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Article pp.53-69 du Vol.40 n°243 (2014)

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Texte intégral

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ESC Pau, Lab. CREG JULIEN FOUQUAU EOMA Business School

DOI:10.3166/RFG.243.53-69 © 2014 Lavoisier

Les logiques d’évaluation d’un bien singulier

Le cas des chevaux de courses

La recherche en comptabilité s’intéresse depuis plusieurs décennies à la notion de valeur et plus précisément à son élaboration. L’évaluation d’actifs atypiques, qualifiés par Karpik de « biens singuliers », est un exercice difficile en comptabilité.

L’objectif de cet article1 est de comprendre précisément l’évaluation de l’un de ces actifs : le cheval de courses, produit vivant et unique. La pertinence de l’exemple retenu réside dans l’ampleur économique du marché étudié. À partir d’une analyse qualitative et quantitative, les auteurs montrent que cette évaluation repose sur des critères quantifiables ou non.

Se pose alors la question de la pertinence, de la fiabilité et de la prévisibilité des modèles d’évaluation adoptés. Au final, les résultats visent à comprendre l’élaboration des modèles d’évaluation et leur impact sur un marché économique en plein essor.

1. Les auteurs remercient les deux rapporteurs anonymes, ainsi que les participants du congrès AFC de Grenoble, qui ont permis d’améliorer la version initiale de cet article.

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L

es courses de chevaux représentent en 2012 une filière économique et sociale de plus de 70 000 emplois qui génère pour l’État des recettes de 1,1 milliard d’euros. Cette filière est l’un des rares secteurs économiques dont le marché n’a pas subi l’impact de la crise de 2008.

L’offre de travail est constamment supé- rieure à la demande, avec un taux de pro- gression chaque année positif. En plus des socioprofessionnels, ce secteur concerne un nombre d’acteurs important parmi lesquels figurent l’État (prélèvement sur les paris, TVA), l’activité du pari et celle de l’assu- rance. Dans cette étude, nous nous intéres- sons à un maillon essentiel de la chaîne : le marché aux enchères des chevaux de courses2.

Ce secteur repose intégralement sur un marché où se mêlent asymétrie d’infor- mation (Akerlof, 1970) et aléas dus à la spécificité d’un produit considéré comme singulier. Cette notion qualifie des « pro- duits multidimensionnels et incertains » (Karpik 2007, p. 40), dont les critères d’évaluation sont imprécis, difficilement quantifiables ou mesurables et peu objec- tifs. Parmi les exemples traités par Karpik sont présentés les restaurants classés du Guide Michelin ou les prestations juri- diques. Les questionnements du sociologue portent sur la pertinence et la fiabilité du choix des qualités attribuées à des presta- tions singulières et de la valorisation qui en découle. Qui détermine et légitime les critères adoptés ? L’évaluation de ce type d’actif peut-elle être considérée comme juste et prévisible ?

Dans un premier temps, nous dressons une revue de littérature relative à la valorisation des actifs singuliers. Précisément, nous nous intéressons aux actifs singuliers dont la valeur finale dépend d’un marché. Puis nous décrivons le terrain observé et ses spé- cificités, en présentant le cheval de courses comme un produit singulier échangé sur un marché empreint de traditions fortes et administré par une communauté sociopro- fessionnelle étroite. Nous détaillons dans notre seconde partie la démarche qualitative adoptée pour mettre en relief les modèles d’évaluation des investisseurs. En troisième partie, nous traduisons ces modèles de façon quantitative pour observer la cohé- rence de nos résultats qualitatifs. Nous en déduisons dans une dernière partie les rai- sons techniques et sociologiques poussant les investisseurs à privilégier certains cri- tères d’évaluation. L’intérêt de cette étude est d’appréhender les mécanismes qui sous- tendent l’évaluation d’un actif singulier sur un marché en plein essor économique, de plus en plus ouvert aux néophytes mais qui reste très codifié.

I – L’ÉVALUATION D’UN PRODUIT SINGULIER

1. Les limites des méthodes d’évaluation traditionnelles

La recherche en comptabilité s’intéresse depuis plusieurs décennies à la notion de valeur et plus précisément à son élaboration.

Les termes de valorisation (fait de donner une valeur à un actif) ou d’évaluation (fait de modéliser la valeur selon des critères

2. Deux agences de ventes définissent le système de sélection des produits et d’encadrement juridique des ventes aux enchères.

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retenus) sont indissociables du concept de valeur d’un point de vue comptable et financier. Plus formellement, la recherche comptable questionne les méthodes d’éva- luation des actifs ou des entreprises, la règlementation comptable ou encore l’inter- prétation de la valeur au travers de concepts tels que fiabilité, pertinence, comparabilité ou prévisibilité3. La notion plus précise de juste valeur, définie par la règlementation comptable comme le « prix qui serait reçu pour vendre un actif ou payé pour transférer un passif lors d’une transaction entre inter- venants du marché » (IFRS 13), est source de nombreuses recherches menées sur les méthodes d’évaluation, l’incidence infor- mationnelle pour l’utilisateur ou encore la subjectivité possible des évaluateurs et de leurs modèles d’évaluation dans le cas d’ac- tifs atypiques ou de marchés peu liquides.

Les méthodes d’évaluation habituellement recensées mobilisent pour la plupart des critères comptables et/ou financiers (par exemple des indicateurs de marché, com- binant données comptables et boursières), souvent considérés comme complémen- taires mais néanmoins insuffisants. La valorisation des marques fait par exemple l’objet de réflexions depuis le début des années 1990. Les auteurs britanniques ini- tient le débat académique sur la gestion et l’activation au bilan des noms de marques (Power 1992). Plusieurs méthodes d’éva- luation sont proposées sur la base des modélisations comptables classiques : l’ap-

proche par les coûts, la méthode des compa- rables ou encore l’approche par les revenus (Walliser, 2000). Face au manque de per- tinence de ces méthodes « monocritères » reposant sur des modélisations comptables traditionnelles inadéquates, plusieurs cabi- nets ont développé des méthodes d’évalua- tion « multicritères » qui se sont progressi- vement imposées4. La question sous-jacente est évidemment celle de la fiabilité et de la pertinence de ces évaluations compte tenu du fait qu’elles retiennent dans leurs cri- tères des éléments subjectifs.

