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Article pp.267-280 du Vol.20 n°115 (2002)

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NTIC et santé : de quelques ouvrages récents

Par Jean-Luc METGER

L’utilisation des NTIC dans le secteur de la santé est souvent présentée comme l’heureuse rencontre entre deux évolutions indépendantes : celle de technologies et celle de besoins sanitaires. C’est cependant faire fi du contexte politico-économique dans lequel ces deux évolutions ont lieu.

L’importance de cette perspective est soulignée par le livre de Dominique Carré et Jean-Guy Lacroix [1] qui rassemble les contributions de onze auteurs (sociologues, politologues, experts en sciences de la communication, gestionnaires, technologues, médecins et hauts fonctionnaires du ministère de la Santé, français et québécois). Inutile de dire que la tonalité des chapitres peut s’en ressentir et que si certains sont surtout descriptifs, d’autres prennent le soin de montrer le caractère construit aussi bien des solutions que des problèmes.

L’ouvrage comprend d’ailleurs trois temps : l’introduction et la première partie constituent une intéressante mise en perspective, historique, politique et sociale du développement des NTIC dans le secteur de la santé ; les deuxième et troisième partie comprennent de nombreuses descriptions de cas, d’expérimentations, où les auteurs insistent sur les conditions de réussite d’un projet technique dans une situation précise ; la quatrième partie et la conclusion proposent une réflexion sur les risques sociaux d’une

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marchandisation du secteur de la santé, via le développement de dispositifs à base de NTIC.

Ainsi, le lecteur soucieux de prendre du recul par rapport aux études ponctuelles et sectorielles trouvera de nombreux arguments pour intégrer l’effervescence d’expérimentations dans une perspective plus large (sociétale et internationale), condition indispensable pour remettre en cause de nombreuses évidences en matière de santé.

Un modèle pour l’analyse de la « modernisation » des services publics Cet ouvrage offre un modèle pour l’analyse des transformations volontaires de n’importe quel secteur de l’action publique. En effet, les auteurs rappellent que, depuis la fin des années 1970, les transformations de ces secteurs (santé, éducation, télécommunications, transports publics, etc.) suivent tous une trajectoire et des modalités semblables, non seulement d’un secteur à l’autre, mais surtout, d’un pays (développé) à l’autre, le plus riche montrant (ou semblant montrer) l’exemple. Ce modèle d’analyse souligne également combien les « innovations » technico-organisationnelles envisagées dans les services publics sont d’une faible originalité, puisqu’elles sont, pour l’essentiel, empruntées aux méthodes des entreprises privées (méthodes et recettes dont l’efficacité est d’ailleurs, souvent contestée).

Le livre fournit, par ailleurs, un modèle d’analyse du succès d’une innovation.

En effet, les auteurs prennent le temps de replacer l’introduction des

« autoroutes de l’information » (AI) et plus généralement des NTIC dans le secteur de la santé, au sein d’une configuration historique plus vaste (décisions de santé publique, critique libérale des dépenses publiques, évolution de la minorité active de l’opinion publique). En d’autres termes, inversant la représentation dominante selon laquelle ce sont les individus en interaction qui construisent la réalité, ils élaborent un modèle de compréhension du réel qui prend en compte l’inégale distribution des ressources et qui explique le succès d’une transformation structurante de la santé, par une volonté politique têtue, n’hésitant pas à multiplier les incitations à l’innovation, indépendante des clivages droite/gauche, mobilisant une multitude d’auxiliaires (intellectuels, chercheurs, communication institutionnelle, congrès, etc.) pour légitimer un ensemble de représentations.

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Aux origines de l’informatisation de la santé

Les auteurs rappellent que « l’enchaînement en cascade d’innovations qui semblent converger (…) [vers] un nouveau paradigme technico- économique », consiste d’abord en une multitude d’expérimentations, dont la genèse et l’existence même n’ont rien de spontané, ni de propre aux acteurs de base de la santé. En France, comme au Québec ou aux Etats-Unis, le développement de la télémédecine, ainsi que la volonté de mettre en réseau les établissements de soin, s’expliquent par la coïncidence de quatre facteurs, en partie indépendants.

