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Typologie des interprétations normatives du contrôle des frontières dans la théorie démocratique Partie I

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Partie I

Typologie des interprétations normatives du contrôle des

frontières dans la théorie démocratique

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Une démocratie paradoxale

Un concept « essentiellement » contesté

Au regard de la philosophie politique qui cherche à en dresser le portrait, la démocratie apparaît bien souvent comme un objet insaisissable. Ses contours sont flous, sa substance pour le moins vague et sa définition est au cœur d'une controverse qui, depuis sa fondation sur l'agora grecque1, n'a donné aucun signe de faiblesse. La démocratie demeure un des exemples les plus flagrants de « concept essentiellement contesté »2 :

« La qualification d'un concept comme étant “essentiellement contesté” nomme une situation problématique reconnue par nombre de personnes : dans certains types de discussions, les termes centraux de l'argument font écho à une variété de signifiants. Or, il y a un sentiment partagé que le dogmatisme (“Ma réponse est correcte et toutes les autres sont fausses”), le scepticisme (“Toutes les réponses sont également vraies, ou fausses puisque chacun a le droit a sa propre vérité”), et l'éclectisme (“Chaque signifiant offre une vue partielle, donc plus on rassemblera de signifiants, mieux ce sera”) ne correspondent aucun à une attitude appropriée à l'égard de cette pluralité de signifiants. »3

Selon Garver, dont on partage l'argument, bien que la situation de la philosophie politique quant à la démocratie soit pour le moins inconfortable, elle ne doit pas pour autant nous interdire d'en interroger les fondements. Attester du caractère essentiellement controversé de la démocratie ne signifie pas abdiquer tout effort de compréhension à son égard mais souligne plutôt la nécessité de prendre au sérieux la multiplicité des usages qui sont faits du concept. Pour discerner l'origine de ce pluralisme irréductible, il faut prendre le temps de se pencher sur la signification précise de l'adverbe « essentiellement ». Son rôle au sein de l'expression « concept essentiellement contesté » n'est pas de souligner l'intensité du différend mais bien de rappeler que l'impossibilité de la réconciliation porte sur le noyau même du concept.4 Essentiellement est un adverbe de lieu, pas d'intensité. De façon moins abstraite, faire l'objet d'une vive polémique n'est pas un critère suffisant pour revendiquer le titre de « concept essentiellement contesté ». Ce qui importe, c'est la position

1 Ober, Josiah, « The Original Meaning of ''Democracy''. Capacity to Do Things, not Majority Rule », Constellations, vol. 15, 2008, pp. 3-9.

2 Gallie, Walter Bryce, « Essentially Contested Concepts », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 56, 1956, pp.

167-98.

3 Garver, Eugene, « Rhetoric and Essentially Contested Arguments », Philosophy and Rhetoric, vol. 11, n°3, 1978, p.

168. (Notre traduction)

4 Waldron, Jeremy, « Is the Rule of Law an Essentially Contested Concept (in Florida)? », Law and Philosophy, vol.

21, n°2, 2002, p. 149.

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centrale du foyer de désaccord, l'impossibilité de la réconciliation au sujet des traits constitutifs du concept.

Cela ne doit pourtant pas nous inviter au défaitisme. Malgré les difficultés qu'il engendre, le caractère essentiellement contesté de la démocratie ne ferme pas la porte à une meilleure compréhension de ses dynamiques et de ses défis. Il requiert simplement d'avoir recours à des outils méthodologiques adaptés. Bien que le respect de la pluralité du débat écarte la possibilité d'une réponse unique à la question : qu'est-ce que la démocratie ?, il nous met simultanément face à un paysage théorique dont la composition n'est pas dépourvue d'organisation interne, de dégradés conceptuels et de contrastes logiques. Poser le constat du pluralisme des interprétations ne nous condamne pas à postuler que le débat se présente sous la forme d'un magma chaotique d'arguments incommensurables dont on ne peut faire sens. Bien au contraire.

Deux modèles de démocratie

Avant de nous engager dans des considérations de méthode, il nous faut préciser l'origine du malaise et de l'incapacité à définir la démocratie. La démocratie est « paradoxale »5 à bien des égards car elle tire sa légitimité auprès de deux sources philosophiques différentes, voire contradictoires. Elle émerge de deux traditions intellectuelles qui se complémentent autant qu'elles se contredisent. Sa définition est dès lors tiraillée entre deux pôles difficilement conciliables.

Schématiquement, la démocratie peut être entendue soit comme l'expression politique d'une volonté collective, soit comme élaborée à partir de la législation d'une rationalité universelle.

La raison d'être du premier modèle - dont on trouve l'expression paradigmatique chez Rousseau6 - est la défense du principe d'autodétermination. Selon la formule consacrée, la

5 Comme le suggère Mouffe, Chantal, The Democratic Paradox, coll. « Radical Thinkers », Verso, Londres, 2005.

6 Il est vrai qu'il existe également une lecture libérale de Rousseau, qui pointe chez lui la constance d'une préoccupation jusnaturaliste pour la liberté et les droits individuels, cf. Derathé, Robert, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, coll. « Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie », Vrin, 1995 (1950). Notre objectif n'est pas de prendre part au débat exégétique touffu qui entoure l’œuvre de Rousseau mais plutôt de donner à voir la dualité intrinsèque de la démocratie. Pour ce faire, on a choisi la théorie de la volonté générale pour incarner l'idéal-type de la défense de l'autodétermination démocratique. Si cette présentation de Rousseau sous les traits d'un républicain ne prétend ni à l'originalité, ni même au scrupule philologique, elle se revendique plus modestement d'une tradition interprétative qui remonte à Constant. Lors de sa célèbre conférence de 1819, ce dernier rendait déjà Rousseau coupable d'une confusion entre la liberté des anciens et celle des modernes qui aurait ouvert la porte aux excès de la Révolution Française : « J'examinerai peut-être une fois le système du plus illustre de ces philosophes, de Jean-Jacques Rousseau, et je montrerai qu'en transportant dans nos temps modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui appartenait à d'autres siècles, ce génie sublime qu'animait l'amour le plus pur de la liberté, a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d'un genre de tyrannie. », cf.

Constant, Benjamin, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » dans De l'Esprit de conquête et de l'usurpation, Flammarion, Paris, 1986 (1819), p. 271. Plus proche de nous, on pourra consulter cet article où Manin

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démocratie n'est rien d'autre que « l'exercice de la volonté générale »7, autrement dit l'expression commune de la volonté du peuple censée fournir la définition la plus juste de l'intérêt public.

Néanmoins, pour que cette volonté générale soit « toujours droite et tend[e] à l'utilité publique »8, il est nécessaire de prendre certaines précautions afin de préserver la pureté de son énonciation. Car la volonté générale est menacée en permanence par les forces corrosives de l'intérêt privé et de l'inégalité ainsi que par l'influence jugée malsaine « des brigues, [et] des associations partielles ».9 La volonté générale n'est pas à l'abri de sa conversion en une volonté de tous dominée par des intérêts particuliers.10 C'est la malheureuse conséquence du fait que : « On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours. Jamais on ne corrompt le peuple mais parfois on le trompe, et c'est alors seulement qu'il paraît vouloir ce qui est mal. »11

La volonté générale est donc douloureusement fragile et en appelle à de solides mécanismes de défense. Rousseau situe ceux-ci dans une participation politique rigoureusement égalitaire, véritable clef de voûte du régime politique. L'émergence d'une volonté générale unanime et droite passe par l'exigence d'un étrange sacrifice de la part de chaque individu : son aliénation totale à un corps moral et politique12, véritable « moi commun »13 avec une vie propre et une volonté unique.