L’activation des biens singuliers tels qu’une œuvre d’art, un footballeur ou un cheval, suscite les mêmes difficultés. L’ambiguïté de la valorisation provient de plusieurs sin- gularités : des caractéristiques intrinsèques indéterminées (Amir et Livne 2005), des données manquantes, des indicateurs de mesure imprécis... Les méthodes reposant sur des données uniquement comptables ou financières sont là aussi inapplicables.

Parmi les exemples de capital immatériel étudiés dans la littérature comptable figure justement le capital humain et plus spéci- fiquement le cas des sportifs détenus par des clubs. En Grande-Bretagne, une norme établie en 1997 et portant sur le goodwill (FRS10) a imposé que les frais de transferts des joueurs de football soient enregistrés à l’actif des clubs. Cette nouvelle pratique a soulevé la question de la mesure comptable d’un actif dépendant d’une valeur de mar- ché (le montant du transfert) et de divers

3. Ces notions sont définies par les cadres conceptuels internationaux. Ainsi, la pertinence est définie comme « une qualité essentielle de l’information contenue dans les états financiers (ou comptes), qui fait que cette dernière est de nature à influer sur les décisions économiques (…) en permettant de confirmer ou de corriger des évaluations antérieures » par l’IASB (paragraphe 26).

4. Sur un plan international, le cabinet Interbrand a mis en place dès 1974 une méthode d’évaluation des marques reposant sur des critères à la fois financiers et non financiers.

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indicateurs officiels5 façonnés sur la base de critères à la fois objectifs (confronta- tion de plusieurs données factuelles telles que le nombre de matchs joués dans la saison, le nombre de blessures, la préci- sion des passes…) et subjectifs ; individuels (savoir technique, savoir être…) et collectifs (Tunaru et al., 2005). Pour certains auteurs, l’inadéquation des modélisations finan- cières, la subjectivité des critères retenus et la spécificité de ce type d’actif remettent même en question l’enregistrement du sportif footballeur comme objet comptable (Gumb et Desmoulins-Lebeault, 2011).

Ces doutes concernant la méthode d’éva- luation retenue ont donc été à l’origine de notre réflexion. Sur la base de quels critères un actif singulier est-il évalué ? Les méthodes adoptées font-elles état de modèles d’évaluation spécifiques à certains profils d’investisseurs ? Enfin, sur quels acteurs repose la définition de ces critères ? 2. Le rôle du marché

dans la valorisation d’un bien

Quel que soit le bien singulier considéré, son activation à la valeur de transaction questionne la pertinence de sa valorisation.

La valeur de marché est considérée comme une valeur fiable, car juste, car reflétant un consensus entre offre et demande. Elle est pour cette raison privilégiée par la normali- sation comptable internationale6. Pourtant, cette fiabilité peut être remise en question en fonction de l’actif considéré et surtout

du type de marché sur lequel se déroulent les transactions (Casta et Colasse, 2001).

Le marché, au sens classique du terme, a longtemps été vu comme un espace d’échange sur lequel intervenaient des indi- vidus rationnels économiquement, c’est-à- dire calculateurs, conscients de l’utilité et donc de la valeur de chaque bien désiré. La conjonction de la rationalité parfaite, de la symétrie d’information et de l’ajustement mécanique de l’offre et de la demande permet finalement d’aboutir à un équilibre général ou partiel.

Remise en question par de nombreux éco- nomistes tels que Black (1986) ou Fama et French eux-mêmes (2007), pourtant pré- curseurs des théories sur l’efficience des marchés, la vision du pur marché abs- trait se transforme en une sphère concrète d’échanges relationnels. La rationalité jusque-là parfaite est présentée comme par- tielle, les individus étant confrontés à des failles : défaut de compétences, asymé- trie d’information (Akerlof, 1970), incerti- tudes sur la qualité délivrée par le marché (MacKenzie et Millo, 2003). Or la mécon- naissance d’un produit rend sa « traduc- tion qualitative » impossible (Callon, 1998) et complexifie son évaluation. Les études menées sur les marchés de biens singu- liers révèlent que l’évaluation consensuelle repose essentiellement sur les codes ou critères d’évaluation émis par les acteurs rendus légitimes par leur milieu sociopro- fessionnel (Smith, 1989).

5. Des indices de forme sont élaborés par des sociétés d’analyses telles que OPTA ou Prozone sous la forme de modélisations.

6. La norme IFRS13 – Évaluation de la juste valeur – pose justement que « l’entité doit utiliser les hypothèses que les intervenants du marché utiliseraient pour fixer le prix de l’actif (…) L’évaluation de la juste valeur d’un actif non financier tient compte de la capacité d’un intervenant du marché de générer un avantage économique en utilisant l’actif de façon optimale… c’est-à-dire physiquement possible, légalement admissible et financièrement réalisable ».

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Pour les théoriciens de l’économie des conventions (Orléan, 1999), les interactions entre les acteurs sont créatrices de règles, de conventions. Dans ce contexte, la pro- duction d’une convention est un mécanisme endogène, interne à une communauté, qui apparaît comme un moyen légitime de résoudre les incertitudes auxquelles le calcul individuel ne sait pas faire face. La convention peut prendre la forme d’une échelle de qualification des biens (une

« convention de qualité » par exemple) qui incite les acheteurs à considérer les carac- téristiques de façon homogène, aboutissant ainsi à la formulation d’une évaluation consensuelle. C’est le principe de la « com- mensuration » (Espeland et Stevens, 1998), qui traduit sous la forme d’une mesure globale, des caractéristiques attenantes à un produit. Comme cette mesure traduit la valeur d’un bien, elle le rend comparable à d’autres biens similaires pouvant être évalués selon la même métrique. Pour le courant conventionnaliste, la notion de juste valeur renvoie donc à une dimension plus

« socialisée » : la valeur est juste en réfé- rence à des règles ou conventions légitimes au sein de la communauté (Smith, 1989).

