• Aucun résultat trouvé

L'exclusion immorale ou la frontière comme obstacle à surmonter

Les libéraux ne font pas tous preuve de la même indulgence à l'égard de Rawls. Plutôt que de voir dans le silence théorique de ce dernier à l'égard de la frontière un défi à relever, ou un oubli à compléter, certains d'entre eux sont prompts à dénoncer la capitulation de la raison universaliste devant les sentiments nationaux.175 Rawls ne concentre d'ailleurs pas à lui seul le feu de ces critiques. L'ensemble des positions libérales soupçonnées de céder aux sirènes de la communauté souveraine rentre dans la ligne de mire de ce libéralisme à l'horizon universaliste. Cosmopolites libéraux ou partisans d'une justice globale, ces auteurs opposés par principe à l'institution frontalière s'arc-boutent sur une réinterprétation radicale des impératifs de la rationalité pour en réclamer l'ouverture quasi-totale, voire l'abolition. On tentera dans ce chapitre d'esquisser brièvement la critique cosmopolite de Rawls et de ses disciples pour ensuite montrer comment elle se traduit par une conception déséquilibrée de la démocratie qui menace, en dépit de ses intentions louables, d'en saper les fondements.

Une distorsion moralement arbitraire de la redistribution des biens sociaux

Les critiques cosmopolites dirigées spécifiquement contre Rawls ont été brièvement évoquées au chapitre précédent. Derrière le reproche adressé à son emploi du modèle westphalien, on pouvait déjà entrapercevoir l'ossature d'un effort plus large de déconstruction de ce qui est jugé comme un égarement souverainiste. Mais la négativité de la critique ne permettait pas encore d'en discerner les prescriptions normatives. Pour comprendre dans toute son amplitude l'ambition cosmopolitique d'une disparition des frontières, il faut l'aborder de façon plus systématique et nous pencher, pour commencer, sur l'intuition qui en a donné l'impulsion.

Le grief fondamental des cosmopolites à l'égard de la souveraineté de la frontière et de sa fonction d'exclusion a été élégamment exprimé par Nussbaum : « L'accident du lieu de la naissance de chacun n'est finalement rien d'autre que cela, un accident ; n'importe quel être humain pourrait être né dans n'importe quelle nation. »176 Et l'on ajouterait volontiers à cette remarque que les

175Beitz, Charles R, « Cosmopolitan Ideals and National Sentiment », The Journal of Philosophy, vol.80, n°10, 1983, pp. 591-600.

176Nussbaum, Martha C., Nussbaum, Martha, « Kant and Cosmopolitanism » dans Bohman, James ; Lutz-Bachmann, Matthias, Perpetual Peace. Essays on Kant's Cosmopolitan Ideal, coll. « Studies in Contemporary German Social

nations, ou du moins le tracé de leurs limites, sont elles-mêmes le fruit d'un accident historique. Derrière la reconstruction a posteriori des historiographies nationales se cachent souvent des naissances qui ne sont pas moins hasardeuses et irrationnelles que celle des êtres humains.177 Or, la justice telle que définie par Rawls se donne précisément pour objectif de minimiser, voire de faire disparaître ces accidents et autres aléas qui mènent à une inégalité arbitraire entre les êtres humains. C'est également dans ce but que Rawls a conçu son instrument conceptuel central : le voile d'ignorance. Le voile a pour fonction de soustraire aux participants de la délibération toute information quant à leur future position au sein de la société, à leurs orientations sur la question du Bien, à leur sexe ou à leur talent. Cette amnésie, aussi soudaine qu'artificielle, les contraint à adopter le point de vue (qui pourrait se révéler être le leur une fois le voile levé) des citoyens les plus désavantagés, et ce, par la poursuite rationnelle de leur intérêt bien compris plutôt que par un généreux sentiment d'altruisme. En conséquence, leurs choix en matière de justice se portent logiquement sur des principes égalitaristes qui luttent activement contre l'instauration, toujours potentiellement dangereuse, de toutes formes de distinctions qui ne sont pas rationnellement justifiées par la défense de l'intérêt public.178 Derrière le voile d'ignorance, toute distinction dont les répercussions distributives sont suspectes sera scrutée, soupesée et finalement abolie si elle se révèle injustifiée ou compensée s'il s'avère qu'elle est incontournable (comme dans le cas des handicaps physiques ou sociaux.)

