fortement amenuisée. On assiste à une urbanisation de la guerre avec le dévelop- pement des conflits asymétriques. Actuellement, lorsqu’une armée conventionnelle part en guerre, il y a de grandes chances pour qu’elle affronte un combattant asymétrique : insurgé, guérillero, terroriste. Plus généralement, certains développements majeurs de l’ère globale moderne montrent que les villes sont en train de perdre cette capacité de transformer le conflit en action civique, en civitas. Elles sont en proie à toutes sortes de

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nouveaux types de conflits, qui vont des guerres asymétriques à la violence urbaine. La citoyenneté, telle qu’elle s’était constituée au début de l’histoire moderne occidentale, ne fonctionne plus. Les agents historiques fondateurs de la fabrique de l’action civique au début de l’ère moderne n’existent plus. Une des questions posées à travers cet essai, sans toutefois qu’une réponse soit proposée, est de savoir qui sont aujourd’hui ces agents historiques. Dans d’autres travaux, l’idée a été avancée que l’équivalent d’aujourd’hui est en fait l’immigré. Ce n’est cependant pas ce qui nous préoccupe ici. Ce sont les forces qui érodent la citoyenneté, la civitas telle qu’elle s’était constituée, et rendent ainsi visibles certaines caractéristiques de la ville, qui retiennent toute notre attention.

Dans cet article, l’urbanisation de la guerre est étudiée à travers l’exemple de deux attentats différents, l’un à Mumbai et l’autre à Gaza. Le but est d’examiner les diffé- rentes manifestations de l’urbanisation de la guerre selon leur position géopolitique et selon l’histoire longue des lieux. Chaque cas illustre un aspect différent de la guerre asymétrique et, plus largement, révèle des assemblages de « territoire, autorité et droits » particuliers1.

1. Les limites de la puissance militaire supérieure

Les guerres asymétriques, guerres entre une armée traditionnelle et des rebelles armés, ont fait des villes un « nouveau » site de combats. Dans le monde entier existent des villes qui deviennent le théâtre des guerres asymétriques, quel que soit leur camp dans la guerre – camp allié ou camp ennemi. Ce sont des guerres partielles, intermittentes, qui n’ont pas de fin claire. Il n’y a pas d’armistice pour marquer la fin d’une guerre asymé- trique. On assiste ici à une déstabilisation de l’ordre urbain et, bien que ce soit très dif- férent, de l’ordre des États nationaux. Ces guerres sont le signe que le centre n’a plus de prise, quelle que soit la forme qu’il prend dans notre modernité mondialisée : le pouvoir des nouveaux empires économiques ou les État-nations. Sur le plan des villes, le genre d’ordre urbain ayant produit la ville ouverte est toujours présent, mais de plus en plus comme ordre visuel plutôt que comme ordre social. Tout cela fait partie d’un mouvement plus large de déconstruction des logiques organisationnelles existantes. Cette déstabilisa- tion se produit alors même que les États nationaux et les villes continuent d’être les piliers incontournables de l’espace géopolitique et de l’organisation matérielle du territoire.

De nos jours, quand les États nationaux vont en guerre au nom de la sécurité natio- nale, les plus grandes villes ont tendance à devenir un front de combat. La quête de sécurité nationale est aujourd’hui une source d’insécurité urbaine. La prétendue « guerre contre le terrorisme » (« War on Terror ») illustre ce mécanisme à l’œuvre. L’invasion de l’Irak engendre une guerre urbaine. Mais nous notons également les effets négatifs de cette guerre dans des villes qui ne font même pas partie du théâtre de guerre immédiat : les attentats de Madrid, de Londres, de Casablanca, de Bali, de Mumbai, de Lahore, et tant d’autres encore. Le paradigme sécuritaire traditionnel, fondé sur la sécurité de l’État national, ne constitue pas une réponse adéquate à cette triangulation entre l’État natio- nal, les villes qui deviennent le théâtre de la guerre, et celles qui, au-delà du théâtre de

1 Étant donné le caractère récent des événements qui nourrissent mon analyse, et par conséquent l’absence d’une littérature mûre sur le sujet, cet article s’inscrit dans la tradition des essais.

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la guerre, deviennent partie prenante d’un espace rhizomatique du conflit armé. Ce qui pourrait sembler favoriser la protection de l’appareil étatique national a sans doute un coût toujours plus élevé pour les plus grandes villes et leurs habitants.

Quatre types de guerres asymétriques, qui ne s’excluent pas mutuellement, peuvent être distingués. Le premier est la rencontre de forces conventionnelles et non convention- nelles dans l’espace urbain, comme dans les villes irakiennes après 2003. Le deuxième type est l’extension de l’espace de guerre au-delà du réel « théâtre de la guerre », comme c’est sans doute le cas avec les attentats de Londres, Madrid, Bali, etc., suite au lancement de la guerre en Irak. Le troisième type est l’imbrication de conflits étatiques tradition- nels dans un acte de guerre asymétrique, comme c’est peut-être le cas des attaques de novembre 2008 de Mumbai. Le dernier type est l’activation par des guerres asymétriques de conflits plus anciens qui tournent au conflit armé entre deux belligérants non tradition- nels, par exemple les conflits entre Chiites et Sunnites en Irak2.