L’ambiguïté de la valorisation émane donc aussi de caractéristiques sociales.

Nous allons présenter le bien et le marché étudié pour comprendre la singularité du produit échangé et la dimension éminem- ment collective et sociologique du marché concerné.

3. Les spécificités du terrain Les spécificités du bien

Notre étude s’intéresse à un actif dont les spécificités rendent son évaluation extrê- mement complexe : le cheval de courses.

En nous appuyant sur la notion de « bien singulier » développée par Karpik (2000, 2007), nous avons observé trois particula- rités susceptibles d’engendrer cette com- plexe évaluation : son unicité, son carac- tère vivant et l’existence éventuelle d’une double carrière.

La première spécificité du cheval en tant que bien est son unicité. Cette spécifi- cité complexifie l’évaluation mais n’est pas propre au cheval de courses. À titre d’exemple, Moureau (2000) se sert de cette notion pour expliquer la formation des prix des œuvres d’art ; Chauvin (2010) pour celle des cours des grands crus. Ce qui caractérise le bien unique, c’est qu’aucune échelle « universelle » de comparaison ne peut être élaborée.

La deuxième spécificité du cheval est qu’il s’agit d’un produit qui tire sa valeur de son caractère vivant et nécessitant une bonne santé. Un contrat de vente ou d’assurance est systématiquement précédé d’un rapport d’expertise médicale attestant de la bonne santé du cheval. Un parallèle peut être fait avec les domaines de l’agriculture, de l’éle- vage, du sport, dont les produits se décotent en fonction de leur état. Le bien vivant n’est utilisable voire « consommable » que tant qu’il est en bonne santé (ou « frais », pour les biens de commodité : Smith, 1989). Le sportif est soumis aux mêmes contraintes, sa valeur étant en partie liée à son niveau de forme. Concernant la gestion de cette caractéristique « produit vivant », le che- val apporte deux particularités supplémen- taires. Une première particularité réside dans la dimension affective de la chose échangée. Au-delà du plaisir délivré par la possession d’une rareté, le cheval offre la possibilité d’acquérir un « épisode » d’une lignée génétique. Une seconde particularité

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réside dans le caractère particulièrement fougueux du cheval de courses. Plusieurs années sont nécessaires pour adoucir le tempérament d’un pur-sang et ne pas ris- quer des accès de panique lors de son entraînement :

« Il était extraordinaire, ce cheval, plein de puissance… mais alors, complètement inutilisable ! C’est tout juste si on pouvait rentrer dans son box ! On a tiré ce qu’on a pu, mais à la fin je l’ai renvoyé, tu peux rien faire de chevaux comme ça… » (entraîneur, professionnel A).

Cette particularité engendre un risque sup- plémentaire : une gestion de carrière incer- taine et, en conséquence, une anticipation du retour sur investissement impossible.

Enfin, la dernière spécificité du cheval est la double carrière à laquelle il peut pré- tendre. Un cheval de courses est acheté en prévision d’une carrière de courses, éven- tuellement suivie d’une carrière de repro- ducteur. Cette seconde carrière est poten- tiellement lucrative : les mâles devenus étalons peuvent rapporter à leur propriétaire entre 1 500 et 300 000 euros par saillie.

Quant aux femelles, un système de prime permet au propriétaire d’encaisser 5 % des gains remportés par tous les descendants de la poulinière.

Ces trois spécificités génèrent donc une complexité dans l’élaboration de la valeur, amplifiée par l’absence de système de cota- tion ou de régulation des prix et par la diversité des types d’acquéreurs (certains initiés, d’autres pas).

Les spécificités du marché

Le marché étudié attire plusieurs types d’investisseurs, ce qui n’est pas toujours le cas sur les marchés de biens singuliers. En l’occurrence, trois populations d’investis-

seurs se concurrencent. Les professionnels des courses (exemple : les entraîneurs, les éleveurs, les « managers » d’écuries) vivent de l’exploitation de la carrière sportive des chevaux. Les courtiers sont des inter- médiaires qui achètent des chevaux dans le but de les revendre. Leur rémunération est liée à une commission réalisée sur la revente ou à un forfait défini à l’avance.

Les particuliers enfin, que nous qualifierons d’amateurs, sont des acquéreurs dont le revenu principal ne dépend pas de l’activité des courses.

Ces investisseurs évoluent dans un milieu caractérisé par une communauté sociopro- fessionnelle établie et socialement fermée.

Implantés depuis plusieurs générations, ces acteurs ont développé des systèmes de pratiques communautaires (vocabulaire technique, codes vestimentaires) dont les non-initiés sont exclus. Entre autres, ils possèdent un accès à l’information bien plus développé que les non-initiés. Lors de la vente aux enchères, une offre unique (le cheval présenté sur le ring) est confrontée à une multitude d’enchérisseurs hétérogènes ne disposant pas tous de la même connais- sance, de la même information ou du même réseau socioprofessionnel, rendant ainsi la prévisibilité des valeurs difficile.