Le premier est la réforme socio-sanitaire, pilotée par les pouvoirs publics, dans une optique de réduction gestionnaire des coûts. Cette volonté ne résulte pas du simple constat que les dépenses de santé croissent. En effet, un tel accroissement est pour ainsi dire inhérent aux progrès de la connaissance médicale, aux exigences collectives de vivre plus longtemps en bonne santé, au vieillissement de la population ainsi qu’aux effets néfastes de l’industrialisation. Mais que les pouvoirs publics considèrent cet accroissement comme préjudiciable pour les performances de l’économie (ils parlent de détournement des ressources vers des activités non performantes), signifie le triomphe dune vision comptable, au service d’un projet libéral de transformation de la société1.

Le second facteur est la volonté de développer les TIC, notamment via les autoroutes de l’information (AI), pour moderniser les services publics. Les auteurs parlent de l’évolution imposée du virage ambulatoire. Cette volonté n’a rien de naturel et résulte d’un ensemble de facteurs : l’émergence d’un discours, largement médiatisé, sur l’informatisation de la société, remontant à la fin des années 1970 ; la recherche de débouchés de la part des opérateurs de télécommunication, dans un contexte récemment voulu d’ouverture des marchés ; ainsi que l’idée selon laquelle on peut réaliser des gains de productivité en fusionnant plusieurs établissements, notamment, en concentrant les « ressources rares » dans des unités distantes.

Par ailleurs, intervient une modification de l’offre de soin, résultant, en partie, du développement autonome de l’industrie biomédicale, des

1. Pour une analyse de l’évolution similaire dans le secteur de la protection sociale dans son ensemble, voir plus loin dans cette note de lecture.

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laboratoires pharmaceutiques, des complexes hospitalo-universitaires et de la réglementation publique.

Enfin, apparaît une modification de la demande de soins, suite à l’évolution démographique, à l’urbanisation et aux transformations des représentations sociales dominantes sur la bonne santé.

Vers la marchandisation de la santé

La rencontre des deux premières volontés (réduire les coûts et moderniser les services publics en développant l’usage des NTIC) a fait du secteur de la santé une cible et a permis que l’on trouve légitime de traiter la question des systèmes de soin et de santé en termes de « réforme, de réorganisation (…) tout spécialement par l’intégration des TIC (…). Cette réorganisation (…) s’affirme au début des années 1990, comme l’enjeu central de l’avenir du système socio-sanitaire. Depuis, le virage ambulatoire s’impose, ou, devrions-nous dire est imposé (…) comme La solution à la crise du système de soins » (p. 23).

Ainsi, analyser les processus d’innovation dans le secteur de la santé, c’est d’abord comprendre comment l’Etat du bien être est devenu une charge qu’il faut réduire. Pour les auteurs, à partir du milieu des années 1970, de nombreux économistes ont systématiquement souligné la croissance des dépenses de santé, sans la mettre en regard des effets sociaux positifs. Et c’est cette perspective qui a été retenue, utilisée par les pouvoirs publics. A la même époque, était également dénoncée l’autoorganisation de la profession médicale, notamment via le développement du plateau technique des hôpitaux. De plus, au début des années 1990, on réalise que le secteur de la santé est devenu l’un des plus gros employeurs, en France, au Québec comme Etats-Unis. Tous ces éléments heurtent une vision purement libérale des activités sociales.

Le projet d’informatisation de la santé (et plus généralement de la société) rencontre alors la volonté du virage ambulatoire. Les auteurs listent une série d’initiatives publiques (aux Etats-Unis, au Québec et en France) visant à développer ces dispositifs : enquêtes, rapports, comités, forums, fondations.

Les gouvernants financent et soutiennent pendant plusieurs années le lancement de projets considérés comme innovants. Les Etats-Unis commencent en 1992 avec le lancement du National Information

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Infrastructure, la Commission européenne suit en 1994 avec les rapports Jacques Delors puis Martin Bangemann, et la France avec le rapport Thierry en 1993 sur la télémédecine. Même chose au Québec où l’Etat s’engage dans une multitude d’expérimentations pilotes. En 1995, la réforme de la Sécurité sociale oblige les médecins libéraux à s’informatiser, en 1996, la réforme de l’hospitalisation publique et privée favorise la coopération des différentes structures d’un même territoire. Et en 1998, est lancé le programme d’action gouvernemental pour développer l’entrée de la France dans la société de l’information.