La nouvelle carte urbaine des guerres s’étend bien au-delà des États réellement impli- qués. Chaque attaque dans une ville a ses caractéristiques propres, et peut s’expliquer par des ambitions et des griefs particuliers. Ces pratiques matérielles sont des actions localisées menées par des groupes armés locaux, qui agissent indépendamment les uns des autres. Cependant, elles font aussi clairement partie d’un nouveau type de guerre multi-sites, c’est-à-dire d’un ensemble d’actions dispersées et variables, prenant tout son sens dans un conflit particulier de projection globale.

Une caractéristique des guerres contemporaines, particulièrement visible dans des contrées moins développées, est qu’elles impliquent souvent une urbanisation et une désur- banisation forcées. Les conflits contemporains produisent d’importants déplacements de populations, à la fois vers et hors des villes. Dans de nombreux cas, comme ceux des conflits en Afrique ou au Kosovo, les populations déplacées accroissent la masse des popu- lations urbaines. Dans d’autres cas, les opérations d’épuration ethnique avec leurs diverses variantes expulsent des populations. Ce fut le cas à Bagdad avec notamment la fuite des Sunnites et des Chrétiens. Finalement, dans certains conflits armés contemporains, les bel- ligérants évitent la bataille ou la confrontation militaire directe, caractéristique bien décrite par Kaldor (2006) dans son travail sur les nouvelles guerres. La principale stratégie des belligérants est de contrôler le territoire au moyen de l’expulsion des « autres », définis en termes d’appartenance ethnique, religieuse, tribale ou politique. La principale tactique déployée est la terreur – massacres et atrocités ostensibles –, poussant les gens à s’enfuir.

Ces types de déplacements – l’épuration ethnique ou religieuse en étant la forme la plus virulente – affectent profondément le caractère cosmopolite des villes3. Les villes ont

2 Dans un livre en cours d’écriture (2010 ; voir aussi Sassen, 2009b, ch. 7), j’examine la façon dont les guerres civiles d’aujourd’hui engendrent un type très spécifique d’urbanisation de la guerre : le contrôle du ter- ritoire devient crucial, l’éviction de populations devient critique, les réfugiés s’amassent dans les villes, dernier refuge dans bien des cas.

3 Dans un texte récent (Sassen, 2010), j’ai posé la question de savoir si l’équivalent systémique de ces formes d’« épuration » dans le cas de très grandes villes n’étaient pas la croissante ghettoïsation des pauvres et des riches – ghettos très différents, certes. Il incombe alors aux classes moyennes, qui ne sont pas toujours les groupes les plus diversifiés des villes, d’apporter de l’urbanité à celles-ci. Le risque est alors qu’elles sup- plantent les cosmopolitismes urbains par des attitudes défensives étroites, dans un monde d’insécurité croissante et d’impuissance politique. Dans ces conditions, les déplacements des campagnes vers la ville ou entre villes deviennent des sources d’insécurité plutôt qu’une source de riche diversité.

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longtemps eu la capacité de réunir des personnes de différentes classes, religions et appar- tenances ethniques par le commerce, la politique et la participation civique. Les conflits contemporains déstabilisent et fragilisent cette diversité culturelle des villes quand elles conduisent à une urbanisation forcée ou à des déplacements internes. Des villes aussi différentes que Belfast, Bagdad ou Mosul ont couru ou courent le risque de devenir des ghettos urbains clivés du fait d’un nettoyage ethnique détruisant leur caractère civique, source clé de résistance au conflit armé urbain. Bagdad a connu un intense mouvement d’« épuration », explication principale de la paix (relative) des deux dernières années – qui ne peut pas être une paix de longue durée.

L’urbanisation de la guerre d’aujourd’hui diffère de la vision traditionnelle des villes et des guerres de l’époque moderne. Dans les guerres anciennes, telles que les prétendues guerres mondiales, de grandes armées avaient fréquemment besoin d’importants champs de batailles ou même d’océans pour combattre. C’étaient souvent là les principaux fronts de guerre. Durant la deuxième guerre mondiale, la ville est entrée dans le théâtre de la guerre non pas comme lieu de conflit, mais comme instrument pour effrayer les popu- lations : la destruction totale des villes comme moyen de terroriser une nation entière, Dresde ou Hiroshima en étant les cas iconiques. Par ces exemples, on voit comment des villes peuvent fonctionner en tant que « régime faible » : tuer des civils dans une ville ne constitue pas le même genre d’atrocité que de tuer des gens – bien plus de gens – dans la jungle ou dans des villages. Ainsi, l’urbanisation de la guerre montre les limites du pouvoir et des régimes de droits de l’homme. Les pays aux armées conventionnelles les plus puissantes aujourd’hui ne peuvent pas reproduire un Dresde ou un Hiroshima que ce soit à Bagdad, à Gaza ou dans la vallée de Swat4. Ils peuvent s’engager dans toutes sortes d’activités, dont des violations de la loi : détention secrète, torture, assassinats de chefs qu’ils désapprouvent, bombardements excessifs de zones civiles, et ainsi de suite, en un enchaînement de brutalité qui ne peut plus être caché et qui semble avoir accru la vio- lence contre des populations civiles. Mais des pouvoirs militaires supérieurs ne peuvent anéantir une ville, même quand ils en ont le pouvoir. Les États-Unis auraient pu rayer de la carte Bagdad et Israël aurait pu anéantir Gaza. Mais ils ne l’ont pas fait. Il semble clair que cela ne tenait pas au respect de la vie humaine ou au fait que tuer soit illégal au regard de la loi internationale car ils tuent en d’autres circonstances.