Or, la frontière correspond trait pour trait à cette définition d'une distinction arbitraire. D'abord, parce qu'il semble impossible de lui offrir une justification rationnelle, comme on a déjà cherché à le démontrer précédemment. Quel que soit l'angle sous lequel on aborde le problème, l'existence de la frontière précède toujours sa légitimation dans des termes qui soient respectueux des principes démocratiques. Ensuite, parce que les répercussions matérielles sont énormes. Personne ne peut nier que, tous les autres facteurs étant égaux, il est nettement plus avantageux d'être né sur la rive américaine du Rio Grande que sur la rive mexicaine. Dès lors, puisque la frontière peut sans l'ombre d'un doute être rangée dans la catégorie des institutions arbitraires aux répercussions distributives critiquables179 (n'oublions pas que l'on adopte le point de vue de ceux qui en souffrent, c'est-à-dire les laissés-pour-compte bloqués aux portes de la communauté politique),

Thought », éd. McCarthy, Thomas, MIT Press, Cambridge, 1997, p. 31. (Notre traduction) C'est précisément à partir de la contingence du lieu d'origine, de cette grande « loterie » de la naissance, que Shachar recommande d'envisager une redistribution globale de la richesse qui prenne également en compte les privilèges matériels attachés à la détention d'une citoyenneté avantageuse, cf. Shachar, Ayelet, The Birthright Lottery. Citizenship and Global Inequality, Harvard University Press, Cambridge, 2009.

177Gellner, Ernest, Nations and Nationalism, Blackwell Publishers, Oxford, 1983, pp. 139-40.

178Carens, Joseph H, « Aliens and Citizens. The Case for Open Borders », The Review of Politics, vol.49, n°2, 1987, p. 255.

179Ypi, Lea, « Justice in Migration. A Closed Borders Utopia ? », The Journal of Political Philosophy, vol.16, n°4, 2008, p. 395.

elle menace de se retrouver sur la sellette. Et si tel devait être le cas, elle ne sortirait probablement pas indemne de cet examen. Tout d'abord, car les libéraux cosmopolites rejettent catégoriquement l'argument du maintien de l'ordre public et de la sécurité nationale qui dans d'autres discours lui apportait sa légitimité. Soit parce qu'ils ne voient dans l'immigration que le fantôme d'une menace et non un réel risque pour la communauté180, soit, plus subtilement, parce qu'ils pensent que, quels que soient les risques liés à l'immigration, une politique de rejet à la frontière qui se satisferait de simples suspicions quant aux intentions des migrants (sur la base de leur profil ethnico-religieux, par exemple) est illibérale.181 L'argument utilitariste de restriction de l'accès à la communauté ou au territoire en vertu de précautions productivistes (sur la base des compétences professionnelles des candidats à l'immigration, par exemple) ne trouve pas plus grâce à leurs yeux. Car ils jugent - dans la droite ligne du libéralisme économique - qu'un mouvement parfaitement libre des deux moyens de production (le travail et le capital) ne peut que générer une maximisation de la production de richesse.182 L'interférence de la frontière dans la circulation du facteur travail n'est alors vue que comme un exemple supplémentaire des effets néfastes de la distorsion étatique du marché du travail. À long terme, selon ces libéraux cosmopolites qui s'abreuvent aux sources de l'économie classique, il n'y a donc pas lieu d'avoir la moindre crainte quant à l'impact socio-économique d'une ouverture des frontières (bien qu'à court terme, certains ajustements puissent se révéler douloureux).

Une fois rejetées les inquiétudes quant à la sécurité ou à l'économie, la frontière se fond encore mieux dans le moule de la définition rawlsienne d'une institution injuste qui heurte l'égalitarisme des conditions sans fournir de justification rationnelle à son intervention.183 Dès lors, toute discussion derrière le voile d'ignorance au sujet de la frontière verrait certainement ses participants se prémunir contre le risque de vivre dans un pays qui ne satisferait pas à leurs attentes une fois le voile levé. Un raisonnement rationnel hypothétiquement mené depuis la position des personnes qui souffrent des effets négatifs de la frontière devrait logiquement déboucher sur la recommandation d'une frontière la plus ouverte possible. Et pour en avoir la garantie, les participants à la délibération ne se priveront pas d'ajouter à la liste des droits et libertés

180Carens, Joseph H, « Aliens and Citizens. The Case for Open Borders », loc. cit., n°2, 1987, p. 259.