Selon les termes de Rousseau :

« chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être et nul associé n'a plus rien à réclamer. [...]

Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne. »14

L'abdication de tous leurs droits à la communauté rend les citoyens égaux dans leur dépossession et les contraint à se préoccuper prioritairement de l'intérêt public (leur intérêt privé étant réduit au strict minimum). En contrepartie de cet engagement, la démocratie a pour obligation d'élever le peuple au rang de législateur. La loi de la communauté n'est justifiée que dans la mesure

défend que la volonté générale penche en direction d'une conception unanimiste de la décision politique qui s'oppose à la délibération, cf. Manin, Bernard, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d'une théorie de la délibération politique », Le Débat, vol. 33, n°1, 1985, pp. 72-94.

7 Rousseau, Jean-Jacques, Du contrat social, Union Générale d'Éditions, Paris, 1973, p. 83.

8 Ibid., p. 87.

9 Ibid., p. 88.

10 Besnier, Jean-Marie, Histoire de la philosophie moderne et contemporaine : vol. 2, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 1993, p. 845.

11 Rousseau, Jean-Jacques, Du contrat social, op. cit., p. 87.

12 Nemo, Philippe, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, Quadrige / PUF, Paris, 2002, pp. 821-4.

13 Rousseau, Jean-Jacques, Du contrat social, op. cit., p. 74.

14 Ibid., p. 73.

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où tous les individus qui y sont soumis ont contribué de façon égalitaire à sa rédaction.15 Légiférer pour le peuple ne suffit pas à garantir la légitimité de l'ordre juridique. L'usage le plus rudimentaire d'un certain art du soupçon y découvrirait vite une mystification ourdie par les auteurs absolutistes et qui vise à fonder le pouvoir sur le peuple tout en étant prompt à lui retirer toute compétence dans son exercice. La législation doit être faite par le peuple. Une fois cette condition respectée, celui-ci est radicalement libre et autonome dans sa prise de décision. Car la volonté générale « ne peut errer ».16 Dans la mesure où le moi commun n'est pas corrompu, rien ne devrait s'opposer à ses désirs car ils sont moralement bons. La volonté collective jouit d'une souveraineté absolue.17 C'est alors à la composante politique de la démocratie, qui se matérialise sous la forme de l'expression de volonté populaire, qu'il incombe de protéger le régime politique contre son érosion et sa corruption.

Le droit ne joue à cet égard qu'un rôle très secondaire puisque ses normes sont contraintes de s'effacer devant l'exercice de la souveraineté populaire auquel la loi est entièrement subordonnée.

Cette présentation n'est qu'une brève esquisse d'une définition parmi d'autres de la démocratie. Mais malgré la généralité de l'argument, on distingue déjà une dangereuse ornière dans laquelle le principe de la volonté collective menace de s'enliser. La procédure par laquelle « chacun s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant »18 doit impérativement s'accommoder d'un ensemble de restrictions et de contraintes imposées à la collectivité souveraine afin d'empêcher la corruption de l'exercice de sa puissance. Car une autonomie illimitée flirte en permanence avec le risque de se convertir en une domination autoritaire de la majorité.19 Si le 20e siècle nous a enseigné quelque chose, c'est bien que la démocratie, aussi stable et accomplie soit-elle, ne peut faire l'économie de garde-fous.20 Ses décisions doivent être encadrées et modérées tant par des mécanismes constitutionnels internes et l'intervention de contre-pouvoirs que par l'influence pacificatrice du droit international. En d'autres termes, aussi contradictoire que cela puisse paraître, l'autonomie ne peut se passer d'un certain degré d'hétéronomie. D'où une certaine perplexité. Car la théorie démocratique affirme dans un même souffle que la décision doit être prise par et pour le peuple et elle en appelle simultanément à des normes au-delà du peuple.

15 Ibid., p. 98.

16 Ibid., p. 87.

17 Prokhovnik, Raia, Sovereignty. History and Theory, Imprint Academic, Exeter, 2008, p. 98.

18 Rousseau, Jean-Jacques, Du contrat social, op. cit., p. 72.

19 On retrouve ce genre de critique sur la tyrannie discrète de la majorité dans les accusations portées par les minorités culturelles à l'encontre des privilèges dont jouit la culture dominante d'un espace politique donné. Cf. Taylor, Charles, « The Politics of Recognition » dans Gutmann, Amy (ed.), Multiculturalism. Examining the politics of recognition, Princeton University Press, Princeton, 1994.

20 Mairet, Gérard, Le principe de souveraineté. Histoires et fondements du pouvoir moderne, Gallimard, Paris, 1997, p.

211.

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Le second modèle de la démocratie – basé sur les impératifs de la rationalité universelle - résout ce problème apparent à l'aide d'un artifice étranger à Rousseau : l'introduction sous une forme juridique de normes universelles constitutives de la démocratie. Beaucoup plus alerte que le premier modèle aux risques d'abus du pouvoir par la collectivité, ce régime politique recentre ses considérations sur l'individu. Dans ce nouveau schéma, la démocratie ne se focalise plus tant sur l'expression d'une volonté commune que sur la protection des droits fondamentaux de chacun (dont la liste varie d'un auteur à l'autre). La démocratie devient dès lors un engagement contractuel, une association, qui n'est légitime que dans la mesure où elle est l'instrument de la protection des droits naturels.21 Selon la formulation caractéristique de Locke : « [Étant donné que les citoyens n'ont]

d'autres intentions que de pouvoir mieux conserver leurs personnes, leurs libertés, leurs propriétés [...], le pouvoir de la société ou de l'autorité législative établie par eux ne peut jamais être supposée devoir s'étendre plus loin que le bien public ne le demande. »22 Étant donné que ce régime politique est soumis au consentement de chaque citoyen, il apparaît comme le plus à même d'accomplir cette tâche.23 Car, la démocratie ne peut donner la priorité à certains intérêts particuliers sur l'intérêt général sans s'aliéner le consentement qui forme la base de son autorité.24

Ceci étant dit, la dépendance contractuelle de la démocratie à l'égard du consentement individuel lui impose bien plus qu'une régulation impartiale des intérêts privés, sans quoi elle resterait fort similaire à l'approche développée par Rousseau. Elle lui commande également de faire vœu de neutralité sur toutes les questions qui dépassent son champ d'application. Du fait du pluralisme irréductible des hommes en matière d'orientations philosophiques et religieuses25, toute décision de la démocratie dans ce domaine décevra inévitablement une partie de ses citoyens. La volonté collective se découvre des limites et le champ d'intervention de la démocratie s'en trouve considérablement restreint.26 Le rôle de la démocratie se concentre désormais sur la création des conditions de justice qui rendent possible la coexistence pacifique d'une mosaïque de projets de vie distincts. Le seul moyen de parvenir à un consensus sur les principes à même de créer cette situation de justice est de faire usage d'une faculté universellement partagée : la raison.27 Les prescriptions quant aux procédures et au cadre dans lequel l'usage de la raison doit prendre place

21 Pour éviter toute ambigüité, il nous faut préciser que Locke qu'on utilise ici comme figure tutélaire n'était pas stricto sensu un démocrate et qu'il avait les plus grandes réserves quant au suffrage universel. On se contentera de dire ici que, malgré le biais élitiste qui traverse son œuvre, cette dernière représente néanmoins un jalon intellectuel important dans l'histoire de la théorie démocratique. Cf. Prokhovnik, Raia, Sovereignty. History and Theory, op cit., p. 87.