Au contraire, l’anéantissement d’une ville constitue un type de crime spécifique, qui provoque une horreur que ne susciterait pas la vue de gens mourant de la mala- ria. Le mélange de personnes et d’immeubles, en un sens, la citoyenneté (civitas), a le pouvoir de tempérer la destruction : non de l’arrêter, mais de la tempérer. Ce n’est pas la mort d’être humains en tant que telle qui est en cause puisque nous laissons des milliers d’êtres humains mourir de maladies curables à bas coût à travers le monde, mais plutôt la présence de gens au sein d’une ville, et la présence de témoins – un faisceau de contraintes dérangeantes, telles que la loi, les accords réciproques et le tribunal informel et mondial de l’opinion publique qui dérange. À cela, il faut ajouter la construction collective qu’est une ville, en particulier dans sa dimension citoyenne.

4 Même si la menace nucléaire est restée hypothétique pour les villes depuis 1945, celles-ci demeurent très vulnérables à deux types distincts de menaces. Le premier est l’attaque aérienne spécialisée réalisée au moyen d’un nouveau matériel de guerre hautement sophistiqué, qui a été utilisé « de façon sélective » dans des lieux tels que Bagdad ou Belgrade. Le second type de menace est la guerre asymétrique.

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Il semble que l’explosion d’insécurité ontologique dans le monde était rendue bien plus aiguë par les bombardements de New York, Mumbai, Madrid, Londres entre autres que par la mort de millions de personnes de maladies curables. Il en va peut-être de même avec la destruction de grandes sculptures de Bouddha au Cambodge. Comme toujours, l’histoire montre quelles sont les limites du pouvoir5 et que les décisions unilatérales des grandes puissances ne sont pas les seules sources de modération. Dans un monde de plus en plus interdépendant, les pays les plus puissants se retrouvent contraints par de multiples interdépendances. À cela s’ajoute la ville, régime faible qui peut faire obstruction et tempérer la capacité destructive d’un pouvoir militaire supérieur, com- posante essentielle d’une survie systémique dans un monde dans lequel plusieurs pays ont la capacité de détruire la planète. Dans une perspective plus large que celle qui nous concerne ici, quand de grandes puissances ne parviennent pas à se modérer d’elles- mêmes, nous obtenons ce que Mearsheimer appelle la tragédie des grandes puissances (Sassen, 2009a, ch. 8). Dans ces conditions, la ville devient à la fois une technologie de maîtrise de pouvoirs militaires traditionnels et une technologie de résistance pour des armées insurgées. Les caractéristiques physiques et humaines des villes représentent un obstacle pour les armées conventionnelles, un obstacle incrusté dans l’espace urbain lui-même. Ce processus dual d’urbanisation de la guerre et de militarisation de la vie urbaine remet en cause le sens de l’urbain. Marcuse (2008) note que « la guerre contre le terrorisme mène à une dégradation constante de la qualité de vie dans les villes amé- ricaines, à des changements visibles de formes urbaines, à une diminution de l’usage de l’espace public à des fins publiques, à une restriction de la liberté de mouvement dans et vers les villes, en particulier pour les membres de minorités à la peau plus foncée, et au déclin de la participation populaire ouverte au projet et à la prise de décision politique. » Par ailleurs, cela remet en question le rôle des villes comme pourvoyeuses de services sociaux. L’impératif de sécurité implique un changement de priorités poli- tiques. Il implique des coupes ou des diminutions relatives des budgets d’assistance sociale, d’éducation, de santé, d’équipement, de régulation et de planification écono- mique. Ces deux tendances, en retour, érodent les fondements mêmes du concept de citoyenneté (Sassen, 2009a, ch. 6). Ainsi, nous pouvons nous demander si Gaza aurait été complètement détruite, plutôt que partiellement, si elle n’avait pas été si densément peuplée, si elle avait été occupée uniquement par des usines et entrepôts palestiniens ?

Examinons maintenant deux cas, qui ont tous deux connu un long conflit, mais qui représentent des trajectoires et des assemblages d’éléments très distincts. Dans le premier cas, Mumbai, embourbée dans le vieux conflit indo-pakistanais, a connu de fortes fluctua- tions dans son rôle de site de guerre asymétrique. Dans le second, Gaza, continuellement enlisée dans un conflit ouvert avec un État moderne, Israël, conflit qui a fini par nourrir un conflit avec une autre force asymétrique, l’Autorité Palestinienne. Les deux cas sont immensément complexes, et pris dans des assemblages très différents de territoire, d’au- torité et de droits, chacun ayant des dimensions multi-scalaires. La question posée par chacun de ces cas est de savoir s’ils représentent certaines formes de guerre de l’avenir.

5 Une autre source de modération unilatérale est tactique. Les théoriciens de la guerre mettent en avant que, pour des raisons tactiques, une force militaire supérieure doit signaler à ses ennemis qu’elle n’a pas utilisé toute sa puissance.