Dans le secteur hospitalier, l’introduction des TIC va se concentrer sur la réorganisation du travail du personnel soignant. « Cette restructuration des soins hospitaliers s’appuie sur le modèle (…) de la médecine ambulatoire.

Elle s’opère selon une logique de re-engineering qui repose sur quatre piliers » :

1°) la mise en réseau technique du secteur de la santé, ce qui bouleverse les possibilités de coopération ;

2°) le(s) dossier(s) informatisé(s) du patient, qui passe(nt), dans plusieurs pays, par l’introduction de cartes de santé, la codification standardisation des actes de soin, des maladies, des médicaments, etc. ;

3°) la prise en charge « réseautique » du patient, modifiant la relation traditionnelle singulière entre patient et médecin ;

4°) l’autonomisation du patient et l’externalisation des tâches, notamment, en mobilisant le patient (ou ses proches) pour qu’ils effectuent une partie des tâches hospitalières (automesure, autodiagnostic, télésurveillance, téléassistance). Plus généralement, cet axe de transformations renvoie à l’idée que le patient (ou ses proches) doit être au centre, ce qui implique qu’il soit aussi plus éduqué.

Ces quatre piliers fonctionnent de conserve : les piliers un et trois agissent sur l’offre de soins ; les piliers deux et quatre sur la demande. Du coup,

« sous ce double mouvement de transformation, la production et la consommation de soins se font plus libérales, l’appropriation privée trouvant de plus en plus d’insertion par où pénétrer et se faire indispensable, alors que le citoyen désemparé (…) ne trouve plus à faire entendre la légitimité de ses besoins et désirs propres » (p. 65).

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La libéralisation du secteur des télécommunications prend alors un sens singulier : l’Etat s’affirme comme le conducteur de l’informatisation de la société. Il exerce un « gouvernement indirect » qui lui « permet de faire remplir, en partie, par les acteurs privés, le rôle qu’il exerçait auparavant directement » (p. 67).

C’est ce qu’illustre l’analyse de cas concrets (chapitre 7 et 8). Ainsi, dans le cadre de la décentralisation administrative, les collectivités territoriales se saisissent des NTIC pour développer économiquement leur région. N’ayant guère de compétence dans le secteur de la santé, les élus locaux s’en remettent à des opérateurs de télécommunication, lesquels développent des services de soin sur le modèle marchand des téléservices et ne sont préoccupés que par les questions de facturabilité de leur offre. Ce cas ne constitue pas une exception, mais bien une volonté plus générale, inscrite dans plusieurs rapports (européens Bangemann en 1994 et français, Breton en 1995) d’utiliser les administrations centrales et locales pour

« expérimenter ces nouveaux supports afin de participer à la formation d’usages auprès du grand public et, parallèlement, à la structuration d’un marché viable » (p. 171). Les structures publiques sont en somme réquisitionnées pour aider à l’autodésaisissement de l’Etat. Et si les décideurs publics envisagent de plus en plus fréquemment « le « transfert » de la propriété de segments de services de soins vers l’entreprise privée, [cela] représente une des transformations les plus déterminantes de l’organisation d’ensemble du système socio-sanitaire » (p. 187).

En résumé, tandis que le secteur public se trouve sous le feu de la critique, le secteur privé est appelé à la rescousse grâce à sa réputation d’efficacité gestionnaire. Dès lors, pour rendre attractif le secteur de la santé aux investissements privés, il faut rationaliser les pratiques professionnelles et les modes d’accès aux soins, ce qui garantirait un degré minimal de profitabilité. L’ultime étape (en cours) est de convertir les usagers en clients.

Le risque est alors grand que le droit d’accès aux soins ne se transforme en une offre commerciale accessible aux seuls clients solvables et que l’on néglige la prévention.