22 Locke, John, Deux traités du gouvernement, trad. Gilson, Bernard, Vrin, Paris, 1997 (1690), p. 207.

23 Prokhovnik, Raia, Sovereignty. History and Theory, op. cit., p. 85.

24 Nemo, Philippe, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, op. cit., pp. 321-3.

25 Arendt, Hannah, Qu'est-ce que la politique ?, trad. Courtine-Denamy, Sylvie, Éditions du Seuil, Paris, 1995, pp. 39- 43.

26 Rawls, John, Justice et démocratie, introduction et trad. par Audard, Catherine, Paris, Seuil, 1993, pp. 335-8.

27 Id., « The Idea of an Overlapping Consensus », Oxford Journal of Legal Studies, vol. 7, n°1, 1987, p. 20.

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varient avec les auteurs et s'étendent de l'universalisation d'une maxime qui exprime un impératif moral catégorique (Kant), à la délibération respectueuse d'une éthique de la communication (Habermas) en passant par la recherche d'un consensus derrière un voile d'ignorance (Rawls). Mais par delà leurs divergences, ces procédures partagent toutes le rôle central conféré à la rationalité.

Cette version – d'inspiration libérale – de la démocratie présente donc l'avantage de fournir des instruments conceptuels à même de circonscrire le champ d'application de la volonté collective.

Dans cette perspective, le respect du bien-être de chaque individu s'impose comme la délimitation de l'exercice légitime de la démocratie populaire. Mais cette déclinaison du concept de démocratie n'échappe pas à ses propres faiblesses, la plus évidente étant que cette insistance sur l'atome du social nous laisse impuissants lorsqu'il s'agit d'en traiter la texture. Les droits individuels « ne sont pas une politique »28 parce qu'ils n'ont rien à dire quant à la cohésion et l'intégration sociale une fois extirpés de leur univers juridique.29 Les droits individuels agissent comme la contrainte du pouvoir.

Mais à ce titre, ils sont antinomiques avec toute ambition programmatique. Selon leurs critiques, les droits restent sans réponse face aux questions de société ou lorsqu'il s'agit d'esquisser le futur de l'État dans un environnement qui se modifie rapidement.30

Comme on peut en juger à travers cette sommaire exposition de deux modèles de la démocratie, la conflictualité latente entre ses composantes, entre la dimension politique et la dimension juridique du concept, rend tout à fait concevable un scénario au cours duquel la démocratie se retournerait « contre elle-même »31, c'est-à-dire où la seconde source de sa légitimité (la rationalité du droit) saperait l'autorité de la première (l'expression politique de la volonté populaire) sciant par là même la branche sur laquelle elle est assise. Il y a une friction évidente au sein de la démocratie qui est responsable de l'impossible description de la nature du régime politique. Le processus par lequel l'État démocratique se dote de principes constitutionnels en offre une excellente illustration. Fruit du pouvoir constituant, la Constitution semble n'être rédigée que dans le but de tempérer les ardeurs de ce dernier. Ce qui revient à dire que la liberté absolue d'autolégislation se traduit instantanément en une définition des limites de son pouvoir. Le pouvoir constituant n'existe en quelque sorte que pour mieux disparaître.32 Il faut admettre qu'il y a là

28 Gauchet, Marcel, « Les droits de l'homme ne sont pas une politique » dans La démocratie contre elle-même, coll.

« Tel », Gallimard, Paris, 2002, pp. 1-26.

29 Ibid., pp. 14-8.

30 Bien qu'on travaille temporairement à partir de cette hypothèse, nous chercherons à démontrer par la suite qu'il existe de très sérieuses objections philosophiques à celles-ci. Les plus connues sont celles articulées par Claude Lefort dans son célèbre article « Droits de l'homme et politique » dans L'invention démocratique, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1981, pp. 45-83.

31 Gauchet, Marcel, « Quand les droits de l'homme deviennent une politique » dans La démocratie contre elle-même, op. cit., pp. 326-85.

32 Un problème hérité d'un des plus grands pamphlets de la Révolution française, cf. Sieyès, Emmanuel-Joseph, Qu'est-ce que le Tiers-État ?, édité par Zapperi, Rpberto, Archives contemporaines, Paris, 1985, mais qui a

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quelque chose de troublant qui se prolonge jusque dans des débats très concrets. Comment réconcilier l'exigence constitutionnelle de respect de l'autorité étatique et le droit à la désobéissance civile qui en appelle à la primauté du pouvoir constituant originaire ?33 Que faire quand l'équilibre des pouvoirs mène à une paralysie de la décision ? Comment réagir quand une décision collective va manifestement à l'encontre des droits fondamentaux d'une minorité ? Ces questions représentent autant de variations d'une même interrogation fondamentale quant à la primauté des normes.

La frontière comme lieu du paradoxe démocratique

La Constitution est manifestement l'un des foyers de désaccord de la théorie démocratique.

Mais elle n'en est sûrement pas le seul. Si les ramifications de la confrontation entre volonté et raison sont nombreuses, rarement ses effets ne sont aussi flagrants que dans la question du contrôle des frontières. La frontière, par bien des aspects, est le lieu même du paradoxe démocratique. Par frontière, on entend ici l'institution qui, d'une part, délimite le territoire sur lequel s'applique la souveraineté d'un État démocratique et, d'autre part, départage les citoyens, membres à part entière de la communauté politique, des étrangers qui cherchent à y entrer ou des résidents qui y demeurent en étant sujets à ses lois sans pour autant participer à leur rédaction.34 Elle assume donc une fonction discriminatoire qui doit s'accompagner d'une forme de justification auprès des exclus, sans

récemment été remis à l'ordre du jour par deux ouvrages majeurs sur la question : Negri, Antonio, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, trad. Balibar Étienne ; Matheron, François, coll. « Pratiques théoriques », dir. Balibar, Étienne ; Lecourt, Dominique, PUF, 1997 et Agamben, Giorgio, Homo sacer, I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. Raiola, Marilène, coll. « L'ordre philosophique », dir. Cassin, Barbara ; Badiou, Alain, Seuil, Paris, 1997, pp. 52-4.

33 Une question qui peut également se prévaloir d'une grande fertilité dans le champ de la théorie politique. Voir, à titre d'exemple, le livre qui aura mis le feu aux poudres : Thoreau, Henry David, La désobéissance civile, trad.

Villeneuve, Guillaume, Éditions Mille et une nuits, Paris, 1996. Puis la discussion de son principe qui se poursuit depuis lors, avec entre autres, Arendt, Hannah, « La désobéissance civile » dans Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, trad. Durand, Guy, Calmann-Lévy, Paris, 1972 (1970), pp. 55-111 et Zinn, Howard, Désobéissance civile et démocratie. Sur la justice et la guerre, trad. Cotton, Frédéric, préface de Chappey, Jean-Luc, coll. « Éléments », Agone, 2010.