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2. Les particularités de Mumbai

L’attentat de Mumbai se distingue fortement d’autres cas de guerre urbaine car elle articule un conflit régional ancien entre États et des mécanismes d’un genre de guerre urbaine déconnectée des intérêts de tout État traditionnel. Les attentats de Mumbai ont réussi à faire entrer un conflit inter-étatique dans l’événement spécifique et fugace que constitue l’attaque. Les informations disponibles sur les attentats suggèrent que leurs commanditaires ont exploité l’existence d’un ancien conflit traditionnel de basse inten- sité afin de mener à bien leur propre entreprise (Devji, 2005 et Das, 1990). Un certain nombre d’analystes6 considèrent que l’objectif réel des attentats était de pousser l’Inde et le Pakistan à engager une guerre de frontières traditionnelle, forçant ainsi les Pakistanais à se détourner de la lutte contre le terrorisme. Das (2008) complique quelque peu cette analyse, se demandant si la « nouvelle forme de guerre » que ces attaques représentent ne repose pas « moins sur des dommages humains et matériels que sur les effets qu’elle entend générer ». Ces effets pourraient prendre des formes aussi diverses que des émeutes communautaires, une suspicion croissante entre Musulmans et Hindous, un affaiblisse- ment encore plus fort du gouvernement pakistanais récemment élu, et, en fin de compte, une guerre entre l’Inde et le Pakistan. Tous ces effets composent les moyens et les impli- cations des guerres en terrain urbain. Où réside la réponse la plus efficace à ces effets ? Mettant de côté l’engagement « d’États faibles et défaillants », Das se concentre sur la façon dont « l’action civile a permis de contrebalancer les effets que la violence brutale avait certainement espéré provoquer ». Elle explique de quelle manière les idéaux civils ont permis d’éviter la possibilité d’un conflit inter-étatique intentionnel. Il semble que la tendance générale qui consiste à caractériser les attentats comme relevant davantage d’une guerre contre la ville de Mumbai relève de la même logique, dans l’utilisation des capacités d’actions civiques de la ville pour se prémunir d’un conflit géopolitique entre deux États. De même, immédiatement après les attaques, Cole (2009) engage le gou- vernement indien à « se rappeler l’asymétrie », au lieu de confondre une sophistication qui ne peut qu’être appuyée par l’État et qui pourrait alors justifier des tensions inter- étatiques, ou comme au lendemain des attaques terroristes de 2001 aux États-Unis, une réponse militaire (Cole, 2008). Même à l’heure actuelle, les appels au rejet de solutions militaires conventionnelles invoquent une distinction entre le Pakistan dans son ensemble et le rôle possible de certains éléments de l’État.

Il est intéressant de noter également que, pour établir leur autorité, les terroristes s’ap- puient sur un accord tacite de l’État ou même sur la segmentation de l’État moderne. Le fait que des États « faibles » puissent abriter une infrastructure terroriste au sein de leur territoire, par-delà leur autorité, a justifié par le passé des opérations « chirurgicales » ou

« stratégiques » afin de détruire les camps d’entraînement terroristes et d’autres infras- tructures. Mais Bibhu Prasad Routray (2008) met en avant que de tels camps ne pou- vaient « offrir les supports de formation pour les opérations urbaines que les terroristes ont menées à bien à Mumbai » et que de tels supports sont certainement situés dans de grandes villes telles que Karachi, « au beau milieu de zones civiles ». Dès lors que les

6 http://news.bbc.co.uk/2/hi/south_asia/7764475.stm et http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2008/

nov/29/ india-pakistan-terrorism

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terroristes sont basés et entraînés au cœur de zones urbaines, ils sont hors de portée des guerres et des stratégies conventionnelles. Ce qui explique que les raids aériens s’avèrent tactiquement inutiles. Ainsi, la ville n’est pas seulement une cible des attentats, elle est également une contrainte pour des attaques militaires conventionnelles.

Devji (2008) met en avant que toute motivation politique derrière ces attentats, même la volonté d’initier un conflit qui détournerait l’attention de la frontière afghane, « repré- sente un ensemble de paris plutôt qu’un ensemble de calculs politiques ». Il ajoute que la violence déployée élève la violence politique à un niveau inédit, car les hommes d’armes représentent une nouvelle catégorie d’acteurs militaires. Ces terroristes s’apparentent à des contre-terroristes, « commandos très compétents qui se déploient rapidement pour s’assurer le contrôle d’un secteur entier de la ville par l’usage d’armes légères, d’explo- sifs et par le contrôle des mouvements des foules civiles ». S’ils ont combattu à côté des Talibans et d’Al-Qaïda, ils ont appris davantage de leurs ennemis que de leurs cama- rades, car leur terrorisme ressemble plus à « une opération militaire qu’aux opérations d’Al-Qaïda menées par des individus amateurs et individuels » ou « à la guerre tribale des Talibans ». Devji voit dans tout cela une incorporation réussie d’un réseau terroriste international par son protecteur local, obsédé par des problèmes très locaux. En d’autres termes, « le global s’est fondu dans le local pour l’animer en son sein ». Après tout, les ambitions du groupe qui a mené les attentats ne sont « ni l’avantage militaire, ni l’avan- tage politique du Pakistan, ni même un califat islamique global » mais « une sorte de prio- rité localisée et factionnelle pour les communautés musulmanes contre leur oppression locale ». Ce type de programme, nous explique Devji, transcende le politique, même s’il trouve son origine dans des revendications locales.