181Cole, Phillip, Philosophies of Exclusion. Liberal Political Theory and Immigration, Edinburgh University Press, Edinburgh, 2000, p. 143.

182Carens, Joseph H, « Aliens and Citizens. The Case for Open Borders », loc.cit., p. 263.

183Il est assez symptomatique que la seule tentative explicite menée par Rawls d'apporter une justification théorique aux frontières prenne pour exemple les frontières entre les États fédérés aux États-Unis. Cf. Rawls, John, « Law of peoples », Critical Inquiry, vol. 20, n°1, 1993, pp. 47-8. Comme le souligne avec justesse Pogge, ce glissement lui permet d'évacuer certaines des questions les plus épineuses quant à la frontière et notamment celle de son impact distributif. Pour juger de la différence structurelle entre revenus moyens, ce n'est pas la frontière entre le Kansas et l'Idaho qui est pertinente mais bien celle entre les États-Unis et le Mexique. Pogge, Thomas W., « An Egalitarian Law of Peoples », Philosophy and Public Affairs, vol.23, n°3, 1994, p. 198.

fondamentales des individus la liberté de circulation entre États.184

L'extension de l'égalitarisme

Rawls évite ce genre de résultat délibératif en escamotant la frontière hors de la position originale. Comme on l'a vu précédemment, il préconise que la délibération se fasse en deux étapes en commençant par la structure de base pour ensuite s'étendre aux relations entre les peuples. La justice est donc soit domestique, soit internationale, mais jamais transnationale.185 Beitz a contesté cette approche à l'aide d'un raisonnement qui ramène la frontière au centre des débats. Selon lui, Rawls commet une grossière erreur lorsqu'il affirme que la structure de base reste territorialement circonscrite à une unité politique qui s'apparente fortement à l'État-nation. Rawls se serait rendu coupable d'une terrible négligence dans l'observation de l'évolution de la scène internationale. Négligence qui va, malheureusement pour lui, contaminer tout son modèle théorique.

Le bouleversement radical de la scène internationale qui a échappé à Rawls, c'est le phénomène de la mondialisation. À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'interdépendance économique des États a été en s'intensifiant et a appelé dans un même temps le développement d'une juridiction qui se porte à la hauteur de ces interactions. À son tour, cette exigence s'est prolongée dans le besoin d'un ensemble d'institutions internationales organisées en réseau et capables de faire respecter ce droit d'une envergure nouvelle. C'est pour répondre à cette pression qu'une architecture institutionnelle globale vaguement similaire à un embryon de gouvernement mondial est aujourd'hui en voie de formation, comme en atteste la prolifération d'organisations internationales telles que l'ONU et ses nombreuses agences, le FMI, l'OMC ou la Banque Mondiale. Toujours selon Beitz, Rawls pêche de n'avoir pas pressenti l'émergence de ce que l'on nomme désormais la « gouvernance mondiale » et qui se révèle chaque jour plus robuste avec sous sa responsabilité des prérogatives plus importantes. En des termes compatibles avec le paradigme de la justice redistributive, ce la signifie que, graduellement, le schéma de coopération qui décide de la répartition des biens sociaux est en train de déborder les frontières nationales, si cela n'est déjà fait. Dès lors, il n'est pas fantaisiste de déceler dans ce phénomène de globalisation les signes avant-coureurs d'une structure de base rawlsienne qui se serait progressivement affranchie

184Carens, Joseph H, « Aliens and Citizens : The Case for Open Borders », loc. cit., p. 258.