34 Cette définition se joue donc à deux niveaux. Elle est autant territoriale qu'anthropologique. Dans Nay, Olivier (dir.), Lexique de science politique. Vie et institutions politiques, Dalloz, Paris, 2008, p. 222, on trouve la définition suivante : « Issu du terme ''front'', ce mot signifie ''lisière'', ''borne'', ''marche''. Il désigne aujourd'hui une ligne de séparation entre deux ou plusieurs États, délimitant leur étendue territoriale respective. » C'est donc ici le rôle de division de l'espace politique qui est mis en avant. Sans surprise, on retrouve le même son de cloche dans Rosière, Stéphane (dir.), Dictionnaire de l'espace politique. Géographie politique et géopolitique, Armand Colin, Paris, 2008, pp. 116-9. Néanmoins, la définition de la frontière y est complexifiée par l'étude comparative de son étymologie. Si le terme a évolué en français depuis le très militaire « front » et évoque donc bel et bien un rapport de forces conflictuel entre puissances étatiques, l'anglais lui donne une inflexion plus accueillante. Le terme « boundary » dérive de « to bind », qui peut se traduire par « lier » ou « relier ». La frontière n'est donc pas que le tracé d'une ligne de démarcation, elle est également un point, voire une zone de contact. Il faut se tourner vers Howarth, David ; Norwal, Aletta, « Political frontiers » dans Clarke, Paul Barry ; Foweraker, Joe (dir.), Encyclopedia of Democratic Thought, Routledge, Londres, 2001, pp. 530-4, pour que soit reconnu le rôle prépondérant de la frontière dans la définition des appartenances et des identités. Selon cette définition nettement plus normative, la frontière est d'abord une fonction étatique, l'institution qui distingue entre inclus et exclus et par là même délimite l'identité de la collectivité.

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quoi elle trahirait le principe d'égalité morale de chaque être humain qui constitue le cœur de toute pensée démocratique.35 Or, la théorie démocratique peine à apporter la réponse que sa légitimité requiert.

La frontière met en lumière un silence embarrassant de la théorie démocratique. Face à la question de ses limites, celle-ci est en effet contrainte de reconnaître timidement un angle mort dans sa justification du régime politique (bien connu dans la littérature anglo-saxonne sous le nom de boundary problem36). La théorie est bavarde lorsqu'il s'agit de fournir à la démocratie une narration cohérente de l'origine de son autorité ou de la justice de ses procédures. En revanche, elle est étrangement silencieuse lorsqu'il s'agit d'expliquer le partage des populations le long de lignes frontalières. Car la justification de la frontière est confrontée à une aporie logique qui reste à ce jour irrésolue : le fait que toute délibération au sujet des frontières présuppose une collectivité circonscrite dont l'existence n'est rendue possible que grâce à une délimitation des participants qui ressemble à s'y méprendre à une frontière.37 En dépit de tous les efforts théoriques, la situation de fait semble toujours précéder la situation de droit. La frontière, selon les termes d’Étienne Balibar, devient dès lors la « condition absolument non-démocratique, ou ''discrétionnaire'' des institutions démocratiques ».38 Elle est l'élément d'arbitraire inévitable dans la construction du corps politique, une condition nécessaire mais néanmoins préoccupante de l'exercice démocratique.

Mais la frontière ne se contente pas d'être le lieu d'un non-dit, elle se trouve également être le site où la tension qui travaille la démocratie de l'intérieur atteint son paroxysme. Pour mieux justifier cette affirmation, il est important de planter l'institution frontalière dans son contexte empirique. Et pour cela, il nous faut commencer par préciser qu'on travaille à partir de l'hypothèse simplificatrice d'un tracé indiscutable des frontières. Cette hypothèse connaît bien entendu quelques contre-exemples à l'image du long imbroglio diplomatique qui oppose l'Inde et le Pakistan au sujet du Cachemire ou de l'urgente question des territoires palestiniens. Néanmoins, en règle générale, le

35 Goodin, Robert E., « What is So Special about Our Fellow Countrymen ? », Ethics, vol 98, n°4, 1988, p. 664.

36 Whelan, Frederik G., « Democratic Theory and the Boundary Problem », dans Pennock, J. R. ; Chapman, J. W.

(dir.), Liberal Democracy, New York University Press, New York, 1983.

37 Benhabib résumé brillamment le dilemme auquel est confronté tout théoricien de l'éthique de la communication au moment d'aborder la question des politiques d'admission. La pertinence de sa formulation ne se limite pas à ce cadre théorique et peut aisément être transposée à d'autres approches démocratiques. « Un trait partagé de toutes les normes d'appartenance, en ce compris des normes d'attribution de la citoyenneté, est que ceux qui sont affectés par les conséquences de ces normes et, au premier plan par le critère de l'exclusion, par définition ne participent pas à leur discussion. [...] Le dilemme est alors le suivant : soit la théorie de l'agir communicationnel n'a tout simplement aucune pertinence pour les politiques d'admission dans la mesure où elle ne permet de discuter aucun critère d'exclusion, soit elle accepte purement et simplement les pratiques d'exclusion existantes comme étant des héritages historiques contingents et moralement neutres qui ne requièrent aucune justification supplémentaire. », cf.

Benhabib, Seyla, The Rights of Others. Aliens, Residents and Citizens, Cambridge University Press, Cambridge, 2004, p. 15. (Notre traduction)

38 Balibar, Étienne, « Frontières du monde, frontières de la politique » dans Nous, citoyens d'Europe ? Les frontières, l'État, le peuple, La Découverte, Paris, 2001, p. 175.

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monde post-westphalien contemporain offre un contraste saisissant avec l'époque médiévale ou avec la période coloniale au cours desquelles les frontières étaient redessinées au gré des rapports de force.39 Il ne semble donc pas déraisonnable de schématiser en disant que, dans une très large mesure, nous vivons aujourd'hui dans un monde de frontières figées, notamment grâce à l'affirmation progressive d'un régime de droit international qui proscrit les guerres d'agression et condamne par là même toute tentation d'irrédentisme.

La tension émerge plutôt d'un phénomène contemporain qui érode la souveraineté territoriale : en 2007, approximativement 3% de la population mondiale était constituée de migrants, soit près de 200 millions de personnes.40 Comme déjà évoqué, la mondialisation et la démultiplication des flux transnationaux qu'elle engendre (en ce compris les flux de personnes) interdit désormais de postuler que la souveraineté territoriale et la souveraineté communautaire coïncident.41 Il n'y a plus de concordance systématique entre le séjour d'un individu sur un territoire et son appartenance à la communauté souveraine.42 Ce qui explique que la tension naissante autour de la question des frontières porte en réalité sur leur degré de perméabilité.43 Les États, ayant définitivement affirmé leur souveraineté sur un espace défini, sont bien plus susceptibles d'être menacés par des mouvements transnationaux que par des revendications territoriales émanant d'autres États. Or, autant les frontières ont été efficaces lorsqu'il s'agissait de préserver la répartition spatiale de monopoles fiscaux et administratifs, autant la nouvelle prépondérance de leur rôle en tant que filtre des flux transnationaux doit se satisfaire d'efforts approximatifs qui masquent difficilement leur porosité intrinsèque.44 Normativement parlant, dans un monde où la capacité des frontières à assumer leur rôle est relativisée, on assiste à une confrontation récurrente entre la liberté individuelle de mouvement et la volonté collective qui se juge souveraine dans ses politiques d'admission au sein du demos.45 Aux marges de la démocratie, les deux visages de celle-ci sont engagés dans un face à face dont l'issue normative demeure incertaine.

39 Krasner, Stephen D., Sovereignty. Organized Hypocrisy, Princeton University Press, Princeton, 1999, pp. 20-2.

40 Castles, Stephen ; Miller, Mark J., The Age of Migration. International Population Movements in the Modern World, 4e édition, Palgrave Macmillan, London, 2009, p. 5. Zygmunt Bauman ajoute que ces migrations sont d'autant plus problématiques qu'elles prennent place sur une planète aujourd'hui « pleine », c'est-à-dire sans espaces inexplorés ou supposément vides où les débordements démographiques peuvent être écoulés, cf. Bauman, Zygmunt, Wasted Lives.