Rajagopal (2008) ajoute que la géographie urbaine de cette attaque, comme lors de l’attentat de Mumbai de 1993, marque une rupture par rapport à « des épisodes anté- rieurs de violence plus domestique » : les deux attaques ont visé des quartiers riches, contrairement à une violence essentiellement concentrée sur les pauvres ; ensuite,

« d’une violence dans des ghettos sous-médiatisés, on est passé à une violence dans les parties les plus publiques et hyper-médiatisées de la ville ». En effet, alors que la réponse habituelle consiste à affirmer qu’une violence aussi dénuée de sens révèle les limites du politique, Rajagopal explique que le terrorisme et les autres nouveaux sup- ports de publicité mettent en avant ceux à qui on a dénié une légalité, certes au moyen d’actes criminels. Historiquement, la loi s’attaquait aux hors-la-loi ; aujourd’hui le défi auquel la loi est confrontée est d’encadrer non seulement le terroriste, mais aussi le migrant, l’habitant des taudis, le paysan déraciné et les autres victimes du déve- loppement industriel, ainsi que les minorités ethniques et religieuses. Il insiste sur la

« séparation croissante entre la politique et la publicité » que le terrorisme négocie et que la loi, attachée uniquement au visible, met en œuvre. Ces attaques nous révèlent des choses importantes au sujet des conditions et des contradictions de la démocratie indienne dans un contexte global.

Après tout, l’effet dramatique réel des attentats de Mumbai tient au fait d’avoir tou- ché des lieux symboliques de l’élite cosmopolite et transnationale : deux hôtels de luxe.

Ces cibles révèlent le choix d’espaces de la ville qui attirent le plus l’attention et sus- citent de la sympathie internationale. Elles permettent également aux médias indiens, selon Sankaran (2008), de représenter ces sites et la sociologie qu’ils incarnent comme

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le « visage » de l’Inde, comme son futur glorieux. Il y a eu plus de victimes à la gare de Chhatrapati Shivaji que dans n’importe quel autre site. Mais les médias se sont essentielle- ment concentrés sur les lieux ciblant les étrangers et les riches. En effet, Sankaran affirme que « l’Indien lambda est insensible à la terreur », habitué à d’autres formes de violence urbaine persistante, mais qu’il n’en va pas de même pour l’élite indienne. La puissance du carnage n’est pas aussi forte que les effets dévastateurs d’émeutes communautaires ou que les attaques terroristes du passé. Même les tactiques sont familières, reconnaissables par tous ceux qui connaissent le mouvement Lashkar-e-Taiba, qui a recours à ce type d’attentats suicides frontaux « fedayeen » (défiant la mort, en traduction littérale), contre des emblèmes du gouvernement indien au Cachemire depuis des années. Bose (2003 et 2008) associe les fedayeens à « une forme rudimentaire de guerre choc et effroi », et observe que ses combattants ont désormais « étendu cette guerre – telle qu’ils la voient – à l’élite indienne, et aux riches occidentaux résidant ou de passage dans la ville la plus cosmopolite de l’Inde. ». Voilà donc ce que représente l’insécurité urbaine dans les villes globales, ce qui souligne sa connexion avec la sécurité et l’intérêt national, en raison de la haute valeur commerciale et politique de la ville attaquée.

Chakrabarty (2008) fait également le lien entre les attentats que l’Inde a vécus et la globalisation. Il considère que « les tensions globales diverses » telles que « le terrorisme, les crises économico-environnementales, et les guerres civiles qui disloquent les popu- lations » finiront par poser la question suivante : les « États démocratiques » doivent- ils devenir des « États sécuritaires » pour affronter ces nouveaux défis ? Selon lui, les attentats de Mumbai peuvent susciter la prise de conscience d’un « droit à la sécurité » dans une ère globale. Ces dernières décennies, la démocratie indienne a dû gérer la ques- tion identitaire (la participation des minorités – « empowerment ») et lutter contre les défauts de son appareil administratif (corruption, dépendance aux aides sociales). Selon Chakrabarty, pour restaurer la gouvernance nécessaire, une approche sécuritaire devra reprendre le dessus, à l’écart des ingérences politiques qui ont marqué le débat sur les droits dans le reste des démocraties libérales.

Parallèlement, dans son blog sur les droits et les privilèges des « victimes du terro- risme », quelques jours à peine après les attentats, Sharma (2008) affirme que l’État devrait gérer les suites d’une attaque terroriste comme une guerre conventionnelle dans des contextes autres que la guerre stricto sensu. Empruntant le langage du droit inter- national humanitaire, il attribue aux victimes du terrorisme un droit de « compensation, restitution, réhabilitation, satisfaction et garantie de non-répétition ». Ainsi ces victimes ont selon lui, le statut ambivalent de victimes et de vétérans de guerre, et l’État acquiert le statut d’un nouveau protecteur de droits. Mettre cet attentat en lien avec un espace de guerre global et multi-scalaire nous permet d’en comprendre la particularité. Après tout, l’attaque met en scène des terroristes qui exploitent la facilité avec laquelle on peut attaquer des citoyens américains et britanniques à l’étranger, où le niveau de sécurité est faible comparé à leur pays d’origine. Afin de protéger leurs citoyens, les pays ne peuvent pas seulement avoir recours à leurs propres programmes et mécanismes de sécurité ; ils doivent investir dans la sécurité urbaine des lieux où leurs citoyens voyagent ou font des affaires. De cette façon, le terrorisme redéfinit les limites de la sécurité du « territoire », même si ses objectifs immédiats ne sont pas en ligne avec les réponses attendues, centrées sur une politique intérieure de sécurité.