185Un vide théorique que certains ouvrages ont cherché à combler. Voir notamment l'important recueil d'articles d'horizons très divers : Barry, Brian, Goodin, Robert E. (eds.), Free Movement. Ethical Issues in the Transnational Migration of People and of Money, Harvester Wheatsheaf, London, 1992.

de son ancrage territorial pour venir se porter au niveau mondial.186 Les opportunités dont dispose chaque individu se décident de plus en plus en amont des systèmes de coopération et de redistribution nationaux, au niveau de la gouvernance mondiale.187

L'hypothèse d'un schéma de coopération globale ne nous dit a priori rien quant à l'organisation institutionnelle de la politique. Certains, comme Arash Abizadeh, y voient la condition de possibilité d'un plaidoyer en faveur d'un État mondial dépourvu de toutes frontières internes.188 Mais la plupart des auteurs qui usent de la position originale globale se montrent plus prudents dans leurs déductions et préfèrent s'en tenir à un raisonnement formulé dans les termes d'une justice distributive. Dans cette version plus modeste, la délibération globale qui se tient derrière un voile d'ignorance d'une envergure sans précédent est « agnostique, pour ainsi dire, quant à la constitution politique la plus adéquate des relations internationales. »189 Car, comme on l'a vu au moment d'aborder les communautariens, rien n'interdit la légitimation d'une pluralité d'États selon les canons de la rationalité universaliste chère aux libéraux cosmopolites. Une position originale globale n'est pas condamnée à se traduire par un État mondial.190

La position originale globale apporte néanmoins un changement important dans la conception des frontières, bien qu'il ne soit pas de nature institutionnelle. Le voile d'ignorance d'envergure mondiale bouleverse le schéma des libéraux souverainistes en étendant de façon dramatique les préoccupations égalitaristes. Alors que les obligations morales impliquées par l'égalitarisme étaient limitées par les « arpenteurs de la justice » à la seule sphère domestique, la reconnaissance du schème d'une coopération globale les propulse dans une nouvelle dimension. L'égalité des conditions n'est plus seulement la norme en vigueur entre concitoyens, l'égalité n'est plus non plus une condition formelle de la diplomatie inter-étatique, elle devient la norme à appliquer à tous les individus indépendamment de leur origine.191 Cela n'interdit pas que la

186Beitz, Charles, Political Theories and International Relations, Princeton University Press, Princeton, 1979,pp. 129-36.

187Sur les perspectives d'un régime migratoire harmonieux et cohérent ouvertes par l'émergence d'une gouvernance mondiale, voir Badie, Bertrand ; Brauman, Rony ; Decaux, Emmanuel ; Devin, Guillaume et Wihtol de Wenden, Catherine, Pour un autre regard sur les migrations. Construire une gouvernance mondiale, préface de Gazeau-Secret, Anne, coll. « Sur le vif », La Découverte, Paris, 2008.

188Abizadeh, Arash, « Does Collective Identity Presuppose an Other ? On the Alleged Incoherence of Global Solidarity », American Political Science Review, vol. 99, n°1, 2005, p. 59.

189Beitz, Charles, « Social and Cosmopolitan Liberalism », International Affairs, vol. 75, n°3, 1999, p. 519. (Notre traduction)

190Citons notamment Lea Ypi qui argumente de façon convaincante qu'il est tout à fait envisageable de combiner, au sein d'un même modèle politique, un universalisme éthique et un particularisme politique ou, autrement dit, que rien n'interdit au cosmopolitisme d'admettre en son sein une pluralité d'entités étatiques. Cf. Ypi, Lea, « Statist Cosmopolitanism », The Journal of Political Philosophy, vol. 16, n°1, 2008, pp. 48-71.

responsabilité de cette égalité soit partagée pour des raisons fonctionnelles entre différents États. Mais l'égalitarisme ne peut plus être mobilisé, comme tentait de le faire Macedo, pour justifier l'exclusion. Dans la mesure où l'on postule que la recherche tendancielle d'une égalité des conditions s'applique pareillement tous les êtres humains, il devient inacceptable de faire « deux poids, deux mesures » entre les citoyens et les étrangers. Comme le dit Cole, le libéralisme doit aligner ses principes internes de justice avec ses principes externes, plutôt que d'ériger les premiers en barricade contre l'intrusion des seconds.192 L'asymétrie entre l'égalitarisme des citoyens et l'exclusion arbitraire des étrangers voit sa justification rationnelle se dérober sous ses pieds et le cœur de la légitimité de la frontière est touché. Si celle-ci peut éventuellement continuer d'exister, sa fonction est drastiquement réduite. Elle doit se contenter de délimiter l'extension territoriale des différentes souverainetés sans interférer en aucune mesure avec les mouvements de l'une à l'autre. En bref, la frontière doit se soumettre à une « loi inconditionnelle de l'hospitalité ».193