Un Etat réformable

Par une formule tranchée (« on ne change pas la société par décret »), Michel Crozier avait souligné l’incapacité de l’Etat français à se réformer. Un tel

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constat était peut-être valable dans les années 1950-1960. Mais, comme le montre le cas du secteur de la santé, l’acteur étatique a su apprendre de nouvelles façons de faire pour orienter le devenir social. C’est ce que montre Bruno Palier dans un article récent [2] concernant les transformations volontaires de la protection sociale. Contrairement aux représentations et discours dominants sur la « résistance au changement » des institutions, l’auteur souligne combien l’Etat-providence a réussi à changer de

« paradigme », au sens où il a produit des réformes en rupture avec les précédents cadres d’analyse, de l’action publique.

Ainsi, c’est à un réel changement de l’ordre des priorités que l’on assiste avec la mise en œuvre de réformes visant le repli de l’Etat-providence (stagnation, voire réduction du niveau de protection de protection sociale publique). Au début des années 1990, l’Etat va chercher à contrôler ce volume global des dépenses, notamment sous l’effet des contraintes imposées par les critères de Maastricht (limitation des déficits publics, argumentation du plan Juppé de 1995). La plupart des pays d’Europe s’engagent d’ailleurs dans cette voie. Sous l’effet concomitant de la crise de croissance des années 1992-1993, un train de réformes va être lancé : 1992, pour les assurances chômage, 1993 pour les retraites, 1995 pour les dépenses de santé.

Progressivement, de réforme en réforme, des modifications majeures sont introduites : fiscalisation du financement, séparation entre assurance sociale et solidarité nationale (dualisation du système de protection), passage de l’égalité à l’équité (chacun doit recevoir des prestations à un niveau correspondant mieux à ses cotisations), et substitution du retour au travail à la garantie de revenus (de moins en moins de chômeurs sont indemnisés et moins bien). Non seulement les individus sont davantage dépendants des assurances sociales complémentaires (santé, retraite), mais les principes de générosité et de solidarité sont remis en cause par le développement d’assurances privées (individualisation).

Bruno Palier ne se contente pas de noter ce revirement de logique, il cherche à en identifier les conditions de possibilité. Celles-ci sont les suivantes : introduction de « recettes nouvelles » ; construction d’un consensus (ambigu) disqualifiant les précédentes pratiques ; mises en œuvre de ces innovations à la marge (on retrouve les pratiques d’expérimentations multiples exposées plus haut à propos du secteur de la santé).

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Ainsi, grâce à la multiplication de rapports et d’études, le système de protection sociale en vient à être présenté comme la cause des difficultés de l’économie nationale (chômage, exclusion, résistance au changement). Les prestations sociales sont considérées comme un coût (on retrouve les mêmes évolutions que dans le secteur de la santé où les financements publics sont mis en face non des gains sur la santé mais du coût). Enfin, pour être mises en œuvre sans provoquer de trop forts rejets, les nouvelles recettes sont d’abord expérimentées à la marge du système et progressivement généralisées (exemples de la CSG, au début introduite pour une durée brève et aujourd’hui pérennisée en débouchant sur la fiscalisation de la protection sociale).

On peut donc bien changer la société par une succession de réformes limitées, judicieusement précédées d’une multitude d’études naturalisant un déplacement de la perspective initiale, et mises en œuvre de façon incrémentale.

Des NTIC sans enjeu ?

Bien que situé à l’opposée des précédents ouvrages, le numéro de la revue Les Cahiers du numérique, consacré à l’information médicale [3], présente deux types d’intérêt. Tout d’abord, il peut fournir une introduction aux réalités de l’informatisation de la santé, en présentant un panorama des différentes expérimentations en cours ou récentes (réseaux ville-hôpital, diagnostic à distance, connectivité, dossier patient, réseau d’imagerie, systèmes d’aide à la décision, normalisation), sous un angle technico- économique. Le lecteur peu familiarisé avec ce sujet pourra rapidement se faire une idée des réalisations les plus valorisées.