Le marché des chevaux est comparable à de nombreux autres marchés par son ampleur économique, sa liquidité, la diversité des acteurs qui le composent et enfin la sin- gularité du produit qui y est échangé. À titre de comparaison, un parallèle peut être fait avec le marché de l’art et le marché des footballeurs : le caractère unique (art et football) et vivant (football) de l’actif ; un mode d’échange, un contexte social et une typologie du public similaires sur le marché de l’art ; l’aspect intangible de la

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performance sportive similaire sur le mar- ché du football. Faisant l’objet d’un contrat de transfert, le footballeur est enregistré à l’actif de l’entreprise en tant que capi- tal humain, pour sa valeur de transaction (Amir et Livne, 2005). Il en est de même pour l’investissement dans une œuvre d’art par une organisation et par l’acquisition d’un cheval de courses par une écurie.

La partie suivante présente la démarche qualitative menée durant la recherche et les principaux résultats obtenus.

II – LE CHOIX D’UNE DÉMARCHE QUALITATIVE POUR EXPLICITER LA VALORISATION D’UN ACTIF SINGULIER

Le choix d’une démarche qualitative répond à une volonté de connaissance et d’appro- priation d’un milieu particulier, sociologi- quement fermé et empreint de traditions communautaires fortes. D’un point de vue bibliographique, il est à noter une absence totale de littérature en sciences de gestion.

1. La démarche :

une observation de terrain

La posture interprétative est apparue la plus adaptée au type de terrain abordé : un terrain peu identifié en recherche (et pas du tout en sciences de gestion), au fonc- tionnement opaque pour tout individu non initié. La démarche a consisté à laisser le terrain s’exprimer via une observation par- ticipante, puis à identifier les éléments évo- qués de façon récurrente. La confrontation du terrain à la théorie a ensuite eu pour but de « produire » de la théorie en alimentant les observations de nouvelles formes de modélisation de la réalité sociale. Un jour- nal de terrain tenu quotidiennement et la réalisation d’entretiens sont les sources de

nos résultats. Concernant les entretiens, ils ont été réalisés selon une grille d’entretien identique pour tous. Visant à identifier les principaux facteurs retenus pour déterminer la valeur d’un cheval, cette grille se com- pose de quatre parties : les motivations de l’achat sur un marché aux enchères (« Pour- quoi les enchères plutôt que l’amiable ? »,

« Que représente pour vous l’achat d’un cheval ? », etc.), les déterminants de la qualité (« Quels critères observez-vous ? »,

« Utilisez-vous le catalogue de ventes comme un outil dans votre décision d’in- vestissement ? », « Pensez-vous qu’il existe une valeur “juste” ? »...), le comportement au moment de la décision d’investissement (« Diriez-vous qu’il existe un “contexte”

enchères ? », « Faites-vous attention au public présent autour du ring ? »…), le lien de l’acheteur avec la communauté des socioprofessionnels (« Comment avez- vous connu les courses ? », « Êtes-vous membre d’associations ? », « Entretenez- vous des relations professionnelles/person- nelles dans les courses ? »…) Un travail de codification a permis d’identifier les termes les plus fréquemment rencontrés et de faire le tri entre les données empiriques. L’ana- lyse du discours a ensuite été confrontée à d’autres sources d’informations (entre- tiens non directifs, terrain, presse, statis- tiques…), afin d’authentifier la teneur des propos et la crédibilité des informations.

2. Les résultats de la démarche qualitative : une évaluation conventionnelle

Un premier résultat est le constat d’un cer- tain consensus dans les critères retenus. En effet, il existerait une adhésion sur les fac- teurs à prendre en compte pour évaluer la valeur future d’un cheval, les investisseurs

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évoquant spontanément la distinction entre deux types de critères : les critères objectifs et les critères subjectifs.

Les critères « objectifs »

Les personnes interrogées qualifient elles- mêmes d’« objectifs » les critères considé- rés comme vérifiables et neutres.

« D’une part le pedigree, puis le physique, puis la santé. À partir de là tu sais à peu près combien vaut un cheval, objectivement » (directrice de haras, professionnel B).

Elles retiennent : la carrière à laquelle on destine le cheval (sportive ou d’élevage), l’âge, le sexe, l’état de santé (contrôle vété- rinaire), les performances sportives (niveau des courses courues, gains enregistrés), la valeur de rating (cotation officielle du cheval, délivrée par les autorités hippiques

sur la base de critères précis), l’origine (père, mère et élevage d’origine), les chevaux comparables (appelés « lignes » : chevaux de niveau de compétition équivalent), le calcul probable des revenus futurs et le marché (état de l’offre et de la demande au moment de la vente). Voici un exemple de commentaire enregistré lors de l’observa- tion participante :

« Cette pouliche, très bien née, la sœur récente gagnante de listed… Le certificat vétérinaire a établi un léger cornage [défaut de respiration]. Beau modèle, qui va encore grandir » (commissaire-priseur à l’entrée du n° 103 sur le ring).

Les qualités énoncées se réfèrent à la qua- lité intrinsèque du cheval : modèle, famille, performances, santé. Elles sont notamment MÉTHODOLOGIE

Le recueil des données s’est décomposé en trois phases : une phase exploratoire auprès d’un courtier chargé de justifier les valeurs assurées à la compagnie d’assurances ; une phase d’observation participante de trois années ayant pour cadre les ventes aux enchères (douze sessions de trois jours chacune), les centres d’entraînement, les hippodromes et les évènements organisés par et pour les socioprofessionnels (remises de prix, dîners). Cette observation a été rendue nécessaire par la spécificité du marché, très codifié. Elle a permis la compréhension des termes mobilisés par les acteurs, ainsi que l’élaboration d’un carnet d’adresses utile lors de la phase d’entretiens. Enfin, une phase d’entretiens semi-directifs.

L’échantillon retenu découle de la phase d’observation et répond à une problématique de représentativité. Il se compose de vingt-cinq investisseurs identifiés selon les critères sui- vants : profession, implication dans le milieu (lien avec les institutions), environnement professionnel (identification de collaborations). Cette démarche qualitative a été suivie d’une démarche quantitative. En 2011, deux ventes de 178 chevaux, choisies pour leur comparabi- lité (homogénéité des chevaux et du public d’investisseurs), ont fait l’objet d’une étude sta- tistique. Ont été identifiés parmi les investisseurs : 81 professionnels, 68 courtiers, 29 ama- teurs (dont l’écart type des enchères est respectivement de : 39 231 euros, 42 158 euros et 72 162 euros).