Modernity and its Outcasts, Polity Press, Cambridge, 2004, p. 5.

41 Cole, Phillip, Philosophies of Exclusion. Liberal Political Theory and Immigration, Edinburgh University Press, Edinburgh, 2000, pp. 18-9.

42 Bauböck, Rainer, « Citizenship and National Identities in the European Union » dans Antalovsky, E., Melchior, J., Puntscher-Riekmann, S. (dir.), Integration durch Demokratie. Neue Impulse für die Europäische Union, Metropolis, Marburg, 1997, pp. 1-3.

43 Benhabib, Seyla. The Rights of Others. Aliens, Residents and Citizens, op. cit., p. 3.

44 Bigo, Didier, « Frontiers Control in the European Union: Who is in Control ? » dans Bigo, Didier ; Guild, Elspeth (dir.), Controlling Frontiers. Free Movement Into and Within Europe, Asghate Publishing, Burlington, 2005, p. 50.

45 Benhabib, Seyla, « Twilight of Sovereignty or the Emergence of Cosmopolitan Norms ? Rethinking Citizenship in Volatile Terms », Citizenship Studies, vol 11, n°1, 2007, p. 24.

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Ce dilemme est marqué par la même perplexité quant à la primauté des normes. Si la volonté collective est authentiquement souveraine, alors elle devrait être autorisée à dicter ses politiques d'admission comme bon lui semble (dans le respect de ses propres procédures de prise de décision, bien entendu, mais auquel les étrangers ne sont, par définition, pas invités à participer.) Par ailleurs, si la légitimité de la démocratie repose sur sa faculté à garantir et protéger mieux que n'importe quel autre régime politique les droits fondamentaux de l'être humain, celle-ci se doit de faire preuve d'un minimum d'universalisme. Car ces droits existent et demandent à être reconnus avant même la création d'un quelconque ordre juridico-politique et des frontières qui l'accompagneront inévitablement (sauf dans le cas d'une démocratie mondiale qui reste, jusqu'à preuve du contraire, une hypothèse purement théorique). Ils sont donc valides indépendamment de considérations liées à l'origine individuelle. Ce caractère cosmopolite des droits naturels ne milite pas nécessairement en faveur d'une ouverture totale, voire d'une disparition des frontières. Mais une telle considération est supposée agir au minimum comme une norme régulatrice des politiques de contrôle de flux migratoires mises en place par des entités qui se réclament de la démocratie.46 Une fois encore, la souveraineté collective ne peut faire usage de son autonomie qu'à condition de se soumettre à certaines normes externes.

Ce paradoxe se présente néanmoins sous un jour renouvelé. Derrière l'opposition d'une souveraineté politique à un ensemble de contraintes juridiques, on devine une tension plus profonde, celle du particularisme de la volonté dont les prétentions viennent buter sur un universalisme imposé par la raison.47 Ce qui nous amène à penser que la frontière ne soulève pas seulement des interrogations quant à la porosité de la démocratie, autrement dit quant à ses minima en matière d'inclusion et d'ouverture, mais qu'elle la met également face à la question de son horizon.48 Doit-elle se satisfaire d'un repli sur une autodétermination rassurante entre semblables ? Ou est-il envisageable d'inviter l'étranger à une discussion élargie qui nous oblige à réinventer les principes démocratiques en dehors d'un cadre devenu trop étroit ? La question peut sembler fort théorique. Néanmoins, l'Union ou, d'une façon fort différente, les mouvements de défense de sans- papiers tentent quotidiennement d'y apporter une réponse concrète. La tension frontalière laisse entrevoir la possibilité d'un renouveau de la démocratie. Cependant, l'observation des pratiques migratoires actuelles n'incite pas nécessairement à faire preuve d'enthousiasme post-national. Le

46 Id., Another Cosmoplitanism, coll. « The Berkeley Tanner Lectures », (dir.) Post, Robert, Oxford University Press, Oxford, 2008, p. 17.

47 C'est du moins l'avis d'Habermas qui juge que : « Le concept d’État-nation est traversé par la tension entre l'universalisme d'une communauté juridique égalitaire et le particularisme d'une communauté de destin historique. », cf. Habermas, Jürgen, « L’État-nation européen. Passé et avenir de la souveraineté et de la citoyenneté » dans L'intégration républicaine. Essais de théorie politique, trad. Rochiltz, Rainer, Fayard, Paris, 1998, p. 105.

48 Lacroix, Justine, La pensée française à l'épreuve de l'Europe, Grasset , Paris, 2008, p. 18.

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constat empirique posé par Goodwin-Gill est sans appel : « L'immigration se caractérise presque partout par la mise en place de contrôles et de restrictions qui visent à servir des intérêts nationaux étroitement définis. »49 Par ailleurs, l'émergence récente en Europe de plusieurs partis populistes qui ont bâti leurs succès sur une rhétorique xénophobe et ouvertement agressive à l'encontre des minorités issues de l'immigration est le symptôme inquiétant des dérives qui peuvent germer sur le terreau fertile du malaise normatif propre aux frontières. D'après Marcel Gauchet, il faut déceler dans la percée de l'extrême-droite partisane un soubresaut de la souveraineté populaire qui supporte mal de se voir imposer des contraintes externes, aussi rationnelles et bien fondées soient-elles.50 En ce qui nous concerne, on voit en tout cas dans cette soudaine et extrême politisation des questions migratoires le signe d'un déplacement des frontières qui marque leur retour au cœur même des préoccupations démocratiques. Selon la formulation de Balibar :

« [...] les frontières ont changé de place. Alors que traditionnellement, et conformément à leur notion juridique et leur représentation ''cartographique'' incorporée à l'imaginaire national, elles devraient être au bord du territoire, [...] il apparaît que les frontières et les pratiques institutionnelles correspondantes se sont transportées au milieu de l'espace politique. »51

De l'intensité et de la multiplicité, quelques remarques méthodologiques

Il y a un risque inhérent au fait de présenter la démocratie comme étant sujette à une

« tension » ou comme la victime consentante d'un « paradoxe ».52 Cette métaphore s'accompagne de toute une imagerie qui n'est pas sans conséquence. Lorsque l'on évoque une tension, on présuppose qu'il existe deux pôles d'attraction (ou de répulsion) qui tirent chacun sur leur objet dans une direction opposée. Dans notre cas, cela impliquerait que la démocratie se déplace le long d'un spectre en fonction de l'intensité avec lequel chacun des pôles exerce son influence sur cette dernière. Si on se fie à cette métaphore spatiale, la démocratie est tiraillée entre deux faisceaux de concepts antagonistes dotés chacun d'une grande cohérence interne. D'un côté, on a une démocratie qui place l'accent sur le caractère politique et particulariste de son autodétermination collective et,

49 Goodwin-Gill, Guy S., « Immigration Policy », Hawkesworth, M. ; Kogan, M. (dir.), Encyclopedia of Government and Politics, Routledge, London, 2004, p. 740. (Notre traduction)

50 Voir son analyse dans un article polémique mais stimulant sur la montée du Front National en France : « Les mauvaises surprises d'une oubliée : la lutte des classe » dans Gauchet, Marcel, La démocratie contre elle-même, op.

cit., pp. 207-28.