Mais surtout, il donne à voir la manière dont certains experts du domaine se représentent leur activité. Ainsi, la mise en réseau des établissements de soin trouve sa source dans la complexité accrue du traitement de l’information, consécutive à l’accroissement de la division du travail, au progrès des techniques et scientifiques. Les transformations du secteur de la santé sont ici naturalisées, on met en exergue les avantages attendus du diagnostic à distance et des soins à domicile. On privilégie un vocabulaire comptable et marchand (payeurs, coûts, revenus) et les dimensions techniques du problème. On s’intéresse à la question de la normalisation des données des différentes composantes du dossier médical, en considérant, a priori

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nécessaire la continuité des soins entre l’hôpital et le domicile, sans s’interroger sur les raisons de l’externalisation des soins, ni sur leur possibilité même. Certains articles vont jusqu’à admettre que les utilisateurs détournent les outils mis à leur disposition (« la majorité des médecins

« détournent » les fonctionnalités existantes ») et que la conception de nouveaux dispositifs doit partir de l’analyse de l’activité. Mais s’ils reconnaissent que l’informatisation des échanges remet en question les contenus des échanges, cela ne les empêche pas d’être persuadés que cette remise en cause est bénéfique. Un article va même jusqu’à annoncer la naissance d’une nouvelle discipline (la surgétique), visant à améliorer la communication et la coopération entre les hommes et les machines.

Eclairée avec la perspective des précédents travaux, la posture techno- centrée de ces articles révèle son véritable potentiel de soutien à la volonté de transformer le secteur public en marché, en évitant de se poser un certain nombre de questions.

Réussir l’informatisation : une question d’apprentissage

Pour s’abstraire du niveau instrumental des dispositifs, pour identifier les conditions de leur appropriation en milieu hospitalier, l’article de Xavier Berbain et Etienne Minvielle [4] fournit un mode d’analyse centré sur les pratiques des utilisateurs et le contexte socio-organisationnel dans lequel est introduit l’outil. Le plus souvent conçus pour améliorer l’organisation de la prise en charge des patients (effort de rationalisation globale du traitement de l’information), ces outils sont introduits pour rendre transparent le fonctionnement des soins.

Or, les hôpitaux ont été l’objet d’une multitude d’expérimentations en matière d’informatisation, sans évaluer l’apport réel des précédents outils (l’évaluation revenant en effet à douter de la pertinence des choix effectués par les technologues et leurs commanditaires). Préférant souligner la résistance au changement des utilisateurs, les directions ne prennent pas la mesure de la succession de décalages entre cible et réalité. C’est au contraire ce que révèle l’observation de la complexité des situations concrètes : manque de formation à l’utilisation (les stages sont le plus souvent insuffisants pour une maîtrise « technique ») ; risque de suppression de certaines pratiques (individuelles et collectives), engendrant des stratégies compensatoires de la part des intéressés (étant improvisées dans l’urgence,

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ces stratégies s’avèrent parfois non pertinentes) ; manque d’exploitation des apports organisationnels potentiels, faute de temps et de prise de recul.

Tout compte fait, les auteurs mettent en évidence l’absence de prise en compte, par les promoteurs de l’informatisation, de la nécessité d’un apprentissage collectif pour que la mise en œuvre d’un ensemble d’outils débouche sur une réelle amélioration des pratiques. C’est reconnaître l’importance de la capacité à organiser, individuellement et collectivement, l’activité autour l’outil. C’est ici retrouver, ce que les travaux de Norbert Alter [5] montrent depuis plus de 20 ans, à savoir que les inventions ne sont susceptibles de provoquer des innovations organisationnelles qu’à condition que certains acteurs inventent des pratiques déviantes dont certaines seront institutionnalisées avec le soutien des directions.

Plus généralement, de ces différentes publications, on retiendra le retour à une perspective globalisante qui, en ne négligeant pas les rapports de pouvoir, permet de sérier avec pertinence l’apport et les limites des NTIC dans le secteur de la santé.

OUVRAGES ANALYSES

[1] CARRE Dominique et LACROIX Jean-Guy, La santé et les autoroutes de l’information : la greffe informatique, L’Harmattan, 2001.

[2] PALIER Bruno, « De la crise aux réformes de l’Etat-providence. Le cas français en perspective comparée », Revue française de sociologie, 42-3, 2002, p. 243-275.

[3] Les Cahiers du numérique, « L’informatique médicale numérique », volume 2, n° 2, 2001.