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Appadurai (2008 et 2006) met en exergue les autres luttes de pouvoir très locales que ces attaques mettent au jour, moins de façon réellement intentionnelle que par leurs impli- cations. En ce qui concerne le premier point, selon lui, Mumbai est une des villes les plus militarisées et les mieux gardées d’Inde. Bien qu’elle soit perçue initialement comme le centre d’un réseau commercial, elle abrite le « commandement Ouest de la marine indienne, qui est de loin la base la plus puissante des navires, marins et stratèges maritimes indiens », et « le centre atomique Bhabha, un élément clé de l’appareil nucléaire indien ». De plus, une vaste partie de son patrimoine immobilier est « directement ou indirectement contrôlé par la marine et l’armée indiennes, la police de Mumbai et d’autres instances militaires. ».

Mais au-delà de l’embarras que ces attentats représentent pour l’armée indienne, il décrit des géographies de pouvoir et d’identité qui ont accueilli l’attentat de façon différente, reflé- tant l’intégration de la ville dans d’autres circuits et géographies, telles que « la lutte entre le réseau commercial/criminel de l’Océan indien et le réseau du triangle qui s’étend entre Mumbai, Delhi et le Cachemire », « la lutte entre des intérêts commerciaux et politiques désormais situés à Maharashtra et Gujarat pour le contrôle de Mumbai », et « une lutte plus subtile entre le nationalisme plébéien Hindou du Nord et du Grand Mumbai, qui s’inté- resse peu au sort des quartiers riches du sud de Mumbai, et de l’apparence libérale du parti Bharatiya Janata, dont les riches partisans savent que Mumbai Sud est indispensable à la médiation du capital global en Inde ». Même si les acteurs de la violence ne se doutaient pas de ces particularités, elles apparaissent comme les conséquences de la guerre dans une ville qui a une histoire et une identité propres, distinctes des grands récits du terrorisme, qui menacent d’aplanir ces caractéristiques.

3. La particularité de Gaza

Ce qui s’est produit à Gaza est d’un tout autre ordre. Il s’agit certes d’une asymétrie.

Mais, ironie de l’histoire, l’asymétrie est sans doute plus avancée que dans les autres cas généralement mentionnés. Il s’agit alors de savoir si ce à quoi nous assistons fait partie d’une dynamique plus large, diverse dans ses manifestations et dans ses valeurs normatives. Il faut pour cela voir Gaza non seulement dans sa condition actuelle de vic- time d’abus d’un voisin puissant, mais aussi comme un moment dans une trajectoire vers l’avenir. L’asymétrie croissante dominant l’interaction Israël-Gaza pourrait être le signe d’une rupture dans la géométrie de la période actuelle.

Le bombardement unilatéral de Gaza en décembre 2009 s’apparente fortement au bombardement unilatéral de six semaines de l’Irak dans le cadre de l’invasion américaine. Cependant, la guerre asymétrique qui a suivi ces bombardements dans les villes irakiennes, une fois que les forces américaines eurent engagé le combat ter- restre, n’a pas eu lieu à Gaza. Le Hamas a lancé des roquettes assez inefficaces sur les populations civiles. Cela a terrorisé les populations, mais n’a pas conduit à des pertes civiles et militaires, comme dans les villes irakiennes. Pour l’armée conventionnelle israélienne, Gaza est devenu un site extrême pour le développement et la mise en œuvre d’instruments de guerre dans un contexte urbain. C’est un lieu d’expérimenta- tion de méthodes de guerre urbaine pour l’armée israélienne (Weizman, 2007), impli- quant l’occupation et le contrôle de la plupart des moyens de survie des habitants de Gaza. Ce processus aboutit à terroriser toute la population.

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Mais Gaza a aussi permis de mettre à jour les limites du pouvoir dans des condi- tions de supériorité militaire absolue. Même dans une situation militaire aussi désé- quilibrée, la force dominante peut être contrainte d’avoir recours à l’obstruction plu- tôt qu’à l’anéantissement de son ennemi. Des conditions particulières sont requises pour imposer de telles contraintes à une armée dominante, et ces conditions sont très variables. Israël ne pouvait pas recourir à une solution de type Hiroshima ou Dresde en partie parce que lancer sa bombe la plus puissante était une solution autodestructrice.

Mais Israël est aussi enchevêtré dans un réseau d’interdépendances internationales, même si aucune d’entre elles ne peut vraiment contraindre un pays, puisqu’elles déri- vent leur pouvoir de capacités non-militaires. Gaza montre bien les limites du pouvoir et les limites de la guerre. Gaza s’inscrit dans une asymétrie si extrême qu’elle ne peut pas donner lieu au genre de guerre asymétrique à l’œuvre dans certaines villes irakiennes à partir de l’invasion terrestre américaine. Cela démontre bien les limites non seulement du pouvoir mais aussi de la guerre. La vulnérabilité de Gaza à des attaques et à des contrôles militaires conventionnels font du Hamas le fournisseur toujours plus indispensable de services civils. Parallèlement, Israël ne peut employer ses armes les plus destructrices et est réduit à une stratégie d’obstruction, bloquant l’arrivée de nourriture et de matériaux de construction envoyés par les organismes d’aide internationaux. Israël a détruit des milliers de maisons, bombardé des écoles, des hôpitaux, des infrastructures économiques, a assassiné des leaders du Hamas, a tout bonnement rasé de larges bandes du territoire construit de Gaza, a attaqué les infrastructures d’eau et d’électricité, et démembré le territoire. Israël a donc tout fait pour détruire Gaza et démoraliser ses habitants. Pourtant, le pays n’apparaît pas comme un vainqueur selon ses propres critères. Et nous voyons bien que cela ne signe pas la fin de Gaza – Gaza ne s’éteindra pas.