51 Balibar, Étienne, « Frontières du monde, frontières de la politique » dans Nous, citoyens d'Europe ? Les frontières, l'État, le peuple, op. cit., p. 175.

52 On a déjà mentionné certains ouvrages au titre évocateur tels que Mouffe, Chantal, The Democratic Paradox ou Gauchet, Marcel, La démocratie contre elle-même. L'ouvrage d'Agamben, Homo Sacer, peut également être rangé dans la même catégorie. Le livre s'ouvre sur un chapitre intitulé « le paradoxe de la souveraineté » et poursuit son argument en démontrant la structure intrinsèquement paradoxal de tous nos fondements démocratiques.

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de l'autre, on retrouve un autre modèle démocratique aux accents cosmopolites qui cherche à promouvoir l'universalisme par le biais d'instruments juridiques. Chacun de ces ensembles de concepts fait feu de tout bois dans une grande joute argumentative qui cherche à rapprocher la réalité du régime démocratique de ses vues.

Il y a du vrai dans une telle vision. Les auteurs de théorie politique ne prétendent pas à la neutralité axiologique et participent effectivement aux débats académiques dans l'intention de traiter, avec une indubitable subjectivité, de valeurs plutôt que de faits.53 Leur objectif final est donc bel et bien de convaincre leur auditoire, ou à tout le moins, de lui donner les instruments d'une évaluation des concepts.54 Néanmoins, on estime qu'il s'agit là d'une conception extrêmement réductrice du débat sur les frontières qui ne fait pas justice à sa complexité et à la multiplicité des arguments qui y sont élaborés. Tout d'abord, parce que les deux positions idéales-typiques évoquées plus haut n'existent pas, comme tout idéal-type, à l'état pur. Elles ne sont que des constructions qui visent à mettre en lumière la distance qui sépare les extrêmes au sein d'une même tension. Ensuite, car la notion d'intensité qui est indissociable de la tension se révèle, à l'examen, être un curieux trompe-l'œil. D'après Bergson, une minutieuse observation du concept d'intensité dévoile que là où on pensait avoir affaire à un ordre de grandeur se cache toujours en réalité une multiplicité de qualités différentes.55 Une douleur, par exemple, ne sera pas plus ou moins grande mais passera subtilement d'un premier sentiment d'inconfort à une sensation diffuse de gêne, se prolongera en quelques élancements pour finalement susciter une évidente peine physique. Mais, il est impossible d'établir un rapport chiffré de l'un à l'autre. L'inconfort d'abord perçu est un état purement et simplement différent de l'évidente peine physique.

Il en va de même pour le malaise démocratique à la frontière. Une synthèse du débat sur l'institution frontalière ne doit pas s'enfermer dans le cadre trop étroit d'une quantification de l'ampleur de la discorde. Une fois encore, la démocratie est un concept essentiellement contesté non parce que l'intensité des débats qui l'animent est extrême mais parce que le désaccord porte sur le noyau de sa définition, sur ses traits constitutifs. Les traits marquants du tableau conceptuel qui nous intéresse sont les ruptures, les clivages, les déplacements inopinés ou autres dégradés, et non pas un positionnement le long d'un spectre allant de l'autodétermination particulariste à l'universalité des normes. Suivre la logique interne de chaque argument (ou penser en termes

53 À l'exception notable de quelques auteurs de tradition analytique qui affirment s'en tenir à l'identification et à la clarification des valeurs et normes sous-jacentes aux arguments échangés au cours du débat public sans que cela implique une prise de position de leur part. Voir, à titre d'exemple, McDermott, Daniel, « Analytical Political Philosophy » dans Leopold, David ; Stears, Marc, (dir.), Political Theory. Methods and Approaches, Oxford University Press, Oxford, 2008.

54 Geuss, Raymond, Philosophy and Real Politics, Princeton University Press, Princeton, 2008, pp. 37-42.

55 Bergson, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, Paris, 1946, pp. 7-23.

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qualitatifs pour faire usage du vocable de Bergson) devient dès lors le moyen de nous prémunir contre la simplification du débat sous les traits d'une tension qui, une fois poussée dans ses derniers retranchements théoriques, menace de se borner à enregistrer la victoire totale d'une composante de la démocratie concomitante de l'élimination de sa composante adverse.56

Pour éviter de retomber sur le concept homogénéisant de la tension, on se propose d'établir une typologie des auteurs de théorie politique contemporaine à partir de leur interprétation normative de la frontière et tout spécifiquement de la solution qu'ils offrent aux deux apories démocratiques évoquées plus haut (le silence au sujet de la frontière et la tension incarnée dans la frontière). La lecture diagonale que l'on tentera d'offrir d'un ensemble de textes reposera dès lors sur deux questions sous-jacentes. Dans un premier temps, qui est inclus dans la délibération au moment de décider qui exclure ? Autrement dit, qui est en position de distinguer entre membre et étranger ? On devinera avant même d'aborder les premiers textes que cette question est indissociable du concept de souveraineté puisque, dans une certaine mesure, elle revient à se demander qui détient le pouvoir de décision ultime. Combler le silence démocratique implique alors d'aborder de front cet exercice d'identification. La seconde question porte sur la construction de la légitimité de la frontière. Comment les auteurs s'y prennent-ils pour concilier la tension entre universalisme et particularisme à la frontière ? Adoptent-ils une position exclusive en faveur de l'un aux dépens de l'autre ? Établissent-ils une hiérarchie entre les deux composantes de la démocratie qui subordonnerait l'une à l'autre ? Ou les articulent-ils de façon originale pour mieux les réconcilier ?57 Cette question traite donc des répercussions des difficultés internes de la démocratie sur la conceptualisation de la frontière. On verra par la suite qu'y répondre permet parallèlement de résoudre la question de la porosité de la frontière. Car la position sur l'interaction des composantes constitutives de la démocratie détermine en règle générale la position normative sur l'ouverture des frontières.

Avant de conclure cette partie méthodologique, un dernier mot sur le choix des auteurs repris dans cette typologie. Les philosophes politiques ont, comme on l'a déjà souligné, préféré dans la plupart des cas conserver le silence au sujet des frontières. De façon évidente, on a donc retenu

56 Pour une illustration de ce genre de dérives théoriques, voir « Quand les droits de l'homme deviennent une politique », dans Gauchet, Marcel, La démocratie contre elle-même, op. cit., pp. 326-85. Gauchet y décrit ce qu'il perçoit comme étant la victoire du juridique sur le politique. Dans la même veine, on peut également citer Manent, Pierre, La raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, Paris, 2006. À l'inverse, on peut observer les positions normatives réalistes du chapitre suivant qui prétendent justifier la prééminence du politique sur le juridique.

57 Pour une étude plus approfondie des différents types d'interactions possibles entre sources philosophiques, voir l'ouvrage majeur de Charles Taylor qui fait de cet exercice d'élucidation sa question centrale (bien que son objet soit le moi moderne et non la démocratie). Cf. Taylor, Charles, Les sources du Moi. La formation de l'identité moderne, trad. par Melançon, Charlotte, coll. « La couleur des idées », Seuil, Paris, 1998.

