UNE VARIANTE PROJECTIVE DU THÉORÈME DE FROBENIUS-ZOLOTAREV
par Cyril Demarche
On rappelle l’énoncé classique suivant :
Théorème 1 (Frobenius-Zolotarev). — Soitpun nombre premier et n≥2. On note q=pr. Soit V un Fq-espace vectoriel de dimension n. On noteϕ0 :GL(V)→ S(V)le morphisme injectif naturel.
Alors, si (q, n)6= (2,2), pour toutu∈GL(V), on a ε(ϕ0(u)) =
detu q
,
où
a q
∈ {±1} vaut 1 si et seulement si aest un carré dans F×q . En particulier, on a
a q
= 1 pour toutasiq est pair.
Si (q, n) = (2,2), le morphisme ϕ0 identifie GL(V) au sous-groupe S3 deS4 ∼= S(V)des bijections fixant 0∈V. Doncε(ϕ0(u))6= 1 =
detu q
en général.
On se propose de démontrer ici une variante "projective" de ce résultat. Au lieu de considérer l’action de GL(V) sur les vecteurs de V, on s’intéresse à l’action de GL(V)sur l’espace projectifP(V)(c’est-à-dire à l’action deGL(V)sur les droites de V) :
Théorème 2 (Frobenius-Zolotarev, version projective)
Soitpun nombre premier et n≥2. On noteq=pr. SoitV unFq-espace vectoriel de dimension n. On noteϕ1:GL(V)→S(P(V))le morphisme naturel.
Alors, si (q, n)6= (2,2), pour toutu∈GL(V), on a ε(ϕ1(u)) =
detu q
n−1
,
où
a q
∈ {±1} vaut1 si et seulement si aest un carré dansF×q.
2 CYRIL DEMARCHE
Si (q, n) = (2,2), le morphismeϕ1 est un isomorphisme identifiant GL(V)àS3. Donc ε(ϕ0(u))6= 1 =
detu q
2−1
en général.
Démonstration. — On suit l’une des preuves classiques du théorème 1. Puisque GL(V) est engendré par les matrices de transvection et de dilatation, et les deux membres de l’égalité que l’on cherche à montrer sont multiplicatifs, il suffit de montrer la formule souhaitée dans ces deux cas.
1. soitT ∈GL(V)une transvection. AlorsdetT = 1et commeFqest de caractéris- tiquep, on voit que Tp=In. Par conséquent, on a1 =ε(ϕ1(Tp)) =ε(ϕ1(T))p. – sipest impair, on a donc ε(ϕ1(T)) = 1, d’où la formule souhaitée pour
T.
– sip= 2, alorsT est d’ordre2, et l’ensemble des droites deV stables par T est l’ensembleP(H)des droites de l’hyperplanH:= Ker(T−id). Cela assure queϕ1(T)est un produit de |P(V)\P2 (H)| transpositions à support disjoint. Donc ε(ϕ1(T)) = (−1)|P(V)\P(H)|2 . Or |P(V)\P2 (H)| = 2rn−22r(n−1). Par conséquent, ε(ϕ1(T)) = −1 si (q, n) = (2,2) et −1 sinon. D’où la formule souhaitée pourT.
2. soit D ∈ GL(V) une dilatation. On note H := Ker(D−id) l’hyperplan des points fixes etL=Fq·el’autre droite propre deD. On noteω∈Fq\ {0; 1}la valeur propre associée àL. Il est clair qu’il suffit de montrer la formule dans le cas oùωest un générateur deF×q , ce que l’on suppose désormais. Par définition, on a det(D) =ω, et donc
detD q
=
ω q
=−1 siq est impair, et
detD q
= 1 si q est pair. Il reste donc à montrer queε(ϕ1(D)) = (−1)n−1 siq est impair, et ε(ϕ1(D)) = 1 si q est pair. Pour cela, on écrit la décomposition de ϕ1(D) en produit de cycles à supports disjoints. SoitL0 ⊂V une droite (vectorielle).
Si L0⊂H, alorsϕ1(D)(L0) =L0. Supposons maintenantL0 non contenue dans V et L0 6=L. Un vecteur directeur de L0 est alors de la formex=v+e, avec v∈H\{0}. On a, pour toutk∈Z,D(x) =v+ωke,ϕ1(Dk)(L0) =Fq·(v+ωke).
Pour tout k ∈ Z, on a Fq ·(v+ωke) = L0 si et seulement si v +ωke est proportionnel àv+e si et seulement siωk= 1 si et seulement sik≡0 [q−1].