Voilà maintenant des années que les efforts israéliens pour défier ou contenir l’autorité du Hamas reposent sur des tactiques de guerre conventionnelle (bombar- dements, contrôles aux frontières, appui aérien), affirmant ou démontrant l’autorité israélienne comme pouvoir militaire. Son objectif explicite est de remettre en question l’idée que le règne du Hamas puisse apporter une quelconque stabilité. Greenwald (2009a et b) affirme que l’objectif politique s’apparente ainsi à du terrorisme. Il décrit cette approche comme partie intégrante de la stratégie de guerre urbaine de l’armée israélienne. Cela semble émerger du déploiement-même d’une guerre convention- nelle dans la ville, comme si cette situation dans un contexte urbain lui conférait des qualités et un sens similaire au terrorisme. L’espace urbain transforme la présence agressive d’une armée conventionnelle en une présence terroriste, alors même que l’objectif affiché est celui d’un maintien de la paix, proposition toujours douteuse lorsque l’un des acteurs est à ce point armé.

Haroub (2009) observe que l’effet réel de la « terreur » a été de donner aux Palestiniens la foi en la capacité de résistance du Hamas à l’oppresseur israélien. Cela s’inscrit dans la nature asymétrique de la guerre urbaine (Larison, 2009a et b). Ainsi, dans ce genre de guerre urbaine, il semble exister une dimension temporelle qui est essentielle pour la partie non-conventionnelle, en l’occurrence le Hamas. Cela met en lumière les limites de la supériorité militaire. Dans certaines conditions, l’impuissance

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devient complexe (Sassen, 2009, ch. 6)7. Toute cette complexité rend possible la chose politique, l’Histoire et cela implique une temporalité bien plus longue que la supériorité militaire.

En général, ces stratégies ont été conçues comme des moyens de protéger la souve- raineté israélienne en diminuant la souveraineté du Hamas ou de la Palestine. On pour- rait dire que cela représente la quête israélienne d’une sécurité westphalienne dans un monde post-westphalien. Parallèlement, la souveraineté du Hamas joue de ces notions à Gaza, en particulier, dans son projet de proposition d’un État bipartite. Israël répond à cette perspective en supervisant, construisant et créant ses propres institutions civiques et municipales, et en détruisant celles de Gaza. Par ailleurs, Benhabib (2010) décrit un programme israélien de construction de serres à Gaza pour encourager les importations agricoles palestiniennes, et montre comment ces serres ont été détruites par des foules palestiniennes. Il y a, dans tout cela, une confusion de visions politique et militaire qui est peut-être une des dynamiques systémiques de la guerre urbaine.

Cole (2009) décrit ce genre de guerre comme une micro-guerre, la distinguant des macro-guerres conventionnelles. Il met en exergue ces stratégies spécifiques, incluant notamment des liens avec des soutiens régionaux, la fourniture de services civiques et sociaux, une exposition médiatique. Israël, de son côté, cherche à défier la capacité du Hamas à soutenir la population de Gaza, « en ne lui permettant pas d’obtenir assez de nourriture, d’essence, d’électricité et de services pour fonctionner correctement, dans l’espoir que ces insuffisances se retournent contre le Hamas ». Mais afin de s’en assu- rer, Israël doit aussi gérer finement la couverture des médias, dimension essentielle de la guerre dans la ville moderne. Finalement, cette lutte cherche à impressionner en se servant d’éléments civiques et culturels. Ceci est bien différent de la façon dont la sou- veraineté est représentée à un public international et du rôle des activistes humanitaires/

de paix : « l’industrie du processus de paix » conçoit le changement par des mécanismes de « société civile » (tribunaux, sanctions) qui négligent les défis qui doivent être relevés sur le terrain pour qu’une souveraineté palestinienne devienne possible (Christison et Christison, 2009). En d’autres termes, un État ne peut se créer uniquement par un pro- cessus de paix. Mais les pratiques matérielles de la souveraineté civique et sociale que le Hamas représente et qu’Israël défie peuvent être envisagées comme une première étape.

Cependant, le conflit asymétrique non-conventionnel entre le Hamas et l’Autorité pales- tinienne est un type de conflit qui peut détruire cette possibilité.

Conclusion : Esquisse d’une réalité nouvelle

L’intensité et la densité de ces conflits —que ce soient les explosions ponctuelles de Mumbai ou le conflit lancinant de Gaza— rendent difficile une compréhension abstraite, en décalage avec leur horreur propre. L’urbanisation de la guerre et ses conséquences font partie d’un désassemblage plus large de formats englobants traditionnels, en particulier l’État-Nation et le système inter-étatique. Les conséquences de ce désassemblage sont

7 Je pense que nous devrions faire de l’impuissance une variable. D’un côté, elle peut être entendue comme simple absence de pouvoir. D’un autre, l’impuissance devient complexe, représentant une condition bien plus ambiguë. La supériorité militaire d’Israël a mis en lumière la complexité de l’impuissance du Hamas et de Gaza.

Elle a renforcé la dépendance des habitants de Gaza au Hamas dans leur vie quotidienne, au-delà de la guerre.