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dans notre sélection, partielle et donc inévitablement partiale, les auteurs qui ont refusé de se résigner au mutisme et qui ont choisi de relever le défi posé par la frontière. Mais on ne s'en est pas tenu à ces seuls théoriciens. Dans certains cas, il nous a semblé que le silence d'une théorie était assourdissant, que l'absence de la frontière en disait long. Certains auteurs se retrouvent donc positionnés bien malgré eux au sein de notre paysage conceptuel. On espère que les raisonnements qui suivent apporteront la démonstration au cas par cas de la pertinence de ces choix. Par ailleurs, bien que la théorie démocratique soit la toile du fond sur laquelle se tisse notre interrogation de la frontière, il nous a semblé judicieux d'ouvrir notre étude par des auteurs qui ne peuvent certainement pas être rangés sous la bannière démocratique. On peut éventuellement déplorer que ce choix écorne quelque peu la cohérence de l'ensemble mais il nous a semblé que le contraste généré par une telle comparaison était riche en enseignements et justifiait cet écart.

Cette topographie que l'on se propose d'établir sera construite autour de quatre profils de la frontière. On partira de l'interprétation de la frontière comme une institution souveraine dont la fonction première est une fonction d'exclusion pour ensuite montrer comment l'approche philosophique de la frontière a récemment été retravaillée en termes de justice. Au sein de ce débat sur la justice, on montrera que la frontière peut être perçue soit comme une membrane chargée de gérer sélectivement les droits d'admission, soit comme une distorsion moralement arbitraire de la répartition des biens sociaux qui doit être surmontée. Enfin, on terminera en mettant à jour une lecture optimiste de la frontière qui voit celle-ci comme un révélateur des manquements de la théorie démocratique ainsi que l'opportunité d'un débat renouvelé sur ses principes fondateurs.

L'effort que l'on poursuit est double. Il s'agira d'une part de démontrer la pertinence des groupes choisis en mettant à jour la cohérence interne de leurs réflexions et la convergence de leurs thématiques. Il faudra, par ailleurs, éclairer les clivages, les ruptures et la distance qui sépare chacun de ces groupes. En guise de conclusion, on tentera de montrer que la catégorisation de ces groupes repose sur deux critères sous-jacents à toute l'analyse et qui ont respectivement trait à la dynamique historique de la démocratie et à la part d'indéterminable dans sa constitution.

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L'exclusion souveraine ou la frontière comme marque de la souveraineté

L'exposition des arguments clefs autour desquels converge le premier groupe d'auteurs poursuit un raisonnement sinueux. C'est un mal nécessaire dont on espère que la raison deviendra évidente au cours de la lecture. Afin de satisfaire à la fois au souci du détail et à la présentation d'une image d'ensemble, on a fait le choix d'accompagner chaque auteur brièvement dans son raisonnement avant de le situer au sein du dialogue qu'il entretient avec d'autres philosophes. Notre objectif est de donner à voir non seulement la logique interne particulière à chaque argumentation mais également de restituer la dynamique d'un débat entre penseurs. On suivra donc un trajet qui s'élance depuis la description de l'état de nature faite par Hobbes, passe par sa résolution grâce au concept de l'exception sous Schmitt et se conclut par deux constats de la radicalisation de ce concept sous l'égide d'Agamben et de Foucault.

Un environnement hobbésien

Le visage que présente la frontière est indissociable du contexte au sein duquel son action se situe. Les auteurs de philosophie politique confèrent à l'institution frontalière des rôles et des responsabilités qui évoluent en fonction du diagnostic qu'ils posent sur son environnement. En soi, cette primauté de la contextualisation n'a rien de nouveau, ni de surprenant. Les dissensions au sein de l'école du droit naturel s'étaient déjà chargées de démontrer que le constat porté quant à l'état de nature est absolument déterminant au moment d'en tirer des conclusions politiques. Le « bon sauvage » de Rousseau corrompu par sa transition vers un état social inégalitaire ne tolère un passage vers l'ordre politique que parce que celui-ci lui offre la possibilité d'une rédemption.58 Au vu du confort de sa situation d'origine, il peut même se permettre d'avoir de lourdes exigences, en tête desquelles figure le droit d'être son propre législateur, avant de s'engager dans une quelconque forme de relation contractuelle. En revanche, l'individu hobbésien livré à l'état de nature - un agent à mi-chemin entre le fauve et l'homme - est prêt à conclure n'importe quel pacte à presque n'importe quelles conditions.59 En contrepartie, il ne demande rien d'autre que la garantie d'une protection face à ses semblables. Ses exigences n'excèdent guère le droit à la vie et à la sécurité.60

58 Rousseau, Jean-Jacques, « De l'inégalité parmi les hommes » dans Du contrat social, Union Générale d'Éditions, Paris, 1973., pp. 302-90.

59 Prokhovnik, Raia, Sovereignty. History and Theory, Imprint Academic, Exeter, 2008, pp. 59-60.

60 Hobbes, Thomas, Leviathan, introduction et notes par Askin, John C.A., coll. « Oxford World Classics », Oxford University Press, Oxford, 1996, p. 93.

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Il en va de même pour la frontière. Dans le contexte désordonné des relations internationales, qui partage avec l'état de nature théorique l'absence d'une autorité de surplomb capable de faire reconnaître la validité de la loi par le biais d'un schéma efficace de sanctions, l'appréciation du rôle de la frontière dépend dans une large mesure de notre évaluation des risques de voir l'anarchie basculer dans le chaos.61 La nature des relations internationales devient la question centrale dont l'interrogation de la frontière n'est qu'une dérivée. Schématiquement, on est face à deux options diamétralement opposées. Si on voit les relations internationales comme des relations prioritairement commerciales génératrices de bénéfices mutuels et enchâssées dans un régime de droit international, il n'y a guère de raison d'hypertrophier les fonctions de la frontière.

Son rôle ne devrait a priori pas être primordial étant donné que l'extérieur, l'au-delà de la frontière, ne constitue pas une menace sérieuse. La situation est tout autre si on considère que les relations internationales sont le théâtre permanent d'une expression de la puissance des États qu'aucune norme juridique ne peut efficacement contenir ou réfréner.62 Selon cette approche typique de la tradition réaliste, toute interaction avec l'extérieur se présente sous la forme d'un jeu à somme nulle dont émergeront inévitablement un gagnant et un perdant. Cet antagonisme latent dégénère épisodiquement et culmine en une lutte existentielle où la survie des participants est mise en péril.

L'extérieur, dans cette optique, acquiert une signification lourde de connotations. Il renvoie à un potentiel agresseur dont il faut à tout prix se prémunir. La frontière se trouve dès lors propulsée en première ligne dans une stratégie de défense vis-à-vis de l'hostilité étrangère.63 Métaphoriquement, elle devient rempart.

Une solution schmittienne

Derrière la présentation schématique de ces deux modèles de relations internationales, on devine une distinction analytique plus profonde sur la nature de l'activité politique. D'un côté, la politique est une occupation banale et journalière dont les enjeux sont élevés mais pas nécessairement vitaux. Elle est une activité essentiellement délibérative sans portée existentielle immédiate. Dans un cadre qui présente une telle stabilité, on se prend alors à rêver, à l'instar de Hans Kelsen, d'un système juridique parfaitement étanche à l'influence des faits sociologiques qui

61 Pour une analyse critique de la façon dont les différents modèles d'anarchie sont construits en relations internationales, cf. Wendt, Alexander, « Anarchy is what States Make of it. The Social Construction of Power Politics », International Organization, vol. 46, n° 2, 1992, pp. 391-425.

62 À titre d'exemple, voir Morgenthau, Hans J., In Defense of the National Interest. A Critical Examination of American Foreign Policy, Knopf, New York, 1951.