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mobilisées par les assureurs ou les vété- rinaires mandatés en cas de litige. Dans le détail, il est intéressant de constater que les modèles d’évaluation des chevaux font appel aux mêmes types de critères que les modèles d’évaluation des imma- tériels et notamment des marques : les

« lignes » s’apparentent à la méthode des comparables ; le calcul des revenus futurs à l’approche par les flux ; l’utilisation du

« rating » aux méthodes multicritères…

Nous considérons ces critères comme conventionnels en ceci qu’ils répondent à une acceptation collective de la part de la communauté socioprofessionnelle.

Les critères « subjectifs »

Bien qu’influencés par des critères conven- tionnels, les participants avancent d’autres caractéristiques pour expliquer la qualité d’un cheval. Certains se réfèrent à son allure, à sa beauté, à son port de tête.

D’autres apprécient des détails plus précis :

« Je ne prends jamais un cheval qui n’a rien dans les yeux. Ou qui exprime quelque chose de mauvais. Tu sais par exemple ces chevaux qui ont de petits yeux ovales, inex- pressifs. Des yeux d’éléphant… tu vois ? » (entraîneur, professionnel C).

D’autres encore retiennent la réputation du vendeur :

« Je n’achète plus de X [élevage situé en Normandie], à chaque fois je tombe sur des dégénérés » (entraîneur, professionnel A).

Certains enfin s’appuient sur leur expé- rience personnelle voire sur un sentiment affectif :

« J’ai déjà possédé sa sœur, j’étais donc vraiment intéressé par ce poulain » (pro- priétaire, amateur A).

L’observation du modèle fait partie d’un rituel qui se traduit, pour les professionnels,

par certains gestes incompréhensibles et certainement codifiés.

Auteur : J’ai vu un investisseur qui mettait sa main sous la gorge du cheval, avant la vente. Il évaluait la distance entre les deux joues. Tu fais ça aussi ?

Rires du courtier A : Ouais… ça fait connaisseur… C’est comme ceux qui tâtent les testicules des hongres ! [Les hongres sont des mâles qui ont été castrés].

Le tableau 1 présente les critères recensés par les investisseurs et leur influence sur la détermination de la valeur.

L’interprétation du tableau est intéressante à plusieurs niveaux. Certains des critères retenus paraissent évidents. Que les per- formances sportives passées aient une influence positive sur la valeur est assez intuitif. En revanche d’autres éléments interpellent. Le choix des critères généalo- giques est par exemple étonnant : l’origine maternelle aurait une influence positive tandis que celle du père n’en aurait pas. Ce point n’étant ni évident ni prouvé scientifi- quement, il peut alors paraître surprenant de constater un tel consensus. De la même façon, aucune étude n’a encore comparé la beauté d’un cheval à ses performances spor- tives, ni l’impact d’une tare physique sur les résultats. Ces consensus homogénéisent et standardisent les critères d’évaluation, per- mettant ainsi de négocier les valeurs. De la même façon qu’une œuvre d’art est jugée selon des caractéristiques établies objecti- vement, le ressenti éprouvé diffère selon les goûts. Un critère d’évaluation consensuel ne rend donc pas l’évaluation standardisée.

En effet, l’enchère est d’autant plus sub- jective que le produit est idiosyncratique (Smith, 1989). Le cheval étant un pro- duit vivant dont l’anticipation des capacités

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reste floue, évoquer une « juste » valeur relève de l’opinion personnelle.

Un second résultat nous amène à sup- poser que la pondération de ces critères serait dépendante de la population enché- risseuse. Les observations de terrain ont révélé l’existence de trois profils d’inves- tisseurs et les entretiens ont mis en avant l’existence d’autant de modèles d’évalua- tion. Plus précisément, les modèles sont consensuels quant aux critères (résultat pré- cédent) mais reposent sur une pondération différente. L’observation participante révèle l’importante asymétrie d’information et l’hétérogénéité des motivations d’achat sur ce marché. L’aléa moral est constitué de deux éléments : la connaissance du produit échangé et le lien entre investisseurs et communauté socioprofessionnelle. Cour- tiers et professionnels détiennent une com- pétence supérieure en termes de jugement.

Ils ont par ailleurs accès à une information plus riche que les amateurs.

En revanche, la dimension affective est surtout présente dans les décisions d’inves- tissement des amateurs. Nombre d’entre eux reconnaissent enchérir de façon irra- tionnelle ou risquée, entraînés par la dyna- mique de la vente ou sujets à des sursauts d’orgueil face à d’autres investisseurs. Ce courtier évoque le comportement de partici- pants non initiés, désireux d’investir, brûlés par l’excitation :

« Après, c’est aussi une question d’ego. J’ai des clients qui peuvent pas s’arrêter, ils ne peuvent pas. C’est plus fort qu’eux, ils ont l’autre en face qui les talonne sur le pal- marès des propriétaires de l’année, ils vont quand même pas lui céder sur le ring…

ça explique certaines valeurs aberrantes. » (courtier A).

Et en effet, l’exigence de rentabilité n’est pas toujours perçue comme une nécessité pour l’investisseur amateur :

« Si je veux me faire de l’argent j’investis dans la pierre, j’achète pas un cheval de Tableau 1 – Influence des critères retenus pour les chevaux destinés à un usage sportif

Critères objectifs Critères subjectifs

Carrière sportive : + Carrière de reproducteur : –

Âge : – Sexe : 0 État de santé : + Performances sportives : +

Rating : + Origine paternelle : 0 Origine maternelle : +

Origine élevage : 0

« Lignes » : + Calcul des revenus futurs : +

Valeur de marché : +

Aspect physique : + Allure : + Réputation du vendeur : 0 Expérience personnelle : +

Affect : + Tares, défauts physiques : –

Notes : (+) signifie une influence positive du critère sur la valeur ; (–) une influence négative ; (0) sans incidence.