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partielles mais bien visibles dans des domaines toujours plus étendus et variés, depuis l’économique jusqu’au religieux. Ces problématiques vont bien au-delà des questions débattues dans ce court essai (cf. Sassen 2009a, parties II et III). Mais elles pourraient aussi expliquer pourquoi les villes perdent leur capacité traditionnelle de transformation de l’action civique et de la citoyenneté.

Au cours des deux derniers siècles, le fondement traditionnel de la citoyenneté dans son acception européenne a largement été la « civilisation » du capitalisme bourgeois ; cela correspond au triomphe de la démocratie libérale comme système politique de la bourgeoisie. De nos jours, le capitalisme est une formation différente, de même que le système politique de nouvelles élites globales. Ces développements posent la question de ce que pourrait être le nouvel équivalent de ce qui dans le passé fut la citoyenneté (civi- tas). Nous assistons à la multiplication d’une vaste gamme d’assemblages de territoire, autorité et droits partiaux, souvent fortement spécialisés et obscurs, qui étaient auparavant fermement ancrés dans des cadres nationaux et inter-étatiques. Ces assemblages trans- cendent les partitions binaires du dehors et du dedans, du nôtre et du leur, du national versus le global. Ils peuvent correspondre à des ensembles nationaux, institutionnels et territoriaux. Ils peuvent aussi émerger de mélanges d’éléments globaux et nationaux et s’étendre sur le globe dans des géographies largement trans-locales qui connectent de multiples espaces subnationaux.

L’essor des villes comme espaces frontières stratégiques de défis majeurs de gouver- nance globale représente un exemple très complexe de ce mouvement de désassemblage et ré-assemblage. Il semble que les villes qui font partie de cette extension de la carte des guerres urbaines contribuent de façon aiguë au désassemblage de formes organisationnelles plus grandes et plus englobantes. Gaza semble rendre ce phénomène visible au travers d’une remise en cause du pouvoir militaire d’Israël et de la métamorphose d’un conflit inter-éta- tique conventionnel, même s’il a été activé par des intérêts particuliers subnationaux.

L’utilisation de ces loupes pour examiner ces développements récents ouvre des pers- pectives intéressantes. Par exemple, le Hezbollah au Liban a sans doute défini un assem- blage très spécifique de territoire, d’autorité et de droits, qui ne peut pas être réduit à des formes traditionnelles. De la même manière, les nouveaux rôles de grands gangs dans des villes telles que Sao Paulo contribuent à produire et/ou à renforcer des types de fractures territoriales que le projet de construire un État-Nation a cherché à éliminer ou à diluer. Au-delà de leurs activités criminelles locales, ces gangs gouvernent désormais des segments entiers des trafics d’armes et de drogues et s’emparent également de plus en plus de fonctions de « gouvernement » (fonctions de « police », d’apport de services et d’assistance sociale, d’emplois) et de nouveaux éléments de droits et d’autorité dans les zones qu’ils contrôlent.

Cette prolifération d’assemblages partiaux tend vraisemblablement vers une désagré- gation, et, dans certains cas, vers des redéploiements globaux de règles fondamentales autrefois solidement ancrées dans le projet d’État-Nation, qui possédait des tendances unificatrices lourdes. Puisque ces assemblages nouveaux sont partiels et souvent haute- ment spécialisés, ils tendent à être concentrés dans des services et des projets spécifiques.

Le caractère normatif de ce paysage est multivalent : il va de services et projets très utiles à des services catastrophiques, selon les points de vue. Même si cela constitue un développement partiel, non universel, leur émergence et leur prolifération ont des consé-

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quences importantes. Ils peuvent potentiellement remettre en cause les arrangements ins- titutionnels en place (les États-Nations et le système supranational) qui gouvernent les questions de guerre et de paix, qui établissent quelles sont les revendications légitimes, et qui préservent l’État de droit. Savoir si ces arrangements sont efficaces dans ces tâches, et si la justice est assurée, est un autre problème. Ce qui est important ici, c’est que leur décomposition remettrait en cause la manière de gérer traditionnellement les problèmes nationaux et internationaux complexes.

Le paysage émergent décrit dans cet essai engendre une multiplication de cadres spa- tio-temporels différents et une diversité de (micro) ordres normatifs là où une logique dominante produisait de grands cadres unitaires nationaux, spatiaux, temporels, et nor- matifs. L’image cadre que nous pourrions utiliser pour capturer ces dynamiques est celle d’un mouvement d’un État-Nation centripète vers une multiplication centrifuge d’assem- blages spécialisés. Cette prolifération d’ordres spécialisés s’étend même à l’appareil éta- tique. Nous ne pouvons plus parler d’« un » État, et donc d’« un » État national différent d’« un » ordre global. Il y a un nouveau type de segmentation au sein de l’appareil éta- tique, avec, d’une part, une branche exécutive du gouvernement plus prégnante et plus privatisée, alignée avec des acteurs globaux spécifiques en dépit de discours nationalistes, et, d’autre part, une branche législative dont le champ d’action risque de se réduire à des problèmes de plus en plus domestiques.

Ainsi ces développements sont le signe de l’émergence de nouveaux types d’ordres qui peuvent coexister avec des ordres anciens, comme l’État-Nation et le système inter- étatique. Parmi ces nouveaux types d’ordres, on trouve l’articulation urbaine de territoires avec un grand nombre de processus, qui vont des guerres jusqu’au capital de multinatio- nales en passant par l’utilisation croissante de l’espace urbain à des fins politiques.

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