63 Cole, Phillip, Philosophies of Exclusion. Liberal Political Theory and Immigration, Edinburgh University Press, Edinburgh, 2000, p. 176.

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ne reposerait que sur la cohérence de ses normes abstraites pour encadrer les excès de la sphère politique.64 « [A]ux yeux du droit, l'Etat doit être une réalité purement juridique, ayant valeur normative, donc nullement une réalité ou une idée à côté et en dehors de l'ordre juridique mais précisément rien d'autre que cet ordre juridique même »65, d'après la description acerbe qu'en donne Schmitt. L'État et ses institutions se confondent avec le système juridique de hiérarchie des normes jusqu'à ne faire plus qu'un. En extrapolant, on peut en déduire que la frontière à son tour ne pourrait être qu'une norme légale parmi d'autres articulée harmonieusement au sein de cette construction juridique impersonnelle. En tant que norme juridique, elle ne pourrait agir qu'en fonction d'un critère qui devrait revêtir la forme de la loi.66 Ses procédures devraient alors s'accommoder des exigences de généralité, d'universalité et d'impartialité qui modèlent la norme juridique. En termes plus prosaïques, la loi n'est fidèle à sa forme que dans la mesure où elle s'applique pareillement à tous et traite les cas semblables de façon semblable.67 Sa justice et sa légitimité reposent précisément sur la régularité de la norme qui permet aux sujets qui y sont soumis de prévoir et d'anticiper les conséquences de sa violation. Dans le cas spécifique de la frontière, le migrant devrait idéalement connaître - avant même de franchir la frontière - le résultat juridique final d'une telle opération. Sois dit en passant, l'application stricte de ce critère d'impartialité ne résoudrait de toute façon pas le problème de l'universalité de la loi. Si la frontière s'applique pareillement à tous, comment justifier la distinction opérée dans le traitement des citoyens et des étrangers ? On tâchera d'apporter quelques réponses à cette question dans le chapitre consacré à Rawls et à ses disciples.

La définition de la frontière comme une norme juridique est un anathème pour un philosophe anti-libéral comme Schmitt. La racine de cette opposition se situe dans une conception radicalement différente de la nature de la politique. Selon lui, la politique ne revêt certainement pas les traits d'une discussion polie et rationnelle dans l'hémicycle d'un Parlement au sujet de normes générales. La trame des intrigues qui se jouent dans cette sphère est bien moins lisse et paisible que ne le suggère l'image libérale de la délibération. En réalité, poursuit Schmitt, la politique est faite de conflits de pouvoirs qui, de temps à autre, mène à un cas limite : « Dans la situation extrême où il y a conflit aigu, la décision revient aux seuls adversaires concernés ; chacun d'eux, notamment, est seul à pouvoir décider si l'altérité de l'étranger représente, dans le concret de tel cas de conflit, la négation de sa propre forme d'existence [...]. »68 La politique est faite d'exceptions, c'est-à-dire de

64 Hardt, Michael ; Negri, Antonio, Empire, trad. Canal, Denis-Armand, coll. « Faits et causes », dir. Jallon, Hugues, Exils, Paris, 2000, p. 28.

65 Schmitt, Carl, Théologie politique, traduction et présentation par Schlegel, Jean-Louis, coll. « Nrf : bibliothèque des sciences humaines », Gallimard, Paris, 1988, p. 29.

66 Ibid., pp. 30-1.

67 Benhabib, Seyla. The Rights of Others. Aliens, Residents and Citizens, Cambridge University Press, Cambridge, 2004, p. 131.

68 Schmitt, Carl, « La notion de politique » dans La notion de politique - Théorie du partisan, trad. Steinhauser, Marie- Louise, préface de Freund, Julien, coll. « Champs classiques », Flammarion, Paris, 1992 (1932), p. 65.

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situations extraordinaires qui ne peuvent être subsumées sous la norme, qui suspendent le déroulement placide de la politique partisane et en appellent à des mesures qui ne peuvent être codifiées au sein de prescriptions juridiques.69 L'exception est au cœur de l'ordre politique, par opposition à l'univers légal auquel elle échappe purement et simplement car : « Il n'existe pas de normes que l'on puisse appliquer à un chaos. »70 Dans une situation d'urgence, le légalisme de Kelsen n'a d'autre recours que de s'effacer. Mais au profit de qui ou de quoi ?

Si l'exception ne peut être domestiquée par la norme, c'est parce qu'elle échappe à la rationalité. La situation exceptionnelle est précisément celle où la régularité de la loi, qui fonde l'entreprise rationnelle, est prise en défaut. Lorsqu'on transpose une telle affirmation dans un cadre politique et que la situation exceptionnelle théoriquement définie comme une rupture dans la continuité de la loi devient une situation de péril extrême pour l'État, la solution ne peut, de façon évidente, venir de la rationalité.71 En l'absence de cette ressource, il faut en appeler à la décision qui n'est autre que le pur produit de la volonté (ce négatif étrange de la rationalité).72 Quand la raison n'est pas en mesure de remplir ses fonctions politiques, c'est à la volonté de s'en charger. On notera au passage que cette conclusion normative exclut Schmitt du cadre démocratique. Alors que l'on insistait sur le rôle primordial de l'articulation entre volonté collective et rationalité universelle pour la vitalité de la démocratie, Schmitt choisit d'y voir un nœud gordien qui ne peut être démêlé. Il entreprend dès lors de le trancher en faveur de la volonté plutôt que de chercher à le dénouer.73 Ce qui est encore plus inquiétant, c'est qu'au cours de ce mouvement philosophique Schmitt réduit la dimension collective de la volonté à une peau de chagrin. La décision se révèle être l'expression romantique de l'unité culturelle d'un peuple à travers la figure unificatrice d'un leader charismatique, véritable porte-parole des attentes spirituelles de la nation.74 On est très loin d'un gouvernement pour le peuple et par le peuple.

La primauté de la volonté sur la rationalité implique un renversement radical de la position

69 Schmitt, Carl, Théologie politique, op. cit., pp. 15-6.

70 Ibid., p. 23.

71 Voir le commentaire qui en est donné dans Habermas, Jürgen, « L'inclusion : intégration ou enfermement ? Du rapport entre nation, État de droit et démocratie » dans L'intégration républicaine. Essais de théorie politique, trad.

Rochiltz, Rainer, Fayard, Paris, 1998, pp. 127-33.

72 Schmitt, Carl, Théologie politique, op. cit., pp. 40-2. On trouvera une discussion approfondie et nuancée de la question de la décision politique s'étayant sur un commentaire de Schmitt dans Bernardi, Bruno, Qu'est-ce qu'une décision politique ?, coll. « Chemins philosophiques », dir. Pouivet, Roger, Vrin, Paris, 2003.

73 Schmitt s'est souvent défendu d'une telle accusation. Selon l'interprétation complaisante qu'il en a lui-même donné après la Seconde Guerre mondiale, son ouvrage La dictature avait précisément été rédigé dans le but de sauvegarder ce qui pouvait l'être de la République de Weimar. La discussion de la pertinence de cette lecture reste vive dans les études schmittiennes et dépasse de loin nos compétences. On préférera s'en tenir à la conclusion prudente que la théorie politique de Schmitt rentre en contradiction avec la démocratie libérale telle que nous l'avons définie dans l'introduction.

74 Huysmans, Jef, « The Question of the Limit. Desecuritisation and the Aesthetics of Horror in Political Realism », Millenium - Journal of International Studies, vol. 27, n°3, 1998, p. 585.

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