Cela assure que l’orbite deL0sous l’action dehDiest de cardinalq−1, autrement ditcL0 := (L0, ϕ1(D)(L0), . . . , ϕ1(D)q−2(L0))est un(q−1)-cycle. Enfin, on vérifie qu’une autre droite L00 =Fq·(w+e) hors de H est dans l’orbite de L0 si et seulement siwetvsont colinéaires : on note doncc[v]:=cL0 pour[v]∈P(V)et L0 =Fq·(v+e). Par conséquent, on a montré queϕ1(D)s’écrit comme produit de cycles à supports disjoints
ϕ1(D) = Y
[v]∈P(V)
c[v].
Doncε(ϕ1(D)) =Q
[v]∈P(V)(−1)q = (−1)q·|P(V)|.
Donc si q est pair, c’est terminé. Supposons maintenant q impair. Alors ε(ϕ1(D)) = (−1)|P(V)|.
UNE VARIANTE PROJECTIVE DU THÉORÈME DE FROBENIUS-ZOLOTAREV 3
Enfin, dimV = n−1, donc |P(V)| = qn−1q−1−1 = 1 +q+· · ·+qn−2, donc
|P(V)| ≡ n−1 [2]. Donc finalement ε(ϕ1(D)) = (−1)n−1 =
detD q
n−1
. Cela conclut la preuve.
Autre démonstration. — Cette seconde preuve est un peu plus abstraite. Puisque {±1} est abélien, le morphisme ε◦ϕ1 :GL(V)→ {±1} se factorise par le quotient de GL(V) par son sous-groupe dérivé. Or ce dernier est exactement SL(V), sauf si (q, n) = (2,2). On suppose désormais (q, n) 6= (2,2). Alors on a un diagramme commutatif de morphismes de groupes
GL(V) ε◦ϕ1 //
det
{±1}
F×q ϕ
::
. Or il est classique que le symbole de Legendre
· q
:F×q → {±1}est le seul morphisme non trivial deF×q vers{±1}. Doncϕ=
· q
ouϕ= 1. Donc on déduit du diagramme précédent queε◦ϕ1=
det q
ou1.
En particulier, sip= 2, on a immédiatemment queε◦ϕ1= 1.
Reste à traiter le cas oùpest impair.
– Supposons d’abord npair. Il existe ω ∈F×qn un générateur du groupe cyclique F×qn. Fixons un isomorphisme V ∼= Fqn et considérons u ∈ GL(V) défini par u(x) :=ω·x, pour toutx∈Fqn. Soit x∈Fqn non nul. Alorsϕ1(u)k envoie la droite Fq·xsur la droite Fq·(ωk ·x). Or il est clair que l’action de F×qn par multiplication sur les vecteurs non nuls de Fqn est une action transitive, donc cela assure queϕ1(u)est un cycle de longueur maximale dans S(P(V)). Donc ε(ϕ1(u)) = (−1)|P(V)|= (−1)1+q+···+qn−2= (−1)n−1=−1. Donc le morphisme ε◦ϕ1 est non trivial, donc la discussion précédente assure queε◦ϕ1=
det q
. – Supposons maintenant nimpair. Il existe un élément λ∈F×q qui n’est pas un
carré. Alorsϕ1(λid) =id etdet(λid) =λn. Donc det(λid)
q
=
λ q
=−1. Par conséquent,det(λid)
q
=−1 6= 1 =ε(ϕ1(λid)), ce qui assure via la discussion précédente queε◦ϕ1= 1.
Corollaire 3. — Soitq=pr,n≥2.
On considère le morphisme injectif naturel ι: PGLn(Fq),→ S(Pn−1(Fq))∼=SN, avec N :=qq−1n−1.
Alors l’image deι est contenue dansAN si et seulement sin est impair ou (pest pair etn≥3).
4 CYRIL DEMARCHE
Une application de ce corollaire est par exemple l’isomorphisme exceptionnel PGL2(F4)−∼→A5,
sans utiliser le résultat (facile) queA5 est le seul sous-groupe d’indice2 deS5. Dans cet exemple, on voit donc qu’un élémentσ∈S(P1(F4))est une homographie (i.e. est dans PGL2(F4)) si et seulement si ε(σ) = 1. En utilisant la caractérisation des homographies par la préservation du birapport, on en déduit que, en fixantω ∈ F4\ {0; 1}, pour toutσ∈S(P1(F4)),
[σ(∞);σ(0);σ(1);σ(ω)] =ωε(σ);
autrement dit,σpréserve le birapport si et seulement siσest paire.
Le lecteur ou la lectrice curieux-se remarquera que l’on peut également faire agir le groupe GL(V)sur l’ensembleG(d, V)des sous-espaces vectoriels de dimensiondde V. On dispose donc de morphismes de groupesϕd:GL(V)→S(G(d, V)), et on peut chercher à calculer la signature deϕd(u)en fonction dedetu, pouru∈GL(V)...
Cyril Demarche