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courses c’est clair. » (propriétaire de cinq chevaux, amateur B).

La formation des prix est souvent expli- quée par les travaux qualitatifs comme la résultante de phénomènes sociaux. Si ces phénomènes sont clairement identifiables dans nos observations, la recherche qualita- tive ne dispose pas d’outils pour comparer la pertinence des pistes explicatives mises à jour. Notre choix de la mobilisation de l’analyse séquentielle (Abbott, 1990) vise à résoudre cette lacune. L’étude quantitative apportée en complément permet de corro- borer ces différentes hypothèses.

III – UNE APPROCHE

QUANTITATIVE POUR TESTER LA RATIONALITÉ DE L’ÉVALUATION La deuxième étape de notre travail consiste à modéliser les critères qualitatifs à l’aide de variables quantitatives, afin de tester le postulat d’une hétérogénéité du comporte- ment de formation des prix. Nous présen- tons la constitution de la base de données, puis les résultats obtenus.

1. La démarche quantitative

Afin d’élaborer un modèle explicatif de la formation des prix de vente aux enchères, nous avons constitué une base de don- nées sur la base des résultats publiés par l’agence de ventes. En 2011, deux ventes de 178 chevaux, choisies pour leur comparabi- lité (homogénéité des chevaux et du public d’investisseurs) ont fait l’objet d’une étude statistique. L’échantillon retenu correspond à des chevaux ayant déjà couru et destinés à une poursuite de carrière sportive. Trois

types d’acheteurs ont été identifiés parmi les investisseurs et ont constitué trois sous- échantillons : 81 professionnels, 68 cour- tiers, 29 amateurs. À titre indicatif, l’écart type des enchères est respectivement de : 39 231 euros, 42 158 euros et 72 162 euros.

Il fait apparaître une forte volatilité dans les prix des enchères.

Sur ces résultats figurent pour chaque che- val : ses caractéristiques intrinsèques (âge, sexe, origine paternelle, origine maternelle, vendeur), le nom de l’acheteur, le prix de cession. Apparaissent d’autres informations non évoquées significativement lors des entretiens et que nous avons décidé d’inté- grer à notre modèle pour en vérifier l’in- fluence : l’accession à un système de prime7 pour les chevaux nés en France et le montant des gains de courses depuis le début de la carrière jusqu’au moment de la vente. Nous avons considéré ces facteurs comme poten- tiellement explicatifs de la valeur finale et les avons donc retenus dans l’élaboration de notre base de données, en les traduisant en variables quantifiables. D’autres critères de type macro-économiques peuvent être retenus : le montant des investissements étrangers, le taux de change, etc. (Buzby et Jessup 1994). Nous n’avons pas pris en compte ces variables, ne connaissant pas la nationalité des acheteurs et nous focali- sant principalement sur les intermédiaires courtiers. Les variables qualitatives inobser- vables ou non renseignées telles que l’état de santé (critère objectif) ou l’allure (critère subjectif) n’ont pas pu être traitées. Le tableau 2 reprend les variables retenues en accord avec le modèle qualitatif.

7. La prime FFE (Fédération française d’équitation) a été mise en place pour soutenir l’élevage français : tout acquéreur d’un cheval français bénéficie d’une prime allant de 50 % à 75 % des gains, en plus de ces gains, pour chaque course.

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Nous débutons les résultats par une analyse univariée des matrices de corrélation8 sur les variables continues (âge, somme des gains, cotation, prix de saillie). Il ressort que deux facteurs (gains et cotation) sont liés à la variable prix des enchères (corré- lation significative de 0,35 pour les gains et 0,40 pour le rating échantillon global). La corrélation avec le prix de saillie n’est pas significative (0,05). Ce facteur étant cepen- dant ressorti dans le modèle qualitatif, nous le conservons dans l’analyse multivariée.

La matrice indique également une cor- rélation positive entre gains et rating. Ce résultat est cohérent, la construction du rating étant liée aux performances spor- tives. Économétriquement, nous pourrions suspecter un éventuel problème de multi- colinéarité. Toutefois, en nous intéressant à la seule significativité des variables, nous estimons que : si les deux sont significa- tives, l’effet multicolinéarité semble limité ; si seule l’une des deux est significative, son

information est dominante ; si aucune des deux n’est significative, nous éliminons séquentiellement l’une ou l’autre de l’équa- tion afin de pouvoir tirer les conclusions.

En ce qui concerne la méthodologie, nous estimons les modèles multivariés linéaires sur les variables transformées en rang et en scores normaux. En effet, la forte volatilité dans les données ne rend pas possible l’in- terprétation des résultats d’une estimation par les moindres carrés ordinaires sur les variables en niveaux, les résidus ne respec- tant plus l’hypothèse de normalité.

La transformation en rang ou en score permet de corriger ce problème (Cooke, 1998). La méthodologie des rangs consiste à ordonner l’ensemble des variables quan- titatives dans un ordre croissant et à rem- placer leur valeur par leur position. À la plus faible valeur de la variable quantita- tive est affectée la valeur 1, à la suivante la valeur 2, ce jusqu’à N ; lorsque des valeurs sont identiques, nous prenons le Tableau 2 – Modélisation des variables

Variables du modèle qualitatif Variables du modèle quantitatif Carrière sportive

Carrière de reproducteur Âge

Sexe

Performances sportives Rating

Origine paternelle Origine maternelle Origine élevage Allocataire de prime Profil de l’acheteur

Variable booléenne : 1 si oui, 0 sinon Variable booléenne : 1 si oui, 0 sinon Variable quantitative continue

Variable indicatrice (femelle/mâle/hongre) Variable quantitative continue : somme des gains Variable quantitative continue : cotation Variable quantitative continue : le prix de saillie Variable booléenne : 1 si bonne ascendance, 0 sinon Variable booléenne : 1 si bonne origine, 0 sinon Variable booléenne : 1 si oui, 0 sinon

3 modalités : professionnel, courtier, amateur

8. Les matrices de corrélation de Spearman pour l’ensemble puis chacun des investisseurs sont disponibles auprès des auteurs.