[4] BERBAIN Xavier et MINVIELLE Etienne, « L’informatique dans la gestion quotidienne des unités de soins : la barrière de l’apprentissage », Sciences Sociales et Santé, vol. 19, n° 3, septembre 2001.

[5] ALTER Norbert, L’innovation ordinaire, PUF, 2000.

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De source sûre

Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui Véronique CAMPION-VINCENT Jean-Bruno RENARD

par Jean-Pierre BACOT

Auteurs il y a dix ans d’un ouvrage devenu classique consacré à l’analyse des légendes urbaines2, qui présentait une belle anthologie de « ces anecdotes de la vie moderne racontées comme vraies, mais qui sont souvent fausses ou douteuses », Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard reprennent aujourd’hui le dossier. Ils le font à la lumière des changements sociaux et des nouveautés technologiques intervenus dans la décennie. Cela les pousse à la fois à enrichir leur répertoire et à préciser le nouveau registre de médiation des rumeurs dans lesquels l’internet a pris une place essentielle.

Si la rumeur, vieille comme le monde, se réduit en général à un énoncé et si la légende urbaine développe elle un récit, les auteurs considèrent cependant que la frontière entre les deux notions est souvent floue et que les unes peuvent aisément migrer vers les autres. Une fois cette notion unifiée, leur propos consiste d’abord à tenter de repérer les thèmes récurrents, ce qui les conduit à classer en huit catégories de rumeurs/légendes l’ensemble de ce qui est actuellement à l’œuvre en la matière. Leur typologie mêle de l’archaïque et du très moderne, de l’humoristique et du tragique.

Nous nous contenterons ici de résumer ce catalogue du demi-flou qui peut recouvrir la panique alimentaire, la « techno-peur », les rumeurs sur l’internet, le registre comique, les légendes sexuelles, l’imaginaire de la violence urbaine, le retour des animaux sauvages ou encore la présence du surnaturel dans la modernité. Mais au-delà de cette classification, dans le détail de laquelle le lecteur se plongera au risque de ne pas se plaire dans la position du crédule, c’est le statut social de la légende urbaine qui a changé en profondeur depuis la définition que donnait Kapferer en 1987 et que les auteurs reprennent en conclusion, selon laquelle les rumeurs sont « des informations soit encore non confirmées publiquement par des sources

2. Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui, Payot 1992, réédition 2002, Petite Bibliothèque Payot.

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officielles, soit démenties par celles-ci3 ». En effet la prise en compte par les autorités d’une partie de ce qui, il y a peu, ressortissait aux légendes urbaines, si ce n’était au ragot digne du seul mépris, passe par le stade de l’éventualité, notion ennemie jurée du risque zéro, dès lors qu’un « il n’est pas exclu que… » circule, et ce au nom d’une attitude réputée de bonne gouvernance qui marie désormais le principe de précaution à la volonté d’être proche des préoccupations populaires, ce qui change nettement la donne et peut étrangement aller jusqu’à rationaliser irrationnellement l’irrationnel.

Autour d’affaires comme le bug de l’an 2000, « qui fit flop », la prétendue nocivité du téléphone mobile et de ses antennes ou le supposé danger des ondes électromagnétiques, Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard montrent à quel point une commission d’enquête ou une structure de veille peuvent aujourd’hui être créées au plus haut niveau, ce qui eût été impossible il y a dix ans en une époque où, appuyés généralement sur le rapport de scientifiques, les gouvernants, comme les chefs d’entreprise, avaient tendance à rejeter d’un revers de main les rumeurs qui courraient sur des thèmes équivalents, comme ce fut le cas par exemple pour la supposée nocivité du four à micro-ondes et sans que l’opinion ne s’en émeuve particulièrement.

Mais le doute s’est installé, d’autant que sont apparus, d’une part, sur l’internet une myriade de sites qui démultiplient les énoncés, les argumentations, et sur lesquels s’appuient à la marge du journalisme, de la littérature ou du monde scientifique, des spécialistes de l’alerte et, d’autre part, une infinité de pétitions à dispersion rapide. Confrontées à ces phénomènes, les autorités, échaudées par les grandes affaires sanitaires des années 1990, ne prennent plus le moindre risque face au danger politique, autant que juridique et économique et accepteront d’entendre que toute nouvelle invention cause quelque maladie aux usagers.