La dispersion de la souveraineté

La circonscription de l'égalitarisme n'est pas le seul argument écorné par la position originale globale. Le concept même de souveraineté apparaît également comme un maillon faible dans ce contexte. La position originale globale porte la première attaque à son encontre dès les prémisses de sa thèse. Car, si on suppose que seul le monde constitue aujourd'hui un schéma de coopération pertinent, on présuppose implicitement que les États ne sont plus des entités hermétiques et économiquement autosuffisantes.194 Cela implique que nous vivons dans un univers où toutes les communautés politiques sont irrémédiablement interdépendantes. Dans la mesure où chaque décision est influencée par un ensemble de paramètres qui échappent à l'autorité centralisatrice, l'État souverain perd beaucoup de sa superbe. La capacité de la souveraineté à garantir l'ordre est remise en cause et, dans la foulée, sa légitimité s'effrite.195 Pour un argument comme celui de Blake selon lequel la frontière est légitime car elle circonscrit une communauté éthique au sein de laquelle se développent des relations égalitaristes de réciprocité, les conséquences sont dévastatrices. Car, malgré l'affirmation répétée du contraire par les théoriciens

192Cole, Phillip, Philosophies of Exclusion : Liberal Political Theory and Immigration,op. cit., p. 81. 193Derrida, Jacques ; Dufourmantelle, Anne, De l'hospitalité, Calmann-Levy, Paris, 1997, p. 73.

194Le débat est d'ailleurs vif sur la question de savoir s'ils ne l’ont jamais été. Certains auteurs sont d'avis que le modèle westphalien n'a jamais été qu'un recueil de bonnes intentions mais que l'étude de l'application effective de ses principes nous raconte une autre histoire. Cf. Krasner, Stephen D., Sovereignty. Organized Hypocrisy, Princeton University Press, Princeton, 1999. Pour ce qui est de notre actualité, voir Sassen, Saskia, Losing Control. Sovereignty in an Age of Globalization, New York, Columbia University Press, 1996.

195Habermas, Jürgen, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, trad. Rochiltz, Rainer, Fayard, Paris, 2000, pp. 59-63.

souverainistes, l'interdépendance économique laisse entrevoir un futur (voire un présent) où un État bien intentionné pourrait se trouver dans l'incapacité d'assurer une redistribution équitable des biens sociaux en raison de facteurs extérieurs qui échappent à son pouvoir.196 On a déjà eu un aperçu de ce genre d'ingérence extérieure dans les questions nationales de justice lorsque le FMI a exigé, de la part des pays qui avaient recours à son aide, qu'ils adoptent comme modèle économique le « consensus de Washington » qui préconisait, entre autres, le démantèlement et/ou la privatisation d'un ensemble de services publics dont l'action tendait précisément à répartir les biens sociaux. La teneur morale des relations singulières de souveraineté qui liaient les concitoyens entre eux dans un schéma de bénéfices mutuels est sérieusement ébranlée par cette impuissance étatique nouvelle.

Face à la perte de sa patine de moralité, la souveraineté doit s'adapter. Si elle tient à préserver sa validité en tant que concept, il lui faut se donner les moyens d'une acclimatation à son nouvel environnement. Pour Pogge, cette mutation ne peut se faire qu'au prix de l'abandon d'une de ses caractéristiques les plus fondamentales : son indivisibilité. Si la souveraineté veut continuer à être un principe capable de légitimer les sacrifices qu'elle exige de la part des citoyens afin de réguler la conflictualité de leurs interactions politiques, elle doit se plier à une dispersion verticale de ses compétences entre différents niveaux de pouvoir (qui s'étendent du niveau communal jusqu'aux organisations internationales en passant par les États, le tout mis en réseau au sein de la gouvernance mondiale).197 La nature des enjeux politiques détermine alors le niveau de pouvoir qui en a la responsabilité. Et à l'instar d'un système fédéral, cette détermination doit se faire dans le respect du principe de subsidiarité. Autrement dit, tant qu'un problème politique ne comporte pas d'externalités qui interdisent sa résolution au niveau le plus bas du pouvoir, c'est là qu'il doit être

Documents relatifs