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rang moyen. La transformation en scores normaux nous permet ainsi de vérifier la robustesse de nos résultats. Elle consiste à transformer les variables quantitatives continues afin qu’elles suivent une distri- bution gaussienne. La nouvelle valeur de la variable est déterminée à partir de la fonc- tion inverse d’une loi normale sur une frac- tion calculée, en fonction de la position de la variable par rapport aux autres (la frac- tion est obtenue par la méthode de Blom, 1958). Considérer, à tort, une homogénéité des individus peut conduire à des estima- teurs biaisés. Nous avons donc effectué les régressions sur l’échantillon global puis sur des sous-échantillons représentant les amateurs, les courtiers et les professionnels.

2. Les résultats de la démarche

quantitative : hétérogénéité des modèles d’évaluation

L’estimation linéaire a été effectuée en coupe transversale sur les 178 chevaux.

Le tableau 3 détaille les coefficients et les t-statistiques estimés à l’aide des méthodes des rangs et des scores normaux. Dans la perspective de notre distinction des modèles d’évaluation en fonction des types d’acheteurs, nous avons reporté les résultats pour l’échantillon des professionnels et des courtiers9.

L’étude de l’échantillon global sans distinc- tion au niveau des profils d’acheteurs révèle que les variables sont toutes significatives et du signe attendu, avec un niveau de risque à

9. L’échantillon global, agrégeant des profils trop différents, et l’échantillon amateur, peu représentatif (29 indivi- dus) n’ont pas été reportés.

Tableau 3 – Coefficients et t-statistiques estimés

Professionnel Courtier

Score normaux Rang Score normaux Rang

Coefficient t-stat Coefficient t-stat Coefficient t-stat Coefficient t-stat

(constante) 0,96* 1,74 35,53*** 3 0,87** 2,07 23,26*** 2,65

Prix de saillie 0,00 0,03 0,03 0,24 0,07 0,68 0,02 0,19

Rating -0,05 -0,29 0,03 0,16 0,45** 2,53 0,36** 1,97

Gains 0,6** 3,04 0,44** 2,25 0,39** 2,27 0,3* 1,72

Prime 0,37* 1,73 9,23* 1,74 0,24 1,18 4,39 1,01

Âge -0,41** -2,79 -7,29** -2,14 -0,39*** -3,11 -6,09** -2,41

Qualité mère 0,43** 2,03 8,86* 1,71 0,44** 2,15 11,32*** 2,61

Test de Fisher 5,13*** 4,06*** 9,11*** 7,30***

R2 0,30 0,25 0,47 0,42

Notes : ***, **,* représentent la significativité, respectivement un niveau de risque à 1 %, 5 % et 10 %.

Le test de Fisher est le test de significativité global.

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10 %. En revanche, l’étude de l’échantillon par profil d’acheteurs identifie une disparité dans les variables significatives. Comment s’expliquent ces écarts de modélisation ? Il existe un consensus clair sur l’incidence négative de l’âge et sur les incidences posi- tives des gains et de la qualité de la mère.

Ces résultats traduisent un intérêt important pour la carrière de courses. Ils confirment notamment les entretiens, qui minimisaient le rôle du père (prix de saillie non significa- tif) dans la transmission génétique.

D’autres critères sont moins consensuels.

La variable prime par exemple ne constitue pas un critère consensuel parmi les ache- teurs. Pour les professionnels, exploitants de la carrière de courses, la variable est significative. Ce résultat est compréhen- sible, la prime constituant un pourcentage perçu par le professionnel sur les gains.

Les courtiers, n’étant pas exploitants de la carrière sportive, ne sont pas influencés par ce critère.

En revanche, les courtiers retiennent le rating, absent du modèle professionnel.

Ce rating correspond à une cotation vir- tuelle délivrée par les autorités hippiques selon des critères quantifiables et mesu- rables : nombre de courses courues, nombre de courses gagnées, rapidité, âge… Il est l’équivalent de l’index de cotation évoqué plus haut à propos des footballeurs.

L’étude du modèle d’évaluation retenu par les amateurs a également été faite mais le faible nombre d’enchérisseurs concerné (29 amateurs sur 178 produits vendus) nous amène à nuancer nos résultats. De façon générale, ils mobilisent un nombre plus important de variables, dont certaines éga- lement liées au potentiel reproducteur (les perspectives d’usage du cheval étant plus diversifiées pour un propriétaire amateur

qui possède le cheval jusqu’à la fin de sa vie, sauf en cas de vente).

Les résultats obtenus suite à la démarche quantitative confirment donc, sur un échan- tillon précis, nos premiers résultats concer- nant un consensus certain sur l’ensemble des critères retenus et de leur influence sur la valeur. Ils confirment également nos intuitions d’une certaine hétérogénéité dans les modèles d’évaluation des différents enchérisseurs.

IV – LA TRADUCTION

DE LA QUALITÉ PAR LE MARCHÉ Confirmant les observations de l’analyse qualitative et d’autres travaux publiés (Ng et al., 2013), les résultats issus du travail quantitatif révèlent la différence de com- portement entre les profils d’enchérisseurs, les amateurs étant les moins prévisibles.