Dans un tel dispositif, l’internet n’est pas que le simple outil d’amplification des peurs et des imprécisions, il relaye en effet également les lieux de leur réfutation. A ce titre, les auteurs ont répertorié une dizaine de sites francophones ou anglophones spécialisés dans l’antirumeur, deux d’entre

3. Jean-Noël Kapferer, Rumeurs, le plus vieux média du monde, Paris, Le Seuil, 1987.

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eux étant considérés comme des outils majeurs et dont les intitulés annoncent le programme : www.hoaxbuster.com et urbanlegends.about.com.

La toile intervient ainsi comme un outil de reconfiguration d’une tradition essentiellement orale, même si la conversation verbale, le courrier postal, la presse, continuent à jouer un rôle dans la diffusion de certains contenus légendaires4. Mais elle constitue également en elle-même un sujet de légendes urbaines. Par exemple, les séries d’alerte aux faux virus peuvent avoir des effets de réalité d’autant plus forts que les vrais virus et les vraies alertes existent bel et bien et que chacun se trouve face à un message de ce type en position d’arbitrage micropolitique.

Sur un plan plus théorique, l’une des avancées fondamentales de ce livre réside dans la mise au point d’une rationalité complexe pour une compréhension fine des conditions de réception de ces légendes urbaines, un outil conceptuel qui tranche le nœud gordien dans lequel ces rumeurs sont souvent confinées, installant chez le récepteur un état qui couple parfois chez le même sujet, personnel ou collectif, un rejet rationnel et une adhésion irrationnelle. Les auteurs déterminent quatre fonctions, cumulables, qui expliquent principalement les processus d’adhésion aux légendes urbaines par des personnalités qui ne sont pas réputées crédules : la surprise ou la révélation que ces énoncés apportent, le lien qu’ils assurent avec un problème social réel et actuel, la transmission, qu’ils effectuent d’un message social, la réactivation qui s’opère avec eux de motifs symboliques anciens. Ainsi se trouvent croisées dans l’acceptabilité des légendes des déterminations sociologiques, psychologiques et anthropologiques et, de plus en plus, politiques, qui vont jusqu’à installer une sorte de devoir de croire l’à peine crédible.

C’est donc bien un apport déterminant de ce nouveau livre de Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard que la mise en valeur du rôle du cadre sociotechnique dans l’évolution des légendes urbaines. En un écart que les auteurs mesurent à l’aune de ce qui s’est modifié depuis leur précédent ouvrage, ce qu’ils appellent la « techno-peur » s’est à leurs yeux stabilisée,

4. Voir, pour une analyse de ce qui circule dur la toile, Emmanuel Taïeb, « Persistance de la rumeur. Sociologie des rumeurs électroniques », Réseaux 106, 2001. Voir également Véronique Campion Vincent, « Quelques légendes contemporaines anti-racistes » et Jean- Loïc Le Quéllec « Des lettres célestes au ‘copy-corel’ et au ‘screen lore’ des textes bons à copier », Réseaux 74, 1995.

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seuls les objets de crainte ayant changé. En revanche, le thème de l'insécurité a gagné en importance et, surtout, le rôle de l’internet est devenu aussi crucial que complexe, puisqu’il est démontré que la toile fonctionne autant comme objet de rumeurs, que comme média de leur diffusion et lieu de leur réfutation.

Agréable à lire, aussi bien par la clarté de l’explication que par l’attractivité ambiguë du contenu des rumeurs détaillées, cet ouvrage nous renvoie à une nécessité de lucidité dans un domaine où, le lecteur le sentira, nous sommes souvent en position de récepteurs et de propagateurs à demi actifs, à demi conscients de ce qui constitue un objet social d’autant plus important qu’une vision paranoïaque contre laquelle ce livre milite aurait tendance à jeter le bébé (internet) avec l’eau du grand bain légendaire.

Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, De source sûre.

Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui, Payot, 2002, 393 pages.

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