Il nous semble que cette hétérogénéité s’explique par l’aspect utilitariste de la valorisation. En effet il apparaît clairement que les critères mobilisés par les différents investisseurs varient en fonction de leurs motivations d’achat et par conséquent, des motivations qui sous-tendent l’évaluation du cheval. Motivés par la rentabilité de l’in- vestissement, les professionnels retiennent principalement les critères liés au potentiel sportif et au retour sur investissement.

L’interprétation que nous faisons de l’utili- sation de la variable rating par les courtiers réside dans la justification de la valeur qu’elle permet. Dans un contexte incertain, les pratiques d’achat s’appuient sur les conseils d’experts ou l’utilisation des outils mis en place par les initiés. L’incertitude qui pèse sur le bien singulier donne toute son importance à la modélisation, qui offre un regard cohérent sur une réalité qui échappe

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aux participants. En tant qu’expert mandaté par des clients souvent amateurs, le courtier est donc tenu de justifier le prix d’achat.

Cette justification suppose la présentation de critères fiables et objectifs.

Déterminé par les autorités des courses et établi officiellement selon un système de cotation, le rating présente ce caractère d’objectivité incontestable.

Enfin, motivés par la passion, les amateurs n’ont aucun modèle d’évaluation rationnel.

Présents sur un marché codifié, ils sont iné- gaux face à l’interprétation du bien proposé à l’échange. Cette inégalité leur limite l’ac- cès au marché et surtout à la compréhen- sion du bien, à sa « traduction qualitative ».

Le mécanisme des enchères et surenchères engendre alors un emballement irrationnel pouvant mener à une survalorisation.

Du fait de leur méconnaissance du mar- ché, les profils d’acheteurs non initiés sont plus exposés à ce comportement. Face à cette incertitude, les amateurs délèguent l’acte d’achat à des courtiers (moyennant une rétribution). Ceci explique notamment la faible proportion d’amateurs parmi les enchérisseurs directs.

La mise en place d’outils sociotechniques communs tels que le rating répond à cette problématique. Plus les actifs sont définis clairement, plus l’information disponible est traitée de façon homogène. L’intégration de critères « socialement objectifs » rend le marché rassurant car lisible et compré- hensible. Le marché des chevaux connais- sant un essor spectaculaire depuis plusieurs années, il attire de plus en plus d’investis- seurs amateurs et accroît les risques d’asy- métrie d’information ou de comportements irrationnels. Face à un environnement de plus en plus porteur, les courtiers réa- gissent donc en développant des méthodes

propres au monde de l’entreprise, vendant leur modèle d’évaluation sur la base de la pertinence et de la fiabilité des critères retenus. Voici ce que répond un courtier à la question « Qu’est-ce qui motive un investisseur à faire appel à un courtier ? » [Haussement d’épaule accompagné d’un petit sourire évident] : « Le courtier est un spécialiste du cheval, voilà pourquoi ! Quand tu es malade, tu vas chez le docteur.

Eh bien là c’est pareil. Quand tu veux de l’aide sur un cheval, tu appelles un courtier.

D’ailleurs mon expérience m’a montré que ceux qui travaillent sans courtier y perdent.

Le courtier, il sait, c’est son métier de savoir. Il connaît les chevaux, il est souvent aux courses, il sait forcément mieux que n’importe qui. » (courtier C).

Nous en déduisons que les mécanismes de confiance vis-à-vis des acteurs considérés comme initiés voire experts jouent un rôle fondamental non seulement dans l’élabora- tion du jugement des participants (et donc dans leur évaluation) mais également dans l’essor d’un marché jusque-là codifié et donc opaque.

CONCLUSION,

LIMITES ET PERSPECTIVES

L’intérêt de notre article réside dans les deux apports principaux suivants. Premiè- rement, nous nous sommes intéressés à un terrain jamais étudié en sciences de gestion malgré sa portée économique et financière.

Une observation de plusieurs mois a per- mis d’assurer une connaissance importante des acteurs et de leurs comportements au moment de l’achat. Le choix que nous avons fait d’une analyse séquentielle, per- mettant l’association d’une étude qualita- tive à une étude quantitative, renforce la

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fiabilité des résultats obtenus suite à notre enquête de terrain.

Ensuite, si ce travail s’est focalisé sur un marché spécifique, les résultats de cette étude peuvent être généralisés à d’autres marchés aussi spécifiques où règne le même type d’incertitude quant à la qualité du pro- duit. Nous constatons que les populations d’investisseurs agissent selon des carac- téristiques communes à leur population d’appartenance et pensons que le même constat peut être fait sur plusieurs marchés similaires. Les professionnels des courses évaluent l’actif en fonction de ce que peut rapporter son exploitation. Les courtiers incluent dans leur évaluation une néces- saire justification de la valeur. Les amateurs enregistrent une volatilité certaine de leurs évaluations, liée entre autres au manque de connaissance du produit et du marché.

Ce travail connaît cependant plusieurs limites : la difficulté à appréhender la dimension subjective de l’évaluation et une visibilité sur l’évolution des modèles d’évaluation dans le temps. Concernant la

dimension subjective, la prise en compte de critères liés à l’affect ou à la beauté phy- sique du cheval est méthodologiquement délicate car ces données ne sont pas obser- vables pour tous les chevaux retenus dans l’échantillon. Concernant l’évolution des modèles d’évaluation observés, un travail est en cours visant à augmenter l’échan- tillon retenu et notamment l’échantillon des amateurs, ce qui permettra d’analyser les critères retenus au fil du temps par les différents profils d’investisseurs.

Une perspective de ce travail est l’observa- tion de la fabrication de la valeur rating en tant que système de cotation officiel. Tout système de valorisation repose sur la défi- nition de critères et d’échelles de cotation.

Qui les fixe, et selon quelles règles ? La connaissance acquise par notre étude sur ce marché permettrait d’expliciter en détail le processus sociotechnique de « commensu- ration » aboutissant au rating. Cette ques- tion est d’autant plus d’actualité que les systèmes de notation pèsent de plus en plus sur le contexte mondial.

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